Concepteur du portail web Majalis doublé d’un chercheur émérite sur le mouridisme, Abdoul Aziz Mbacké s’est prononcé sur le ndiguël (consigne de vote) qui pollue la scène politico-religieuse ces derniers temps. L’essayiste sur la vision politique de Serigne Touba rappelle que, selon les piliers du mouridisme, le khalife général est le seul crédité à donner une consigne de vote.
Quel est votre avis sur le ndiguël en général et les récents ndiguël de certains marabouts en particulier ?
En principe, tout leader d’opinion a le droit d’indiquer à ses partisans ou disciples ses options et orientations, que ce soit en matière religieuse, sociale, économique, politique, etc. Contrairement à une certaine vision républicaine, que je trouve, pour ma part, trop étroite et essentiellement inspirée du schéma laïc à la française, qui confine la religion dans une sphère strictement privée. Cela dit, dans la pratique, on constate que les ndiguël émis récemment par certains guides religieux, du fait même du contexte et de certaines considérations liées à leur personnalité ou même, quelquefois, leur moralité, posent un certain nombre de problèmes. Le principe du ndiguël politique n’est qu’une composante du concept de ndiguël qui a une portée cultuelle, éducative, organisationnelle, économique, etc. Dans le mouridisme, le ndiguël beaucoup plus large, nous semble même galvaudé, dans la mesure où celui-ci était en général une prérogative du guide suprême (le khalife général) qui, en traitant avec les hommes politiques, en usait pour l’intérêt général de la communauté dont il représentait les intérêts. Le fait est que l’on ne parvient plus à retrouver ces nobles motivations dans les récents ndiguël qui sont, pour l’essentiel, motivés par deux volontés essentielles : le réflexe communautaire voulant que l’on soutienne le candidat Wade du simple fait de son appartenance confrérique, sans considération de son bilan objectif, dont un certain nombre de dérives institutionnelles, financières etc. et l’utilisation ostentatoire et même néfaste pour l’équilibre de la Nation du label religieux. Les intérêts financiers particuliers, sous forme de «ristournes» au donneur de ndiguël, qui décrédibilisent davantage la fonction religieuse et entament nos valeurs morales se trouvant ainsi gravement remises en cause.
Cela ne semble pas compris de tous…
En effet, dans la pratique du ndiguël, il y a des guides religieux qui ne sont pas bien positionnés dans la pyramide des responsabilités, qui ne jouent pas le jeu. C’est normal, partout il y a des brebis galeuses qui sont prêtes à faire des compromissions mercantiles.
Comment ces ndiguël et leurs conséquences sont perçus à Touba ?
Beaucoup de mourides se sentent frustrés par les sorties hyper-médiatisées et intempestives actuelles, en électrons libres, qu’ils perçoivent comme contraires à l’esprit de discipline et aux valeurs profondes de leur voie. Car le seul ndiguël qui a une chance d’être massivement suivi par les mourides reste celui du khalife général, mais nullement ceux qui n’engagent que leurs donneurs et leurs adeptes. L’un des risques paradoxaux de cette frustration croissante est que ces ndiguël émis en dehors de toute considération pour la hiérarchie, donc du khalife général dont la neutralité constitue la seule consigne actuellement valable, se retournent contre leurs donneurs. Car les disciples, beaucoup plus nombreux, qui ne se sentent nullement concernés par ces ndiguël particuliers et qui désapprouvent fortement leurs formes et motivations, sont de plus en plus tentés à les sanctionner, en votant contre le candidat Wade. Ces marabouts desservent ainsi, sans le savoir, leur «poulain» et créent un effet inverse à celui auquel ils aspiraient. C’est pourquoi les résultats du second tour risquent de prouver non seulement, une fois de plus, la maturité du peuple sénégalais, mais également -et c’est ça la nouveauté-, celle de la communauté mouride qui n’a plus l’intention de se faire manipuler et diviser indûment par les politiques et leurs relais religieux.
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