Qu’arrive-t-il lorsqu’une nation se réveille orpheline de son rêve le plus commode ? L’Afrique du Sud a beau avoir eu plus d’une décennie pour se préparer à sa disparition, personne ne sait à quoi, au fond, elle ressemblera sans Nelson Mandela. Le temps, pourtant, n’a pas manqué pour s’interroger sur les conséquences de cette mort. Il est même tentant de considérer que le décès de l’ex-président pourrait être sans effet sur le destin sud-africain. Nelson Mandela n’avait-il pas commencé à se retirer de la gestion des affaires publiques avant d’avoir terminé son seul et unique mandat (1994-1999) ?
Depuis, l’ex-prisonnier devenu ex-président a entamé sa retraite, puis « la retraite de sa retraite », comme il aimait à en rire avant que ses facultés ne déclinent. A son corps défendant, il est aussi peu à peu devenu un produit de consommation imaginaire courante. Un Nelson Mandela en bronze de six mètres de hauteur a été construit au milieu d’un des centres commerciaux les plus tape-à-l’œil de Johannesburg. Mais, ces derniers temps, juste retour à la réalité, l’original de la statue a commencé à être égratigné. Amukelani Ngobeni, le président de la ligue de la jeunesse de l’Azapo, l’Organisation du peuple de l’Azania, a demandé que Nelson Mandela « présente des excuses » à l’Afrique du Sud pour avoir « vendu la lutte des Noirs en menant des négociations secrètes avec le gouvernement de l’apartheid ».
Un point de vue marginal, mais qui prend un relief particulier dans un climat de crise. Officiellement, le taux de chômage national a dépassé 25 %. Chez les jeunes Noirs, ce chiffre atteint 55 %. Plus de quatre millions et demi d’hommes et de femmes sont sans emploi et sans salaire dans le pays. S’agit-il d’une bombe à retardement capable d’exploser à chaque instant, et expliquant pourquoi les classes moyennes et supérieures vivent en donnant l’impression de se préparer à un siège, avec barbelés et systèmes de sécurité ? Le débat fait désormais rage, en rappelant que la priorité a été donnée dès 1997 aux intérêts économiques, aux dépens des réformes plus « révolutionnaires ».
« INGÉNIEUR DE LA NATION »
Nelson Mandela a quitté le pouvoir en 1999, en ayant confié la gestion de la plupart des affaires à son vice-président, Thabo Mbeki. Comme l’écrit Douglas Foster dans After Mandela (Liveright, 2012), le gouvernement de Thabo Mbeki « a passé beaucoup de temps à transformer les promesses extravagantes, faites par la génération de Mandela, en réalités pour les masses ».
Le premier président noir, avant d’être sacralisé en père de la nation, était connu pour ses déficiences de gestionnaire. Au sein des organes dirigeants de l’ANC (Congrès national africain), où s’élabore la stratégie du parti, l’idée a fait son chemin pendant les années 1990 qu’il serait bon de voir Thabo Mbeki, connu pour sa capacité à jouer le rôle « d’ingénieur » de la nation, accomplir deux mandats afin de remettre le pays sur les rails de la croissance. Du point de vue macroéconomique, ce fut un succès. Mais, pour la masse des pauvres, cela n’a pas sonné l’heure de la matérialisation des rêves des années de lutte. D’autant que, dans l’intervalle, l’ANC s’est mise à montrer un curieux spectacle à son électorat.
Début 2013, Nelson Mandela n’était plus en mesure de prendre part, à Bloemfontein, aux célébrations du centenaire de l’ANC, à laquelle il avait voué son existence ; ce forum de notables noirs, prudents, qu’il avait contribué, avec quelques camarades aujourd’hui presque tous morts, à transformer dans les années 1940 en une machine politique qui allait faire tomber le régime de l’apartheid.
Si Nelson Mandela n’avait pas été aussi diminué, physiquement et mentalement, il aurait été surpris de découvrir, en arrivant à ces festivités, que c’est par un tournoi de golf que les responsables actuels de l’ANC avaient choisi d’inaugurer la fête. Un parti qui s’était fixé, pendant les années de lutte, des objectifs révolutionnaires, et dont l’objet n’était pas seulement de faire s’effondrer la citadelle du pouvoir raciste, mais aussi de veiller au bien-être du « peuple majoritaire », s’offrait à la contemplation de la planète et de ses concitoyens en prenant la pose de notables enrichis.
A Mangaung, dans le fracas des discours et des car wash (boîtes de nuit en plein air), personne ne se demandait réellement ce qu’en aurait pensé Nelson Mandela. En parler, toujours ; n’y penser, jamais. Tel est le sort réservé à « l’icône » souriante au cours de ses dernières années. Icône sortie à l’occasion pour être révérée, avant d’être aussitôt rangée parmi les bibelots de l’imaginaire national.
