« Ne touche pas à ma Constitution ! » est devenu un slogan fétiche, un cri de ralliement de tous les démocrates du pays, y compris de certains se réclamant pourtant ouvertement du régime en place. C’est autour de ce slogan qu’un peuple debout et déterminé s’est mobilisé le 23 juin 2011 pour faire avorter l’adoption par l’Assemblée nationale d’un projet de loi de révision constitutionnelle qui portait les germes d’une succession monarchique masquée. Le succès fut total. Mais il fut en particulier encourageant pour tous ceux qui croient que chaque citoyen a le droit, surtout le devoir de se soulever contre l’arbitraire, quand celui-ci est érigé en règle de gouvernance. Au terme de la mobilisation dont les effets se font encore sentir, chacun de nous est bien obligé de constater que c’est bien essentiel en démocratie de dire non, en se soulevant dans un élan irrésistible, quand les libertés fondamentales sont menacées, comme elles l’ont été avec ce projet de révision constitutionnelle.
Ce serait cependant peu et insuffisant, pour la sauvegarde de la démocratie et pour le progrès de la nation, que de s’en tenir à la seule lutte menée en rapport avec un objet politique, quand au même moment, les leviers de l’économie nationale sont capturés par des rentiers sans vergogne. Des rentiers pillant et spoliant la nation pour leur seul intérêt et pour celui de leurs protecteurs qui ont transformé leur sacerdoce en de vulgaires sinécures. Nous avons envie d’inviter les politiques de ce pays, massivement regroupés dans le Mouvement du 23 juin (M23) et les citoyens avec qui ils conduisent la lutte pour un Sénégal débarrassé du clientélisme et du népotisme ravageurs, de lancer un autre slogan : « Ne touche pas à mon entreprise ! ». Ils exigeront ainsi que soit immédiatement arrêtée la supercherie en cours à la société des eaux du Sénégal (Sde). Cette supercherie suspecte a consacré dans un protocole d’accord signé entre l’Etat du Sénégal et la Sde, une absurdité totale qui a conduit l’Etat à renoncer à ses prérogatives constitutionnelles de gérer, à défaut de veiller sur la préservation et sur le contrôle de l’exploitation du patrimoine national. Il en est ainsi quand la Sde, la principale bénéficiaire d’un nouveau contrat de concession relative à l’exploitation des eaux du Sénégal, prévu pour une durée de trente (30) ans, a la responsabilité de conduire une étude au terme de laquelle elle va proposer à l’Etat du Sénégal une convention qui va décider de la manière et des conditions juridiques qui vont déterminer toute cette durée d’exploitation de l’eau au Sénégal. Une convention qui va ainsi conférer à une société privée la responsabilité exclusive, pendant trente (30) ans, de déterminer les opportunités, les coûts des investissements à réaliser dans ce secteur, la gestion de la question de l’assainissement, avec la fusion prévue à terme de la Sde de la Sones et de l’Onas. La multinationale française, Bouygues, à travers sa filiale sénégalaise, la Sde, pourra alors se comporter, pendant trente ans, comme un capitaliste, ce qu’elle est en réalité, peu soucieuse de l’intérêt de la nation, sans que l’Etat ne puisse, sans dommages pour ses finances, mettre fin à ses agissements indélicats et préjudiciables au pays. C’est le temps d’arrêter l’escroquerie programmée dans le secteur de l’eau. Benno et ses alliés peuvent y arriver, en s’opposant avec tous les moyens possibles et imaginables comme ce fut le cas avec le projet de révision constitutionnelle- à la finalisation de la procédure engagée, avec la signature de ce protocole d’accord qui porte les germes d’une aliénation dangereuse d’un bien public vital pour la nation. A défaut de mener cette lutte fondamentale, les politiques regroupés dans l’opposition doivent au moins déclarer publiquement leur volonté de s’opposer en cas de victoire à l’élection présidentielle de 2012, à la concrétisation de ce contrat de concession, prévu sur une durée de trente ans. Il y va de leur crédibilité, face aux électeurs sénégalais.
