Dans l’affaire DSK, la direction de l’hôtel Sofitel à New York risque de ne plus pouvoir longtemps refuser de rendre publics certains des éléments auxquels fait référence Edward Jay Epstein dans l’enquête qu’il a publiée dans la dernière livraison de la New York Review of Books. Ce dernier, en effet, envisage de le faire à sa place.
Le 28 novembre, M. Epstein avait menacé une première fois de diffuser des cassettes qu’il estime compromettantes pour des agents de sécurité du Sofitel, avant d’admettre… qu’il ne les avait pas. Cette fois, ses « sources » lui en ont remis une copie, que Le Monde a pu consulter.
Jusqu’ici, la chaîne Accor, propriétaire du Sofitel, a jugé inutile de réagir. Très vite, plusieurs des éléments de cette enquête, qui induisaient la possibilité d’un traquenard à l’Hôtel Sofitel, le 14 mai, à l’encontre de Dominique Strauss-Kahn, se sont avérés très fragiles. Ainsi, M. Epstein admet-il aujourd’hui ne pas connaître l’identité de la supposée « femme travaillant temporairement comme chercheuse au siège parisien de l’UMP » et qui aurait averti DSK sur son BlackBerry du Fonds monétaire international (comment disposait-elle du numéro ?) qu’il était espionné. Pis, s’il certifie avoir eu « deux sources, que je crois honnêtes » – et qui, dit-il, ne sont « absolument pas Michel Taubmann », le biographe officiel avec lequel DSK a aujourd’hui pris ses distances –, il admet aussi que ces sources… « travaillent pour le même employeur » ; bref, elles n’en font qu’une.
EXPLOSION DE JOIE
Assez vite, Robert Silvers, le directeur de la Review, a insisté : « L’apport essentiel de l’article réside dans les données électroniques, audio et vidéo qu’il recense, portées pour la première fois à la connaissance du public. » L’article est structuré comme une chronologie des faits assise sur les relevés des clés électroniques des personnels de l’hôtel entrés dans la suite de DSK avant et après son rapport sexuel avec la femme de chambre Nafissatou Diallo – « consenti » selon ce dernier, « tentative de viol » selon sa supposée victime, – ainsi que des conversations téléphoniques et des images prises à partir des caméras de sécurité à l’hôtel. Un de ces faits était très énigmatique. M. Epstein décrivait une scène entre deux importants agents de sécurité de l’hôtel qui, apprenant que la police y envoie ses agents, « se frappent les mains et font ce qui ressemble à une extraordinaire danse de célébration qui dure trois minutes ». Sans le stipuler, l’auteur induisait l’idée de la célébration d’un piège se refermant sur DSK.
Le Monde a pu visionner ces images (muettes) et a eu accès à deux autres documents : la conversation entre l’agent de la sécurité du Sofitel avec la police new-yorkaise avant la « danse » en question, et les relevés des entrées dans la suite 2806 occupée par M. Strauss-Kahn entre la veille au soir et les heures qui ont suivi les faits incriminés. La première scène se déroule dans un couloir face à un local de sécurité. A l’intérieur, un agent – qui n’apparaît pas et dont l’enregistrement audio informe qu’il se nomme Adrian Branch – téléphone à la police pour la prévenir qu’une employée dit avoir subi « une agression sexuelle ». Assise dans le couloir, Mme Diallo reste mutique jusqu’à la fin de la séquence, qui dure de 13 h 32 min et 28 s à 13 h 35 min 23 s. L’agent de l’hôtel, Brian Yearwood (officiellement ingénieur en chef du Sofitel), téléphone à un interlocuteur inconnu. Un second agent, Derrick May, un géant africain-américain, apparaît 25 secondes plus tard. Les deux hommes se penchent par la porte pour écouter la conversation de M. Branch avec la police.
