La candidature de Me Wade a été tout naturellement validée par le Conseil constitutionnel. Sans surprise, le président sortant s’accroche de toutes ses forces à sa candidature et a commencé, tambour battant, à battre campagne. J’ai toujours appelé l’opposition à ne pas dissoudre toutes ses forces dans le combat contre cette très controversée candidature, mais à se préparer aussi, parallèlement, à l’important scrutin du 26 février 2012. Un journaliste, des plus brillants du pays, m’a d’ailleurs formellement objecté qu’il n’était pas possible de mener de front ces deux combats. C’est son droit le plus absolu, même si sa certitude ne m’a pas du tout convaincu.
Donc, depuis le 5 février 2012, les 14 candidats retenus se sont jetés dans la rude bataille pour la conquête du fauteuil présidentiel. Pendant que la campagne électorale se déroule, il convient de s’arrêter sur certaines alliances qui se sont nouées ça et là. D’ores et déjà, je reconnais à chacun, à chacune de nos compatriotes, le droit de faire compagnonnage avec le candidat de son choix. Certaines alliances posent cependant problème et incitent à la réflexion.
On se rappelle que des compatriotes se sont arrogé le droit de disqualifier des candidats comme Ousmane Tanor Dieng et Moustapha Niasse, sous le prétexte que ce sont tous les deux des produits du Parti socialiste, qui a géré le pays dans l’opacité pendant 40 ans. Ces mêmes compatriotes se sont investis de toutes leurs forces, pendant deux ans et sans désemparer, dans les travaux des Assises nationales. Ils se sont fait ensuite les chantres de l’application totale des conclusions desdites Assises. Á cet effet, ils se sont formellement prononcés pour une période de transition de trois ans, le temps de permettre à la nouvelle équipe victorieuse de mettre en place les institutions de rupture préconisées par les Assises nationales et d’organiser une élection libre, transparente et démocratique, à laquelle le chef de l’équipe ne participera. Ils ont surtout manifesté avec vigueur leur préférence pour un régime parlementaire, avec un Premier ministre qui définit et conduit la politique du pays, propose au président de la République la nomination des membres du gouvernement. Un Premier ministre responsable devant l’Assemblée nationale qui l’investit. Le président qui serait élu à la suite de la période de transition le serait pour un mandat de cinq ans renouvelable une fois.
Pour barrer la route aux « has been » et donner leurs chances à des candidats « neufs » de préférence issus de la Société civile, certains de ces compatriotes sont même allés plus loin encore, en mettant en place un Bennoo parallèle : Bennoo Alternative 2012. On connaît la suite, la triste suite. Personne n’aurait eu le droit de leur reprocher quoi que ce soit, si les choses s’en étaient arrêtées là. Là où le bât blesse cependant, c’est quand certains de ces champions de la rupture profonde choisissent curieusement d’aller se fondre avec leurs partis dans la Coalition du candidat Macky Sall. Qui est Macky Sall ? Nous avons quand même le droit de savoir puisqu’il sollicite nos suffrages. L’homme a été au cœur de l’État libéral pendant huit ans et demi et y a occupé de hautes fonctions qu’il n’est pas besoin de rappeler ici. Il peut donc être considéré comme un pur produit du Pds, même s’il a rompu les amarres avec ce Parti après le complot qui l’a éjecté de la présidence de l’Assemblée nationale. Me Wade et le Pds sont-ils meilleurs que Diouf et le Ps dans la gestion des affaires publiques ? J’ai été quand même acteur et témoin pendant au moins trente ans. J’ai suivi de près la gouvernance de Diouf comme celle de Wade. J’ai consacré un livre à la première et au moins deux à la seconde, sans compter des dizaines, voire des centaines de contributions. Je crois donc être en mesure d’affirmer, en toute honnêteté et en prenant Dieu à témoin, qu’en matière de mauvaise gestion, les Socialistes sont des enfants de chœur devant les Libéraux, quelles que fussent, par ailleurs, les fautes qu’ils ont pu commettre. Et Dieu sait qu’ils en ont beaucoup à leur compte, du temps de Diouf comme de son prédécesseur. Donc, si Moustapha Niasse et Ousmane Tanor Dieng sont disqualifiés en tant que produits du Ps, Macky Sall et Idrissa Seck devraient l’être en tant que produits du Pds. Ce n’est même pas décent d’ailleurs de renvoyer dos à dos les deux gestions. J’invite à un débat public quiconque est prêt à me porter la contradiction sur ce terrain. Chaque fois qu’il me citera un ou deux scandales de Senghor ou de Diouf, je lui jetterai violemment à la figure dix de Wade, et d’infiniment plus graves encore.
