par soro diop
Les sermons-pamphlets presque synchronisés des imams, lors de la fête de korité, sont symptomatiques du délitement des relations traditionnelles entre la sphère religieuse et l’espace politique. Ils apparaissent au fond sous la forme de la préfiguration d’une «ndigël-phobie», c’est-à-dire d’une crainte face à d’éventuelles consignes de vote inopérantes, comme en 2000, en direction de la Présidentielle de 2012.
Les sphères de décisions religieuses ont sans doute pris la pleine mesure de ce qui peut advenir des ndigël à donner en faveur d’un candidat à l’élection présidentielle, fût-il le président de la République. En 2000, qu’ils étaient nombreux les guides religieux qui avaient donné des consignes de vote royalement ignorées par leurs disciples, en faveur du Président Abdou Diouf ! Aujourd’hui, la plupart d’entre eux dont certains avaient eu l’imprudence de prédire la victoire des Socialistes ont leur chapelet orienté vers la cognée libérale. Mais, les ndigël désobéis en 2000 ont de quoi refréner aujourd’hui l’ardeur de leurs anciens initiateurs ; et cela d’autant que plus de dix ans sous un climat de y en a marre généralisé ont fini par désespérer l’écrasante majorité des populations des villes comme des campagnes.
Toutefois, d’autres facteurs expliquent le processus d’évanescence du ndigël, entendu ici strictement sous le rapport d’une consigne de vote politique. S’il en est ainsi, c’est parce que la sphère religieuse, aujourd’hui, s’est profondément modifiée, tout comme d’ailleurs l’espace politique qui a subi des mutations considérables. Sans établir une relation dialectique entre ces deux transformations, l’on conviendra quand même que si les confréries au Sénégal offrent une homogénéité du point de vue de la pratique cultuelle, elles sont devenues hétérogènes sous l’angle des choix politiques partisans.
Un nouvel espace religieux
Le processus de maturation citoyenne combinée à l’évolution démocratique, et aussi l’émergence d’une nouvelle élite religieuse, ont engendré une multiplicité des pôles de décisions dans les différentes entités confrériques. L’espace des khalifes généraux des confréries est maintenant peuplé de disciples et intellectuels arabisants et/ou francophones bien imprégnés des mutations à l’échelle planétaire. C’est un espace qui a investi maintenant les canaux modernes de communication qui ne confinent plus le guide d’une communauté religieuse, comme ce fut le cas par le passé, dans le détachement des choses terrestres, des pesanteurs matérielles. Et qui plus est, dans un espace confrérique comme le mouridisme, la disparition des fils directs du fondateur de cette confrérie a ouvert, depuis quelque temps, ce qu’il est convenu d’appeler l’ère des petits-fils. Si le guide de la confrérie reste toujours la figure fédératrice dans la marche de la vie religieuse, il n’en demeure pas moins, que du point de vue du choix politique, on assiste à une pluralité des pôles de décisions et d’influence. Le ndigël est mort ; vive les ndigëls !
Par ailleurs, l’évanescence du ndigël comme émanation d’un unique centre de décisions, ou en tout cas la réticence de plus en plus prononcée à en formuler en faveur d’un candidat à une élection présidentielle, n’est pas étrangère à la pratique ostentatoire en la matière sous le règne de l’Alternance. Le ndigël est en train d’être enseveli sous les ruines de l’ostentation. Jamais, auparavant, l’on n’avait assisté à un étalage de convoitises de ndigël aussi excessives qu’avec le Président Wade et son entourage.
On n’est toujours pas revenu de l’effarement que le Pds avait provoqué par l’outrecuidance qu’il s’était permise lors des élections régionales, municipales et rurales du 12 mai 2002, de faire de Serigne Saliou Mbacké la tête de liste de sa coalition à Touba Mosquée. Une attitude qui avait révulsé beaucoup de disciples mourides. Les formes d’allégeance qui dégagent à mille lieues de la ronde les effluves d’une demande de ndigël, sur fond d’une distribution ostentatoire d’argent et de privilèges, suscitent de plus en plus des regards suspicieux des citoyens vers les guides religieux en proximité avec les autorités. Celles-ci se tournent plus maintenant vers ceux que le chercheur Abdoul Aziz Mbacké appelle par une belle formule, les «mara-gourous» pour désigner ces dirigeants avec qui les membres de leurs mouvements respectifs entretiennent des relations d’allégeance qui ne sont pas du même ordre que l’autorité califale.
Reste maintenant à savoir si les hommes politiques, tous bords confondus, sont suffisamment entrés dans l’intelligence de ces mutations. Pour avoir vu et vécu, ces temps-ci, leur chassé-croisé chez les guides religieux, rien n’est moins sûr. Voilà des hommes politiques qui ont l’opportunité historique de saisir, pour l’amplifier, cette césure salvatrice entre la religion et l’Etat, mais qui semblent, par leurs pratiques politiciennes, ancrer davantage la posture de servitude entre eux et les guides religieux. Comprenons-nous bien ! Il ne s’agit pas d’une coupure ombilicale, radicale, entre le spirituel et le temporel, mais tout juste de participer, la maturation citoyenne et démocratique aidant, à une plus intelligente séparation entre la religion et l’Etat, en essayant de préserver l’espace régalien commun, en tant que lieu, lien et liant de la laïcité.