Dans un pays comme le Bénin, l’utilisation des biens, moyens et attributs de l’Etat obéit à des règles édictées par le législateur.Au Sénégal, l’élection présidentielle est toujours une occasion pour poser le débat.Sans suite juridique. Conséquence : majorité comme opposition se servent sans retenue de ce terrain laissé vacant par la loi.
Samedi 26 novembre 2011. Il est 9 heures. Sur la route de l’aéroport, des gendarmes, la mine grave, montent la sentinelle. Ils sont séparés, les uns des autres, par une distance d’à peu près cinquante mètres. Sur l’échangeur de la Patte d’Oie, l’arme bien en évidence, ils surveillent les moindres allées et venues de citoyens qui ne semblent pas se soucier de leur présence. Preuve de leur indifférence, certains enjambent les glissières en parfaite violation des règles sécuritaires. Sans souci de répression. Parce que, si les gendarmes sont là, ce n’est point pour leur sécurité à eux, mais, pour celle du président de la République et candidat à sa propre succession qui doit effectuer un déplacement sur Podor. Wade n’en est encore que dans la phase de pré-campagne électorale, et la question de l’utilisation des moyens et attributs de l’Etat par le probable candidat-président se pose déjà.
Quelques minutes plus tard, toutes sirènes hurlantes, un motard de la gendarmerie, des deux bras, fait signe aux automobilistes de serrer à droite. Avec toujours une quasi indifférence de la part des passants de cet axe, apparemment habitués à ce rituel. Le motard est suivi, quelque temps après, par un cortège de grosses cylindrées dont les conducteurs ne semblent pas astreints aux limitations de vitesse préconisées en agglomération. Bénéficiaire exclusif de ce privilège exorbitant du droit commun, Me Wade a pris place dans une Mercédès à la plaque d’immatriculation rare : PR. Deux lettres qui renseignent à suffisance sur la carte grise de ce véhicule dont il n’est pas permis de douter qu’il appartient à la présidence de la République.
Ces moyens roulants, ces éléments des forces de l’ordre n’appartiennent-ils pas au patrimoine de l’Etat ? Ce déplacement sera-t-il ou non imputé aux comptes de campagne du candidat Abdoulaye Wade ? Autant de questions qui posent la problématique de l’utilisation des moyens publics à des fins partisanes. Et que d’aucuns se posent effectivement. Parce que, si officiellement, le président de la République se rend à Podor pour, au pas de charge, présenter ses condoléances à la famille de Thierno Adama Gaye, inaugurer le pont de Ngouye ainsi que la centrale électrique de Walaldé, officieusement, le secrétaire général du Pds s’y rend dans le cadre de la pré-campagne pour sa réélection au soir du 26 Février 2012. D’autant que, recevant ses alliés des Fal 2012, il y a deux semaines, Me Wade avait annoncé la couleur : un déplacement par semaine et par département. L’objectif étant, avant la tenue du scrutin présidentiel, de faire le tour des 34 départements que compte le Sénégal. Le prétexte étant l’inauguration d’infrastructures. Nouvelles ou anciennes, peu importe. Abdou Diouf excellait dans la pratique et de l’avoir dénoncé et combattu en son temps n’empêche pas aujourd’hui son successeur de tomber dans les mêmes travers.
Double casquette
Sur place, le discours a, quelquefois, pris des airs de campagne. A Ngouye, par exemple, Me Wade n’a pas boudé son plaisir de se livrer à son jeu favori : lancer des piques à ses adversaires. Et même d’annoncer le décès puis l’enterrement de première classe du Parti socialiste en ces terres qui furent, jadis, sa chasse gardée.
Un dédoublement fonctionnel qui fait que l’on a du mal à distinguer lequel des Wade se déplace. Tant il y a une utilisation, de sa part, des moyens de l’Etat : avion et hélicoptère de l’armée, véhicules de la Présidence de la République. Ce, sans compter ses accompagnants et accueillants que sont les ministres, députés, sénateurs, directeurs généraux de sociétés nationales, directeurs et chefs de services centraux et déconcentrés de l’Etat, membres du Commandement territorial. Qui, c’est un secret de Polichinelle, y vont à fond la caisse.
