SENINFOS.COM– Le 20 janvier 1973, deux événements importants se produisent. L’un, malheureux, est la mort du leader révolutionnaire Amilcar Cabral. L’autre, heureux, est la relance du journal Libération, après 9 ans d’interruption de sa première version née au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Ce jour-là donc, à la bourse du Travail de Lyon où Jean-Paul Sartre et Michel Foucault expliquaient les leviers de reprise de ce journal de la gauche française, était dans l’auditoire un jeune étudiant sénégalais : Alioune Tine. Militant du Parti africain de l’indépendance (PAI), inscrit en linguistique, sa curiosité intellectuelle le poussait vers diverses activités. «J’étais ainsi un lecteur assidu du Canard Enchaîné, le Nouvel Obs, Jazz Magazine et le Monde, profitant de l’accessibilité à ces journaux dans le milieu universitaire» confie l’intéressé à Seninfos.com.
Ses souvenirs font affleurer une jeunesse turbulente et instable. Il était du genre à aller fréquemment au cinéma, seul, à 8-10 ans, et revenir à des heures tardives à la maison familiale. Tine, né à Ziguinchor, sera ainsi «exilé» par ses parents, par deux fois. Une première fois, il est envoyé à Saint-Louis. Mais tenaillée par la nostalgie de son fils, la mère organise son retour auprès d’elle. Mais point d’effet de ce bannissement sur le caractère du jeune Tine. Il n’aime pas l’école, et organise ses absences régulières au point d’inquiéter son père. Nouvel exil, destination Kaolack. Il y est confié à son oncle Mansour Ba, qui se trouve être un directeur d’école. Un instituteur à l’ancienne. La chicote et le bâton en mains, il redresse et adoucit par des régulières séances de bastonnades le comportement du futur militant de la paix… A force d’être enfermé pour punition dans la bibliothèque de son tuteur, Alioune Tine finit par aimer les livres et s’en passionner, lui qui intégrera plus tard la faculté des lettres.
Comme l’enfant revenait ainsi sur le droit chemin, sa famille décide de l’y maintenir, en le confiant à un autre parent, après le décès de son oncle directeur d’école. Chez Samba Diamatine, c’est un autre style d’éducation : la liberté et la responsabilité. L’adolescent fait ses humanités au lycée Gaston Berger où il obtient le bac en 1971, avec les Maguèye Kassé, Médoune Robert Ndiaye et autres. Un de leurs « grands » était le regretté Semou Pathé Guèye. Lycéen, Tine n’a pas pris une part active aux troubles de mai 1968.
Ses premiers germes de militantisme pour les droits humains, il dit les avoir sentis au cours de cette fameuse séance de relance de Libé, à Lyon. Foucault y commentait avec talent son livre sur les droits des prisonniers « Surveiller et punir ». Etudiant non boursier, inscrit en Lettres modernes, il fait comme tout le monde les « petits boulots » : déménageur, plongeur, et plus tard aide-cuisinier à Rhône Poulenc. Autour des fourneaux, le Sérère qui épousera plus tard une Hal Pulaar profite grandement de la gratuité des repas pour lui. Son ventre –qui n’est pas petit- régulièrement bien calé, Tine peut se consacrer et se passionner pour la nouvelle approche de la littérature portée par des Sémiologues de gauche qui officiaient à Lyon 2, en opposition à ceux de la Sorbonne réputés de droite.
Alioune Tine rentre à Dakar le 11 mai 1981. Le lendemain de l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. A la faculté de Lettres où il est recruté, son salaire mensuel de début est de 116 000 Fcfa. «J’éprouvais toutes les difficultés du monde pour m’en sortir, en comparaison de la vie de relatif confort que je menais comme étudiant en France». Sa première publication portera sur Sembène Ousmane, l’immortel du cinéma sénégalais auquel il avait d’ailleurs consacré sa thèse.
Quand on a milité au Pai, assisté à la relance de Libé, et lu des centaines et des centaines de numéros du Canard, l’on se forge une âme revendicative. Le prof Tine fait ainsi partie des membres fondateurs du Saes, le syndicat de l’enseignement du supérieur qui a tant fait parler de lui dans les années 1985. C’est leur grande grève de 1989 qui a ainsi conduit au décrochage de l’enseignement supérieur de l’Education nationale. «Nous étions perçus comme l’aile dure du Saes» sourit Tine, dans son sobre bureau au siège de la Rencontre africaine des droits de l’homme. La Raddho, ils l’ont créée en 1990. Ils, c’étaient Waly Coly Faye, Pape Ibrahima Kassé, Aboubacry Mbodji, Cheikh Tidiane Gadio… « A l’Assemblée générale constitutive, étaient présents Ousmane Ngom du Pds et Bassirou Sarr d’Aj » rappelle Tine. Chargé des relations extérieures de la structure, il voyage, voyage…au point d’être plus fréquent dans les conférences internationales que dans les amphithéâtres où il est supposé donner des cours. Cette situation ne manque pas de susciter des récriminations, de la part de ses collègues enseignants, mais aussi d’étudiants. Ce sont des enseignants qui demanderont son départ de la fac. «J’ai été choqué que ce soient des collègues qui le fassent » regrette le président de la Raddho. Une demande qu’il a adressée à l’IFAN est rejetée, cet institut lui ayant répondu qu’il ne saurait accepter de prendre un enseignant qui se consacre plus à une autre activité. C’est que Tine, gagné par le virus de la bataille des droits de l’homme, était sous les feux de la rampe dans ce domaine en Afrique. Dans des conditions difficiles et houleuses, il avait pris la tête de l’organisation, et celle-ci devenait la plus en vue en Afrique.
A la pointe de certains combats, il est aujourd’hui au front pour faire juger l’ancien président tchadien Hissene Habré. Il revient de New-York où il a porté la parole de la défense de la constitution contre un troisième mandat présidentiel d’Abdoulaye Wade. « Autant que le viol de la constitution, ce qui choque aussi à l’étranger, c’est l’idée de la candidature d’un homme de plus de 86 ans », renseigne Tine. Il est d’autant plus engagé dans ce combat, à travers le mouvement M23, que, dit-il, l’histoire de la Côte d’Ivoire est l’une de celles qui l’ont le plus marqué dans son parcours de vigie de la paix et de la démocratie. Père famille, Alioune Tine se rend rendra à Bruxelles le 6 octobre prochain. Non pas pour le dossier Habré, mais parce que sa fille aînée, devenue avocate, doit y plaider pour la première fois, après son inscription dans ce barreau. Droits de l’homme, de père en fille…
Abou Abel THIAM