Nous devons refuser, dans la saga des révolutions démocratiques, toute indulgence envers la brutale vengeance et la mise à mort expiatoire. Par Laurent Joffrin
La mort, la mort toujours recommencée… La fin de Mouammar Kadhafi, saluée trop souvent sans réserve par les pouvoirs qui s’étaient compromis avec lui, laisse dans l’esprit de tous les démocrates un goût amer. On ne sait exactement comment a été tué le tyran déchu. Balle perdue ou exécution ? L’homme était en tout cas vivant quand il a été pris. Il appartenait, dès lors, à ceux qui luttaient pour des valeurs nouvelles, de lui conserver la vie. Accident ou vengeance ? Dans les deux cas, la Révolution libyenne a failli.
On dira que cet Ubu des sables, qui avait dressé son trône sur un puits de pétrole, imposait à la Libye un régime absurde et criminel, qu’il conjuguait avec impudence le crime, le stupre et la corruption, dans une dilatation bling-bling de la volonté de puissance. On dira qu’à l’heure du danger, il a retourné contre son peuple les armes qui lui avaient complaisamment vendues les puissances occidentales, ajoutant le massacre à l’indignité. On ajoutera qu’il n’était, au moment où l’aviation française l’a intercepté, qu’un fuyard couvert de sang, qui rejoignait ses comptes en Suisse dans un convoi de berlines aux vitres fumées, laissant ses derniers partisans faire preuve d’héroïsme à sa place. On dira, en un mot, qu’il n’a eu que ce qu’il méritait.
C’est là que réside la faute. Quel sens avait la révolution libyenne, sinon la lutte contre l’arbitraire, le refus des solutions expéditives, l’avènement de la loi, en lieu et place de la dictature ? Quel sens avait l’intervention des puissances alliées – hautement justifiée dès lors qu’il s’agissait de venir au secours d’un peuple opprimé – sinon la mise en place d’un état de droit qui proscrive, justement, les assassinats politiques et les exécutions illégales ? S’il l’on restait cohérent avec les principes originels, il fallait arrêter Kadhafi, le maintenir coûte que coûte en vie et le traduire, selon les formes régulières, devant un tribunal où il aurait répondu de ses crimes. Les moyens employés en l’occurrence contredisent directement les fins proclamées.
A l’exemple de Camus plaidant contre les exécutions capitales à la Libération, nous devons refuser, dans la saga des révolutions démocratiques, toute indulgence envers la brutale vengeance et la mise à mort expiatoire. Le procès de Kadhafi eût fait progresser l’enseignement du peuple et conforté, dans une société qui ne la connaît que de loin, de la logique de la liberté. Kadhafi était un criminel. Son exécution n’en demeure pas moins un crime. Elle n’offre aux Libyens qu’une leçon cynique : au lieu de la fermeté de la justice, on a choisi ou accepté l’éternel retour de la violence. Inquiétant début pour la démocratie libyenne.
Laurent Joffrin – Le Nouvel Observateur via /tempsreel.nouvelobs.com