Stephen Ellis, historien au Centre des études africaines de l’université de Leyde, qui a côtoyé l’ANC pendant de longues années et a réalisé un travail d’enquête unique sur l’influence du Parti communiste d’Afrique du Sud dans ses rangs, estime que Nelson Mandela est sorti de l’action politique lorsqu’il a présenté ses excuses à la nation pour s’être trompé sur la question du sida. C’était en 1997.
Mais l’influence de l’ex-prisonnier de Robben Island ne se mesure pas seulement à l’aune de ses décisions d’homme d’Etat. Avec Nelson Mandela disparaît un pivot de l’état de grâce qui est supposé régler désormais le fonctionnement des relations entre Sud-Africains de toutes couleurs et de toutes origines. Jusqu’ici, l’Afrique du Sud s’interrogeait sur son visage post-apartheid.
UNE FORME DE CHAOS AU SEIN DE L’ANC
Désormais, il lui faut se découvrir dans l’état post-Mandela. « Le mythe fondateur de la nouvelle Afrique du Sud, mis sur pied en 1994, a été très largement l’œuvre de Mandela, avec l’aide de Desmond Tutu [ex-archevêque du Cap], en termes de relations publiques. Tout cela semble désormais bien abîmé. L’ANC est en proie à une forme de chaos, avec une forte corruption, et ne semble pas destinée à quitter le pouvoir dans le futur immédiat », analyse Stephen Ellis.
La mort de Nelson Mandela, alors, pourrait mettre à nu la profondeur de la crise qui traverse le pays et l’ANC. Sans Nelson Mandela, l’Afrique du Sud risque-t-elle de connaître, comme l’envisage le politologue Steven Friedman, une explosion de violences contre les immigrés africains, comme en 2008 (soixante-deux morts, dont vingt et un Sud-Africains) ?
L’hypothèse n’a rien d’absurde, tant est grande la tension à l’égard des migrants, dans les quartiers les plus déshérités où continue de vivre une grande partie des Noirs pauvres d’Afrique du Sud. Cette crainte est aussi un révélateur de l’état réel du pays : « La violence fait partie de notre paysage depuis les années 1970 », prend soin de rappeler le chercheur du Centre pour l’étude de la démocratie de l’université de Johannesburg, « et ce serait une illusion de croire que tout a changé depuis 1994 [date des premières élections multiraciales et arrivée au pouvoir de Nelson Mandela]. On ne change pas une société en changeant simplement la Constitution. » Rien n’aurait changé, alors ? « Il n’y a que pour les classes moyennes que la vie s’est transformée, d’autant qu’elles ne sont plus constituées de Blancs exclusivement », résume Steven Friedman.
LE FANTASME DE MASSACRES RACISTES
D’autres prévisions sont plus apocalyptiques. Fondées sur l’exégèse des prédictions nébuleuses d’un Nostradamus local, un Afrikaner qui vivait au début du XXe siècle, Nicolaas « Siener » (« le voyant ») Van Rensburg, des proches de l’extrême droite blanche se sont persuadés qu’à la mort de Nelson Mandela débuterait à Johannesburg un fantastique massacre de leur groupe racial par des Noirs, et que ce bain de sang aurait ensuite comme conséquence de permettre aux Afrikaners de reprendre le pouvoir. Une prévision délirante, mais révélatrice de la force du mythe Mandela, ce Noir que le pouvoir de l’apartheid qualifiait de « terroriste » et que la magie des imaginaires a transformé, depuis, en papa gâteau d’un pays obligé de se mentir pour s’aimer.
En 2014, cela fera vingt ans que Nelson Mandela a été élu. Cet anniversaire ne se présente pas bien. Pour la première fois, les born free, jeunes gens nés après l’instauration de la démocratie, vont se rendre aux urnes. N’ayant pas connu l’apartheid, leur fidélité aux mythes de l’ANC risque d’être moins garantie que celle de leurs aînés.
Pour William Gumede, analyste politique qui préface la réédition d’un précieux recueil de lettres, discours et réflexions de Nelson Mandela, l’ex-président se distinguait par sa capacité à « prendre des décisions qui incluaient le plus large spectre de gens ». En d’autres termes, il ne conduisait pas une politique destinée seulement à favoriser la majorité, c’est-à-dire les Noirs, ou en réalité les « non-Blancs », mais à l’ensemble de la population du pays.
« C’est bien triste, mais très peu de responsables sud-africains ont désormais cette faculté. De plus, Mandela avait la capacité de convaincre ses ennemis que les décisions qu’il prenait étaient dans leur intérêt », ajoute l’analyste. William Gumede, également auteur d’un livre phare sur Thabo Mbeki, une biographie du successeur de Mandela qui est une interrogation de fond sur les valeurs fondamentales de l’ANC, conclut : « Nelson Mandela n’a pas d’héritiers à proprement parler. Pas dans les échelons supérieurs de l’ANC. Il faut plutôt chercher son héritage parmi les activistes ou dans d’autres secteurs. »