Le cas de la Sde, si grave et si révoltant soit-il, ne doit pas aujourd’hui masquer la tragédie nationale qui est en train de se jouer dans la filière arachidière, depuis la privatisation de la Sonacos vendue à l’encan en 2005 en faveur de l’homme d’affaires Abbas Jaber. Ce cas qui est le sujet de l’enquête publiée dans cette édition du journal vient, malheureusement, rappeler, de façon dramatique, que le libéralisme initié depuis 2000 au Sénégal, est réellement un cas d’école, par sa faculté majeure à détruire le tissu économique national. La situation actuelle à la Sde, comme celle de la Suneor ne sont que deux exemples, parmi des dizaines de cas possibles qui, depuis plus de dix ans, confortent les Sénégalais dans l’idée que le libéralisme dont se prévaut le régime actuel pour conduire le destin économique du pays, n’est qu’un réseau de structures affairistes qui n’a pas encore fini d’asservir l’économie nationale. Pour le cas de la Suneor, nous nous contenterons de rappeler quelques idées que nous avions déjà publiées dans les colonnes de ce journal, pour dire à quel point la privatisation de la Sonacos a été un désastre pour les paysans sénégalais et pour l’ensemble d’un tissu agro-industriel, en construction depuis l’indépendance du pays. « Il faut arrêter Abbas Jaber. C’est une cause nationale légitime et une nécessité absolue aujourd’hui. C’est qui Abbas Jaber ? C’est un ami de longue date du Chef de l’Etat, Me Abdoulaye Wade. Déjà en 1991, alors que le président de la République, chef de l’opposition nationale, s’était fait enrôler dans l’équipe gouvernementale du Premier ministre Habib Thiam, ce monsieur avait été présenté et recommandé à Abdou Diouf, par son ami, afin que la sonacos lui soit cédée »,avions nous écrit. Il perdra naturellement. Nous ajoutions : « A l’époque, la privatisation des entreprises publiques était dans l’air du temps, conformément aux instructions des institutions internationales de financements (Banque mondiale et Fonds monétaire international) ». Cet article, et d’autres publiés dans les colonnes de notre journal, nous avaient valu une condamnation de la Justice, pour délit de diffamation. Nous pensions à l’époque, comme aujourd’hui d’ailleurs, que nous avions été victimes de nos opinions émises sur le comportement de cet homme d’affaires qui est protégé et assuré d’une impunité totale, au mépris des engagements souscrits au moment de reprendre la Sonacos.
Abbas Jaber gère cette entreprise à son profit personnel, pour celui de ses protecteurs et au détriment total des paysans sénégalais et de l’économie nationale. Nous disions également : « L’homme providentiel est devenu un prédateur. Les fruits de la privatisation n’ont pas tenu la promesse des fleurs. » Le franco-libanais, un capitaliste bien particulier a vite fait de venir s’installer au Sénégal, flairant les bonnes affaires qu’il avait les opportunités de réaliser dans son nouveau pays conquis par son ami de toujours. Il est venu s’installer, avec son entreprise Advens qui a raflé la mise, quand la Sonacos a été privatisée, à la suite d’un appel d’offres bidon, dont l’issue ne faisait aucun doute, pour tous ceux qui connaissaient le dossier. La privatisation de cette unité industrielle aboutira, tôt ou tard, à son dépeçage par l’homme d’affaires franco-libanais, pour ne devenir qu’un vulgaire outil de transactions commerciales internationales, avec des usines de conditionnement et d’embouteillage d’huiles diverses qui vont inonder le marché national. C’est ce que l’enquête que nous publions prouve avec des éléments factuels. Quand la filière de l’arachide rapporte plus de soixante milliards au repreneur de la Sonacos, les paysans sénégalais trinquent et la filière agro-industrielle dont il a héritée se meurt lentement, mais à coup sûr. Nous sommes presque convaincus que les opinions qui sont publiées ici peuvent nous valoir encore les foudres de la Justice. Peu importe ! Il ne s’agit nullement de narguer qui que ce soit ! Nous savons que le combat des idées que la presse et les démocrates de ce pays mènent et qui concourt, entre autres, à la consolidation des bases de la démocratie et les valeurs de la République, n’est pas nécessairement bien compris par tous. Il ne l’est surtout pas par une justice encore trop encline à faire valoir dans ses jugements et arrêts une conception étriquée et très restrictive des notions de liberté de presse et de droit à l’expression démocratique. Une conception qui aboutit parfois à la faveur de la jurisprudence des tribunaux à ériger, au mépris des valeurs véhiculées dans la loi fondamentale du pays, des délits d’opinion au Sénégal. Ainsi, nous ne nous faisons aucune illusion, quant à l’issue d’une nouvelle procédure engagée contre notre journal, par les fossoyeurs impunis de l’économie nationale. Même si nous savons et avons positivement apprécié la déclaration publiée à l’issue de la dernière assemblée générale de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums), appelant les juges à jouer le jeu d’équilibre nécessaire, juste et indispensable à la sauvegarde de notre projet démocratique national.
Abdou Latif Coulibaly