Professeur titulaire de chimie inorganique, Abdou Salam Sall qui a assumé, pendant sept ans (2003 à 2010), la fonction de Recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), n’est pas d’avis qu’on puisse empêcher à des Sénégalais, quel que soit leur âge, de s’inscrire à l’université. D’autant plus que, fait-il remarquer, ces bacheliers âgés sont généralement issus du monde rural. Ancien syndicaliste, auteur de : « Les mutations de l’Enseignement supérieur en Afrique : le cas de l’Ucad », il livre ses vérités sur les difficultés de l’orientation des nouveaux bacheliers, le choix de l’Etat porté sur les écoles privées d’enseignement supérieur, dont « très peu sont aux normes».
Sud quotidien : L’actualité à l’Ucad, ce sont des étudiants qui poussent la contestation jusqu’à tenter de s’immoler par le feu pour accéder à une inscription en Master. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Abdou Salam Sall : Il faut juste rappeler que dans la réforme LMD, pour accéder de la Licence au Master, il faut valider tous les crédits ; ce qui n’est vraisemblablement pas le cas pour ces contestataires. Pour la méthode de lutte qu’ils ont utilisée, ce qui est révoltant, c’est la manière avec laquelle ils s’y sont pris pour attirer l’émotion de l’opinion sur leur cas.
La réforme LMD doit capitaliser sur le système ancien. Cela veut dire que tout ce qui était de droit dans le système ancien doit le rester et être renforcé. Maintenant, je ne connais pas les problèmes qui ont été à l’origine de cette situation, mais sur le principe, c’était cela qu’il fallait faire. Le système LMD a pour objet de donner plus de compétences à nos apprenants parce que notre université était une université du savoir qui se limitait à consolider les fondamentaux pour ensuite donner des savoir-faire. Ces fondamentaux ne vont pas disparaître, mais c’est à partir d’eux qu’il faudra donner des compétences définies. D’autant plus que, dans le monde à venir, les jeunes ne vont pas occuper un seul emploi dans la vie, mais plusieurs. Il leur faudra une requalification permanente pour pouvoir se mouvoir dans le travail.
Il y a aussi le cas de ces bacheliers âgés de plus de 23 ans auxquels on ferme les portes de l’université, à cause d’un critère d’âge. Qu’en pensez-vous?
Depuis que j’ai quitté l’université de Dakar, je n’en dis plus que du bien. Mais, tout de même, je trouve bizarre qu’après la conférence mondiale de 1998 qui avait reconnu l’éducation tout au long de la vie, qu’on empêche à des Sénégalais, quel que soit leur âge, de s’inscrire à l’université. D’autant plus que, assez souvent, ces bacheliers âgés sont issus du monde rural et ont plus de mérite que nos enfants qui ont des répétiteurs et tout.
Pour faire face à l’engorgement des universités, le gouvernement a pris la décision d’affecter le « trop-plein » de bacheliers, dans les établissements privés d’enseignement supérieur. Qu’est-ce qu’on peut craindre par rapport à ce recours au privé ?
Le privé, au Sénégal, s’est imposé à nous. Il y a des établissements privés d’enseignement supérieur qui sont aux standards, mais la plupart d’entre eux ne sont pas aux normes et ne respectent pas les règles. Et même pour ces écoles qui sont aux standards, il faut les pousser, mais si on analyse la cartographie de leurs formations, c’est uniquement dans le management ou la gestion et rien dans les sciences pures ou les humanités. L’expérience nous dit que l’Etat ne pourra pas absorber le flux de diplômés qu’il y aura. Il faudra bien réfléchir sur le privé mais savoir quel privé, mais aussi appuyer le privé. En Californie en 1960, en réfléchissant sur leur carte universitaire, une des mesures qui avait été prise, c’est de permettre aux établissements supérieurs du privé, d’accueillir des boursiers de l’Etat. Aujourd’hui, les universités californiennes sont dans le top 20 des meilleures du monde. C’est pour dire que les résultats du travail mené actuellement sont attendus dans la durée.
Vous dites que le nombre de bacheliers est insuffisant au Sénégal comparé à la population du Sénégal, pourtant plusieurs centaines de bacheliers peinent à trouver une place à l’université. Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
L’Unesco recommande 2 % de la population dans les institutions d’enseignement supérieur pour voir l’impact de celui-ci dans la société.
