(Sarrebruck) Quand elle a légalisé le commerce du sexe, en 2001, l’Allemagne espérait améliorer les conditions de travail des prostituées et freiner le trafic d’êtres humains. Douze ans plus tard, le bilan est plus que mitigé. Et les femmes qui vendent leurs services sexuels à Berlin, Bonn ou Cologne gagnent de moins en moins cher, pour un travail de plus en plus pénible. Le modèle allemand est-il un exemple à suivre? Question d’actualité, alors que la Cour suprême du Canada doit se prononcer, d’ici au printemps, sur ce qu’on appelle le plus vieux métier du monde.
Au début, c’était un conte de fées qui a tourné au cauchemar. Puis, un cauchemar qui s’est transformé en conte de fées.
La protagoniste se présente sous le faux nom de Kristina. Si elle ne veut pas révéler sa véritable identité, c’est qu’elle a peur pour elle-même, mais aussi pour sa famille, là-bas, en Roumanie.
C’est dans sa petite ville roumaine que Kristina a un jour croisé un homme bien baraqué, «habillé en Hugo Boss et en Calvin Klein». Il avait 31 ans, elle, 19. Il lui a proposé le mariage, des enfants. Mais avant, un boulot à l’étranger, question de démarrer leur vie familiale du bon pied. Kristina a dit oui.
C’est dans un bordel espagnol qu’elle a compris en quoi consisterait son travail. «J’avais seulement 19 ans, j’étais une enfant.»
Deuxième arrêt, Neunkirchen, en Allemagne, où Kristina atterrit dans une maison close avec une cinquantaine d’autres Roumaines. Les clients paient 50 euros pour une séance de 20 minutes. Elle doit en satisfaire plus de 10 par jour. Mais à la fin de la journée, il lui reste à peine 15 euros. C’est son amoureux, ou loverboy, qui encaisse le reste.
Elle aurait aimé choisir ses clients, mais le loverboy veut de plus en plus d’argent. Alors, c’est le défilé d’hommes soûls, sales, furieux parce qu’ils ne parviennent pas à leurs fins et qu’ils la tiennent responsable de leur impuissance.
«Après six mois, j’étais détruite, pas seulement mon corps, mais aussi ma tête. J’étais comme un objet, comme cette tasse dans laquelle on boit.»
Le conte de fées s’est présenté sous les traits d’un jeune homme venu avec un copain qui célébrait son anniversaire au bordel de Kristina. Il est tombé amoureux. Il a convaincu la jeune femme de fuir le bordel. Et, fait rarissime, de poursuivre le loverboy pour exploitation sexuelle.
Un métier comme un autre?
En 2001, l’Allemagne a complètement légalisé la prostitution. L’interdiction qui pesait sur la promotion des services sexuels a été levée. Ce qui reste illégal, c’est l’exploitation des prostituées.
La réforme était aussi censée « normaliser » la profession. Dorénavant, imaginait-on, les prostituées signeraient des contrats de travail, paieraient des impôts, bénéficieraient d’une assurance médicale, et pratiqueraient leur métier en toute liberté.
Mais comme le montre l’exemple de Kristina, ce scénario n’a pas eu lieu.
Au contraire, cette libéralisation a attiré vers l’Allemagne de plus en plus de prostituées, et de plus en plus de clients. Avec l’ouverture des frontières européennes à la Roumanie et à la Bulgarie, une vague de prostituées venues de l’Est a déferlé sur le pays.
«La réforme a été une utopie. L’univers de la prostitution ne fonctionne pas comme les politiciens se l’imaginent.»
Barbara Filipiak de l’organisme Aldona, qui vient en aide aux prostituées
Résultat: les prix ont baissé. Les prostituées qui facturaient 50 euros l’heure n’en demandent plus que 20. Et la vaste majorité n’a ni contrat de travail ni assurance médicale.