A l’évidence, la réclame n’est pas nouvelle. Déjà en 2000, Me Wade avait saisi le Conseil constitutionnel aux fins d’invalidation de la candidature de son adversaire, Abdou Diouf. On était dans l’entre-deux tours de la présidentielle de l’an 2000. Le candidat du Fal, Abdoulaye Wade demanda que son adversaire, Abdou Diouf, soit disqualifié. Cette requête, portée par ses avocats qu’étaient Mes Madické Niang, Amadou Sall, Moustapha Diop et Daouda Bâ, n’avait pas convaincu les cinq ‘Sages’ du Conseil constitutionnel. Dans l’exposé des faits, Me Wade soutenait que ‘le candidat Abdou Diouf a mené sa campagne avec le véhicule de l’Etat pour lui-même et d’autres véhicules pour les personnes qui l’accompagnaient’ en soulignant que ‘ces véhicules ont consommé le carburant de l’Etat’.
Retour de bâton
Aujourd’hui, l’histoire semble bégayer. Et les arguments servis par les partisans de Diouf sont récités, à la virgule près, par les défenseurs de Wade.Porte-parole de la Fédération nationale des cadres libéraux (Fncl), Samba Ndiaye va au-delà de la défense. ‘C’est quoi les moyens de l’Etat’, interroge-t-il, d’entrée de jeu. Et c’est pour, tout de suite après, mettre tous dans le même sac : ‘Tout le monde utilise les moyens de l’Etat’, accuse-t-il. L’Etat étant ici entendu dans son acception la plus large : Présidence de la République, gouvernement, Assemblée nationale, Sénat, Conseil économique et social, etc. ‘C’est faire un mauvais procès au président de la République que de l’accuser d’utiliser les moyens de l’Etat. Les députés, sénateurs, maires, qu’ils soient du pouvoir ou de l’opposition, utilisent leurs véhicules ou leurs téléphones à des fins autres que celles liées à leurs fonctions’, selon le fondateur de Clesopi. Qui, de toutes les façons, s’interdit de rêver. Même si, par ailleurs, il est pour la ‘limitation de certains abus’. Parce qu’ ’il est extrêmement difficile voire impossible de demander à quelqu’un de garer son véhicule de fonction tout simplement parce qu’il doit descendre sur sa base pour ses activités politiques’. D’où son idée de légiférer.
Etat néo-patrimonial
L’idée de légiférer sur l’utilisation des moyens de l’Etat n’enchante guère Mohamadou Mbodj. Le coordonnateur du Forum civil pense qu’ ‘il faut une analyse de fond qui dépasse la temporalité’. Ce, en partant d’une question simple : ’Quelle est l’historique de tout cela ?’ Mbodj est d’avis que ‘l’utilisation des moyens de l’Etat à des fins privées et personnelles’ dépasse la séquence dans laquelle on veut l’enserrer. Et de donner comme exemple les enfants des fonctionnaires qui sont déposés devant leurs écoles par des véhicules et chauffeurs de l’administration. ‘C’est une logique structurelle de l’Etat post-colonial. Une logique qui dépasse la temporalité liée aux élections. De Senghor à Wade, en passant par Diouf, on a assisté à la reproduction des mêmes comportements où les biens publics sont assimilés à des biens privés’, selon Mbodj.
Plus en profondeur, le coordonnateur du Forum civil estime que la question de l’utilisation des moyens publics renvoie à la nature de l’Etat. Avec les militants, courtisans, collaborateurs, marabouts, griots, etc. ‘Pour eux, analyse Mohamadou Mbodj, les élections sont un moyen de conservation des intérêts du groupe dominant. Que l’on change de chef d’équipe importe peu. L’essentiel étant de consolider les avantages’.Cette pratique a donc de beaux jours devant elle.
Ibrahima ANNE