Un « mouvement de libération islamique ». Voici comment le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a qualifié en février dernier l’essor du Printemps arabe, au moment où les manifestants tunisiens et égyptiens bravaient les tirs des forces de sécurité. Une phrase qui, à l’époque, avait fait beaucoup rire, tant les slogans des protestataires étaient éloignés des principes de la République islamique sur lesquels se fonde l’Iran pour gouverner d’une main de fer depuis trente-deux ans.
Or, neuf mois plus tard, on ne rit plus. Avec une participation historique de plus de 90 %, les premières élections libres en Tunisie semblent donner un net avantage aux islamistes du parti Ennahda. Faute d’information de la commission électorale indépendante (Isie), seule habilitée à délivrer des résultats officiels, les estimations – non sourcées ou très partielles – circulant sur Internet vont toutes dans le même sens : une grande avance du parti islamiste. À Tunis, les résultats de plusieurs bureaux consultés par l’AFP donnent Ennahda en tête des suffrages. En France, selon des indiscrétions recueillies par Le Point auprès des représentants de la commission électorale indépendante, les Tunisiens ont placé le parti islamiste en tête des élections, avec 30 à 35 % des voix.
Augmentation du voile
Ce plébiscite ne doit rien au hasard. « Ennahda est le seul parti unifié et structuré du scrutin. Il a bénéficié du morcellement des quelque 110 partis démocratiques et laïques, estime l’islamologue Mathieu Guidère*. Il a effectué un travail social de terrain considérable en misant sur le porte-à-porte, alors que les partis démocratiques sont restés dans une logique de négociations entre eux, et ont donc souffert d’un manque certain de visibilité. » Un des premiers effets visibles de la révolution du Jasmin a été l’augmentation sensible du nombre de femmes voilées à travers le pays. Or, d’après le chercheur, ce serait plus en raison de considérations politiques que religieuses.
« Étant donné la laïcité très militante et la répression féroce qui s’est abattue sur les islamistes sous l’ancien régime, les Tunisiens considèrent l’islamisme comme une sorte de libération », estime Mathieu Guidère. Pour Hasni Abidi*, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), le parti Ennahda de Rached Ghannouchi (longtemps exilé à Londres), en tant qu’organe d’opposition historique sous Ben Ali et Bourguiba, demeure « la seule formation politique de la rupture ». « La majorité des autres partis en lice faisait déjà partie du décor de l’ancien régime », note le chercheur. Pionnier des révolutions arabes, la Tunisie ne risque-t-elle pas de revivre le scénario de la révolution iranienne de 1979, où l’opposant au Shah, l’ayatollah Khomeyni, réfugié en Irak puis en France, était revenu au pays en grand libérateur, grâce à son aura, mais aussi à ses alliances avec les forces laïques et démocrates, avant d’imposer un État islamique chiite.
La polygamie autorisée
Selon Mathieu Guidère, une situation à l’iranienne est « impossible en Tunisie, un État sunnite, qui n’admet donc pas le leadership des religieux sur le politique ». Reste le risque d’une interprétation de la charia à la saoudienne mais, selon lui, pas dans l’immédiat. « Le système électoral étant basé sur la proportionnelle, et les islamistes ne représentant que 20 à 30 % de la majorité, ceux-ci ne pourraient jamais passer de lois controversées. »
Mais il n’y a pas qu’en Tunisie que l’islamisme fait son nid. En Libye, à l’occasion de la proclamation de la libération du pays dimanche, le président du CNT Mustapha Abdel Jalil a répété que la législation du pays serait fondée sur la charia, ajoutant notamment que la loi sur le divorce et le mariage, qui ne tolérait pas la polygamie sous le régime de Kadhafi, serait annulée. Des propos qui ont amené la présidente du Front national Marine Le Pen à déclarer avoir eu « raison sur la Libye » en prévoyant sa transformation « en dictature islamiste ».
Nombreux amalgames
« Même si ce discours est maladroit et contre-productif, il s’agit de déclarations de circonstance, face à une foule exaltée, pour améliorer son image et rassurer les nombreux islamistes qui ont combattu durant la révolution », explique Hasni Abidi. Et le chercheur de rappeler que le discours de Mustapha Abdel Jalil ne fait pas loi, ce dernier étant de toute façon « amené à disparaître ». Selon la feuille de route annoncée par le CNT, l’élection d’une assemblée constituante devrait avoir lieu d’ici huit mois maximum, suivie d’un scrutin général un an après au plus tard. « L’islam sera l’une des sources de la nouvelle Constitution, qui sera soumise à un référendum populaire », rappelle le directeur du Cermam.
Pour sa part Mathieu Guidère regrette « de nombreux amalgames faits sur la question ». Selon l’islamologue, « il ne s’agit, dans le cas de la Libye, que d’une régularisation de la situation : la Constitution du pays repose sur la charia depuis 1993, et c’est Kadhafi qui, dans sa lutte contre les islamistes, s’était opposé à la légalisation de la polygamie ».
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