«La réforme a été portée par des mouvements de prostituées allemandes, qui affirment que leur corps leur appartient et qu’elles sont fières de leur travail», dit Barbara Filipiak, de l’organisme Aldona, qui vient en aide aux prostituées de Sarrebruck, dans le sud-ouest de l’Allemagne. C’est là que nous avons rencontré Kristina, qui suit aujourd’hui une formation de vendeuse dans un magasin de chaussures.
«La réforme a été une utopie, tranche Barbara Filipiak. C’était conçu pour un groupe très marginal. Mais l’univers de la prostitution ne fonctionne pas comme les politiciens se l’imaginent.»
Travailleuses autonomes?
Sarrebruck est une ville de 160 000 habitants, avec une université, une rivière, des cafés, 1000 prostituées et une centaine de bordels.
Au Sex Kino, en plein centre-ville, les filles en sous-vêtements microscopiques attendent l’arrivée du prochain client. Une lumière blafarde émane des écrans où se déroulent des scènes de fellations.
Dans la Nauwieser Strasse, à 100 m de l’hôtel de ville, des prostituées sont penchées à la fenêtre, elles se font les ongles en racolant les passants.
Le site web du Geizstall, bordel du quartier Burbach, promet des «expériences érotiques et un buffet froid». Au menu: 10 filles, 24 heures sur 24, avec bière gratuite, aires de jeu et quelques chambres… «Pour 80 euros, tu peux avoir toutes les girls que tu veux», précise l’annonce.
Le Geizstall, c’est un bordel à tarif unique, une mode qui s’est répandue en Allemagne au milieu des années 2000. Et qui a contribué à faire baisser les prix.
Thomas est un peu le roi des bordels de Sarrebruck. Il a exploité, pendant quelque temps, un de ces clubs à tarif fixe. Mais il a déchanté: «Ce qui rapportait 250 euros autrefois n’en rapporte plus que 50 aujourd’hui.»
Les premières perdantes sont les femmes. Comme Nicole, qui a déjà servi des clients pour 3,50 euros la passe avec cette formule. Des hommes stimulés au Viagra, qui voulaient en avoir pour leur argent. Elle pouvait en passer 30 en une journée.
Théoriquement, ces femmes sont des travailleuses autonomes. Mais le «modèle économique» des bordels fonctionne comme suit, selon Thomas: «Une femme fait 150 euros dans une journée, son « loyer » lui en coûte 70, le Roumain en prend 60, il en reste 20…»
On est loin de la femme autonome-maîtresse-de-son-corps et de sa vie…
Ce modèle, «c’est quelque chose en quoi les gens voulaient croire, mais ça n’a pas marché », dit Cordula Meyer, journaliste à l’hebdomadaire Spiegel, qui a publié une grande enquête sur l’impact de la légalisation.
Justice impuissante
Théoriquement, l’exploitation des prostituées et le trafic humain restent illégaux. Mais comment les prouver? «Les filles disent qu’elles paient pour le loyer, la nourriture», dit Bernhard Busch, inspecteur de la police criminelle de Sarrebruck.
À peine deux ou trois proxénètes sont traduits devant la justice à Sarrebruck, chaque année. «Pourtant, il y en a des centaines.»
Fait rarissime, le loverboy de Kristina a fini par être condamné, à la suite du témoignage de deux de ses « ex ». Il doit sortir de prison en janvier. C’est pour ça que Kristina a peur.
Appel à l’aide
Mais il n’y a pas que les bordels. La prostitution de rue a explosé, elle aussi, dans cette ville frontalière située à moins de deux heures de train de Paris.
La mairesse de Sarrebruck, Charlotte Britz, n’en peut plus. «Vous traversez la ville, et la première chose que vous voyez, ce sont des prostituées. C’est mauvais pour l’économie, et pour notre image.»
La prostitution rapporte des sous: un demi-million d’euros par an, selon la ville. Mais les effets négatifs dépassent ces recettes fiscales, selon Mme Britz. La ville vient d’ailleurs d’écrire au gouvernement régional du Saarland pour le supplier de l’autoriser à restreindre la prostitution à certaines rues. De rendre la pratique du métier plus difficile.
Pour l’instant, elle attend toujours la réponse..