Avec 13 millions d’habitants, le Sénégal devrait avoir 260 000 étudiants dans le système d’enseignement supérieur. Or, même si on prend en compte le privé, notre pays atteindrait difficilement les 130 à 140 000 étudiants. On est très loin des normes. Je regrette qu’on ne puisse admettre de jeunes bacheliers. Surtout que la conférence mondiale sur l’enseignement supérieur avait préconisé que les universités aident les sociétés à anticiper leurs besoins et que l’université elle-même fonctionne sur l’anticipation. Il est clair que ces questions, si vous ne les anticipez pas, vous ne les réglez pas. Maintenant, il faut prendre les dispositions pour que ça ne nous arrive plus dans le futur d’autant plus que le flux important de bacheliers n’est pas encore arrivé. Car, avec l’ensemble des collèges et lycées de proximité créés, on s’achemine vers 40 à 50 000 bacheliers par an.
Vous avez été recteur de l’Université Cheikh Anta Diop pendant plusieurs années, peut-on dire que vous avez échoué sur ce point en n’ayant pas fait les planifications nécessaires pour accueillir plus de nouveaux bacheliers ?
Ça n’a pas de sens qu’un seul établissement consomme l’ensemble des titulaires du baccalauréat. Quand on discutait avec les Américains, on leur avait posé une question simple : ‘’est-ce que leur plus grande institution pouvait absorber 10 % d’apprenants de plus sur une longue durée ?’’
On a vu qu’avec la création de nouvelles universités, ça a boosté l’économie des régions et favorisé leur repeuplement. Que serait aujourd’hui la ville de Saint-Louis si l’Ugb avait 35 à 50 000 étudiants ? Le problème c’est que ces universités n’ont pas de murs, c’est-à-dire de bâtiments, donc, pas de capacité d’accueil, y compris celle de Saint-Louis.
Dans une interview accordée à Sud quotidien, un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, faisait remarquer qu’il n’existe qu’une université, celle de Dakar et quatre écoles d’enseignement supérieur (les autres universités ndlr). Partagez-vous ce point de vue ?
Ce n’est pas très loin de la réalité (il se répète). Mais on a tous les atouts pour redevenir un hub d’enseignement supérieur. Cependant, il faudra que l’on montre notre ambition et doter les universités de l’intérieur de murs pour traduire notre volonté d’avancer.
Voulez-vous dire que c’est tout juste une question de volonté politique?
Non seulement une question de volonté politique mais aussi d’ingénierie. Parce que beaucoup de bailleurs souhaitant aider notre pays, veulent passer par l’enseignement supérieur. Le Sénégal qui dispose d’une grande tradition académique en la matière, est crédité d’une stabilité politique et a une bonne position géographique en plus d’avoir une diaspora très respectée. On a donc beaucoup d’atouts pour explorer l’enseignement supérieur qui aussi, il faut le dire, génère beaucoup d’argent. Le ministre de l’Education de l’Afrique du Sud avait comparé dans une communication, le volume de l’argent qui circulait dans le secteur de l’enseignement supérieur en Grande Bretagne, par rapport au flux du montant de l’argent qui circulait dans les banques. C’est pour dire que le secteur de l’enseignement supérieur peut constituer une niche pour la compétitivité et l’attractivité du Sénégal.
Tout de même, avec les innovations en cours à l’Ucad, la création de ces universités dans les régions – même si elles n’ont pas de murs comme vous dites – ainsi que l’érection annoncée des universités de Dakar-banlieue et du Sine-Saloum, y a-t-il des raisons d’espérer pour l’avenir de l’enseignement supérieur au Sénégal?
Je tourne un peu dans la région ouest, je connais un peu plus l’Afrique. A l’analyse, le potentiel que le Sénégal a, plusieurs pays ne l’ont pas, notamment en Afrique francophone. Il y avait la Côte d’Ivoire, mais avec la guerre qu’il y a eu là-bas, beaucoup de collègues étaient autour du président Gbagbo et quelle que soit la volonté du nouveau chef de l’Etat, ils vont mettre du temps à reconstituer le potentiel, même si nous sommes disposés à les aider. Le temps dans l’enseignement supérieur est long. A l’Ucad, nous avons mis 10 à 12 ans pour mettre en place une section informatique solide à la Faculté des sciences. Avec la guerre au Mali, les gens ont des problèmes énormes là-bas. Le Burkina Faso fait des efforts. Mais, le Sénégal regorge de potentialités en termes de tradition académiques et de ressources humaines de qualité. Les très bons professeurs dont recèle notre pays, les Sénégalais ne les connaissent pas suffisamment.