Il y a aussi que la position de Macky Sall est claire par rapport aux recommandations faites par la Charte de gouvernance démocratique, qu’il a prétendu d’ailleurs avoir signée avec réserve. Il n’est pas pour le régime parlementaire, ni pour un mandat de cinq ans. Il n’a dit non plus nulle part, en tout cas pas à ma connaissance, ce qu’il ferait de la direction de son Parti une fois élu. Je vais même plus loin en rappelant la position de M. Sall par rapport à la tenue des Assises nationales du Sénégal.
Le samedi 30 mai 2008, veille du lancement officiel desdites Assises, le Président Wade rentre de voyage du Japon. Dès sa descente d’avion, il préside une réunion dans le Salon d’honneur de l’Aéroport international Léopold-Sédar-Senghor, entouré des principaux ténors de son enclos politique. Il commence par remercier tout ce beau monde pour les différentes initiatives prises, afin de contrer la tenue des importantes rencontres citoyennes qu’allait présider le valeureux Pr Amadou Mahtar Mbow. Après avoir copieusement cloué au pilori ce dernier et ses compagnons, il donne la parole à ses courtisans qui rivalisent d’ardeur à faire état des initiatives prises. Quand arrive le tour de Macky Sall, alors président de l’Assemblée nationale, il invite les Libéraux et leurs alliés à rester sereins et à dépassionner le débat, pour éviter surtout les dérapages et les maladresses de langage. Ce serait faire de la publicité gratuite aux Assises, ajoute-t-il, avant de poursuivre son argumentation en ces termes : « Notre position officielle est qu’on n’y va pas, donc, selon moi, il faut bannir le mot Assises de notre vocabulaire. En parler, c’est donner l’impression d’être touché par celles-ci. Il faut éviter de leur donner un impact qu’elles ne sauraient avoir. » Bannir le mot « Assises » de leur vocabulaire, comme si « Assises » était synonyme de peste !
Voilà la position sans équivoque de l’homme qui se réclame aujourd’hui des Assises nationales, tout en en rejetant catégoriquement les réformes stratégiques proposées. Je ne suis pas sûr qu’il ait guéri du présidentialisme outrancier de son ancien mentor. Une fois élu, il fera sûrement sept ans et sollicitera, s’il y a lieu, un second mandat. Ce qui pourrait nous conduire à quatorze ans de présidence Macky Sall, après douze de son ancien mentor. Ce scénario avec l’autre « fils » en particulier, serait la pire des catastrophes qui pourraient nous arriver. Les longs mandats de six- sept ans ne sont plus de mode, encore moins s’ils sont susceptibles de renouvellement. Il n’existe aujourd’hui, à ma connaissance tout au moins, aucun pays démocratique où le mandat du président de la République ou du Premier ministre (en régime parlementaire) dépasse cinq ans. Á l’exception notable du Mexique où le mandat est de six ans non renouvelable.
Il y a ensuite que, jusqu’à preuve du contraire, Macky Sall ne sera pas à l’aise pour appliquer au pays certaines mesures de rupture profonde qu’attendent les populations, et qui devraient fermer définitivement la triste parenthèse Wade. En outre, avec sa gouvernance, certaines affaires risquent de ne jamais être élucidées et certaines situations de rentes de ne jamais être remises en cause. Dans le chapitre VII (« Pourfendeurs hier, encenseurs aujourd’hui ») de mon dernier livre, j’ai consacré six pages (184-189) à l’homme. J’invite le lecteur intéressé à s’y reporter ! Il comprendra aisément mes réserves par rapport à la candidature de l’homme, ainsi que ma surprise quand des pourfendeurs des « produits de la mauvaise gestion socialiste » et partisans farouches de mesures de rupture profonde, les mêmes qui ont tout donné aux Assises nationales, vont faire compagnonnage avec Macky Sall.