A 13 h 33 min et 58 s, ce dernier dit : « La police arrive. » MM. Yearwood et May quittent le couloir, où circule beaucoup de monde, à 13 h 34 min 44 s. Après 10 secondes sans image, on les retrouve dans un autre local où ils sont seuls, sans témoins. Ils se parlent puis brusquement semblent exploser de joie, se frappent dans les mains et s’enlacent. M. May entame alors des pas de « danse ». En tout, cette ultime scène dure 13 secondes ; la totalité de la séquence 2 min 55 s. « J’ai commis une bévue en écrivant que la « danse » durait trois minutes. Reste que la séquence est très énigmatique. Qu’est-ce qui rend ces deux hommes aussi enivrés de bonheur lorsqu’ils apprennent que la police va enquêter sur DSK ?« , s’interroge M. Epstein. Le Sofitel a évoqué une joie sans rapport avec ce fait, par exemple due à l’annonce d’un « résultat sportif ». « Lequel ? » demande-t-il. Aucune compétition sportive américaine d’importance ne s’est terminée aux alentours de 13 h 30.
Quant à la conversation entre l’agent de l’hôtel et le policier des appels d’urgence, on y constate des bizarreries. Elle dure 4 min 25 s. L’agent du Sofitel, M. Branch, évoque « une agression sexuelle » commise par un client sur une femme de chambre. Quand ?, lui est-il demandé. « Il y a 30 à 40 minutes. » En réalité, le rapport sexuel, agression ou pas, entre DSK et Mme Diallo s’est terminé 1 h 20 min avant. De même, quand il est demandé à M. Branch quand le client a quitté l’hôtel, il rétorque : « Environ 20 minutes. » Or DSK est parti depuis plus d’une heure. Enfin, lorsque le policier demande si la victime a besoin d’un secours d’urgence (ambulance ou pompiers), il répond par la négative, aucune « blessure grave » (« sustained injury ») n’ayant été constatée.
DES INTERROGATIONS LÉGITIMES
Pourquoi l’agent minimise-t-il le temps écoulé ? M. Epstein s’interroge – bien que la réponse puisse être assez prosaïque : appelant effectivement la police avec retard, M. Branch se protège. Pourquoi récuse-t-il le besoin d’une ambulance ? Par malveillance ? Négligence ? Inintelligence ? S’il avait voulu porter préjudice à M. Strauss-Kahn, la logique eut voulu au contraire qu’il insiste sur les risques encourus par la jeune femme.
De ce qui émerge de l’étude des vidéos et de la cassette audio, aucune ne conforte en soi la thèse de « l’entreprise délibérée pour détruire » DSK qu’avait évoquée William Taylor, l’un de ses avocats, le vendredi 25 novembre, avant même que la Review ne mette en ligne son article. Et aussi bien M. Silvers que M. Epstein récusent toute volonté d’accréditer une théorie du complot. « Je ne fais qu’apporter des pièces manquantes », assure M. Epstein, qui par ailleurs, n’est pas tendre pour M. Taubmann.
« Je ne crois pas que [Mme] Diallo a été envoyée dans sa chambre pour séduire DSK. Je ne crois pas à une provocation », dit-il aujourd’hui. Mais, avec la révélation de l’affaire du Carlton et des « soirées libertines » tenues à Washington avec des personnes venues de Lille juste avant l’affaire du Sofitel, il imagine que DSK pouvait « être surveillé ».
M. Epstein imagine facilement. Mais il a aussi quelque expérience : « Souvent, les gens et encore plus les organisations cachent des choses pour des raisons sans aucun lien avec une enquête, par seule crainte que les enquêteurs les découvrent. » Des pièces en sa possession, il ressort des interrogations légitimes auxquelles la direction d’Accor pourrait apporter des réponses – entre autres quant au motif de la joie qui s’empare des agents de sécurité du Sofitel une fois l’arrivée des policiers confirmée. Par ailleurs, notait récemment le correspondant de Newsweek à Paris, Christopher Dickey, sur le site The Daily Beast, dans d’autres théories du complot, John Kennedy et la princesse Diana ne sont plus là pour donner leur version des faits, mais « Dominique Strauss-Kahn est toujours en vie et bien portant et parfaitement capable de nous dire précisément ce qui s’est passé au Sofitel. Il suffirait qu’il le veuille ».
Sylvain Cypel
avec lemonde