«Les potentialités existent pour faire de l’enseignement supérieur un hub pour développer le Sénégal»
Quand on a lancé les recrutements de professeurs pour les nouvelles universités, les Sénégalais ont concouru de partout dans le monde, y compris de Malaisie et du Japon. On commence à avoir une masse critique de bons jeunes enseignants. Tous veulent revenir parce que les conditions de traitement salarial se sont largement améliorées. Je crois que pour peu que nous fassions l’effort de nous réorganiser, de mettre des murs, d’interconnecter toutes ces universités et garder cette internationalisation qui caractérise notre enseignement supérieur, on aura un hub extrêmement important qui pourra aider au développement du Sénégal. Cependant, il faudra faire attention en ne formant plus les jeunes pour les placer dans le marché économique. Il faut beaucoup plus articuler autour de formations professionnelles, mais aussi développer la culture entrepreneuriale et les incubateurs et mettre les outils financiers par lesquels on peut ouvrir l’économie pour que des pans entiers de l’économie soient entre les mains des formés de l’enseignement supérieur parce qu’il est paradoxal que des gens issus du secteur dit informel entreprennent mieux que nous.
Est-ce que les contrats de performance signés entre l’Etat et les universités, avec le concours de la Banque mondiale peut faire l’affaire ?
La Banque mondiale est revenue dans le secteur de l’enseignement supérieur au Sénégal grâce au travail que l’on avait fait au niveau de l’université Cheikh Anta Diop. Les contrats de performance constituent une bonne chose. Mais, il me semble qu’on peut être plus ambitieux. Le problème de fond qu’il faudra creuser sérieusement, c’est le financement de l’enseignement supérieur. Quelle sera la contribution de l’Etat ? Comment les universités peuvent générer des fonds par la formation initiale, la formation continue, la vague d’expertise et la location de patrimoine ? Qu’apporte la société à l’université, particulièrement les diplômés du système ? Comment interagir avec eux ? Comment les entreprises et les collectivités locales peuvent apporter leur concours ? Comment mobiliser les ressources au niveau des fonds compétitifs consacrés à la recherche dans le monde ? Voilà autant de pistes à explorer. Il faudra aussi s’intéresser à l’environnement bancaire pour l’institution, pour ses acteurs et particulièrement pour les étudiants. Tôt ou tard, il faudra faire des crédits aux étudiants, car ce sont ces crédits qui permettent plus de ressources et qui bâtissent l’équité.
Maintenant que vous avez quitte le Rectorat, qu’est-ce qui vous occupe présentement ?
Naturellement, je suis retourné à la faculté des sciences pour des missions d’encadrement. D’autre part, j’aide et je consulte pour un certain nombre de pays. Actuellement, je présente mon livre un peu partout.
Sur un autre plan, je suis en train, à la demande de ma mère, avant qu’elle ne décède, de construire un centre socio-économique à Podor, mon lieu de naissance, même si je suis de Kaolack. L’objet de ce centre est d’aider au retour de la science au profit des populations de Podor. Dédié aux paysans, il permettra d’interagir sur les techniques culturales, de transformation, de conservation et de commercialisation des produits agricoles. Avec nos amis du Michigan State University, nous cherchons à y développer l’aquaculture à grande échelle et déjà, avec le concours de la ‘’Fondation Sonatel’’, ce centre multifonctionnel dispose déjà d’une radio communautaire.
Dans un tout autre registre, que pouvez-vous nous dire sur un certain Macky Sall, votre ex-étudiant à la Faculté des sciences et techniques, devenu président de la République du Sénégal ?
Macky Sall était un étudiant travailleur mais aussi taquin. Si taquin qu’il m’appelait « Zallé », mon petit nom, comme certains de ses camarades du reste. J’étais leur assistant en chimie. Je retiens surtout de lui que c’était quelqu’un qui se battait beaucoup pour sa communauté, pour la réussite de ses pairs.
Professeur, je vous admire beaucoup. Votre geste pour la construction d’un centre socio-éducatif à Podor sur la demande de votre mère est très louable. Mais là ou je ne suis pas d’accord avec vous c’est quand vous dites « avant qu’elle ne décéde ». Quel que soit l’âge de votre mère (qu’elle vive le plus longtemps possible) la vie et la mort appartiennenta Allah (SWT). Il est bien vrai que tout parent souhaiterait être enterré par ses enfants mais c’est Dieu qui décide en dernier ressort.