J’ai été également interloqué quand d’autres compatriotes, très critiques vis-à-vis « des mauvais gestionnaires socialistes » et se réclamant bruyamment de l’ « Alternance » ou de l’ « Alternative » générationnelle, mais surtout d’un changement profond de gouvernance au Sénégal, leur emboîtent rapidement le pas. Ils vont m’opposer sûrement la jeunesse du candidat, faisant table rase de sa présence au cœur de l’État libéral pendant plus de huit ans. Il convient quand même de leur rétorquer que la jeunesse n’est pas forcément garante de compétence, d’efficacité, de bonne moralité, etc. Les cas des présidents Obama et Sarkozy et du Premier ministre David Cameroon qu’ils évoquent trop facilement, ne sont pas tombés du ciel comme par enchantement. Ils ont un vécu politique. En outre, ils ne gouvernent pas à leur convenance. Pour ne prendre que le cas d’Obama, il est entouré de garde-fous, notamment du Congrès composé d’un nombre important de septuagénaires et d’octogénaires. La qualité d’une gouvernance dépend moins de l’âge que de l’offre politique, économique, sociale et culturelle et de la manière dont elle est mise en œuvre. Il est vrai que, quand on frôle les 90 ans, on devrait débarrasser le plancher.
Donc, nous assistons à des alliances qui sont des incohérences insoutenables, qui ne reposeraient sur rien d’autre que des calculs politiciens. Déjà, des joueurs quittent le navire libéral qui commence à prendre eau de toutes parts et vont grossir les Coalitions des deux « ex-fils » du vieux candidat. C’est, en particulier, une course effrénée vers Macky Sall susceptible de gagner, selon certains observateurs. Nous avons à faire, finalement, à une sorte de transhumance avant la lettre. L’exemple le plus illustratif à cet égard est incarné par Monsieur Abdourahmane Sow, responsable de la Fédération départementale Pds de Louga, dont il a démissionné il y a quelques semaines. Il avait transhumé du Ps dès le lendemain de l’alternance en 2000. Voilà que, le vent étant susceptible de changer de direction, il va sans état d’âme dans le sens de cette nouvelle direction et a rejoint la Coalition de Macky Sall. Si ce dernier est élu, M. Sow va jouir de sa gouvernance pour peut-être sept ans, après celles des Socialistes et des Libéraux respectivement pendant vingt et douze ans. Voilà le Sénégal ! Et une partie importante de mes très paisibles parents de Koki serait tentée de suivre encore docilement ce transhumant professionnel dans sa nouvelle aventure !
Les partisans de M. Sall constateront que je me pose souvent des questions relativement à sa candidature. Je ne nourris aucune animosité à son endroit. Nous payons trop cher aujourd’hui notre choix du 19 mars 2000. Je ne souhaiterais pas que nous commettions la même bourde fatale le jour du second tour de la déterminante élection présidentielle de 2012. Le pays a mal, très mal, profondément mal, et a besoin d’un changement radical d’hommes, de femmes et surtout de gouvernance. Une gouvernance qui ferme définitivement la triste parenthèse des Wade, en même temps que les pratiques malsaines qui en ont été le lot quotidien. Macky Sall, président de la République, sera-t-il à l’aise pour relever ce grand défi ? C’est la question légitime que je me pose, que je me suis posée également pour tous les autres candidats, même pour ceux de Bennoo Siggil Senegaal, avec lesquels j’ai cheminé côte à côte pendant tout le temps que les travaux des Assises nationales ont duré. Le lecteur qui veut en avoir le cœur net peut se reporter à ce que j’ai écrit immédiatement après les six pages que j’ai consacrées à Macky Sall, exactement à la page 189.
Mody Niang, e-mail : [email protected]