Le Pr Amadou Tidiane Bâ, ministre de l’Enseignement supérieur, des Cur et de la Recherche scientifique est un spécialiste de la biologie végétale qui a dirigé pendant des années l’Institut des sciences de l’environnement (Ise) de l’Ucad. Dans l’entretien qu’il nous accordé, ce professeur d’université tombé en politique évoque sans détours les questions brûlantes de l’heure dans le sous-secteur de l’Enseignement supérieur et de la recherche. Ainsi, il se prononce sur la réforme des grades universitaires, la dichotomie entre le public et le privé, la bancarisation des bourses et le Grand Prix du président de la République pour les Sciences. Il décline également ses chantiers en matière de recherche scientifique.
Wal Fadjri : Quel est votre regard sur le déroulement de l’année universitaire ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Cette année, il n’y a pas eu de grandes grèves dans l’ensemble. L’établissement qui a été le plus paralysé, c’est l’Ecole supérieure polytechnique de Thiès qui a fait la grève la plus longue. Mais dans les autres établissements, ce sont des mouvements d’humeur liés à un manque de salles de classes. Et le gouvernement est en train de travailler à résoudre cela. Il y a particulièrement la question des bourses qui a été un motif de grève dans certaines universités. C’est une question récurrente. Mais sur ce point, le président de la République nous a donné des instructions fermes pour que les bourses soient bancarisées, c’est-à-dire qu’elles soient payées par voie bancaire. C’est le cas déjà pour les bourses extérieures. Ici, nous avons utilisé une procédure telle que ce n’est pas possible. Parce que jusqu’au mois d’avril, nous n’avions pas les informations nécessaires dont la banque avait besoin. Nous allons prendre des disposions pour contourner cette difficulté. Si on prend en compte l’Université Gaston Berger, les établissements qui nous communiquent les résultats de leurs deux sessions très tôt et les nouveaux, on pourra avoir l’année prochaine 75 % de taux de bancarisation des étudiants et des nouveaux bacheliers aux mois de janvier et février 2011.
Wal Fadjri : En tant que professeur d’université, quel est votre avis sur la réforme des grades que réclament des sections du Saes ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Cette réforme des grades, des gens demandent cela, mais ils ne disent pas tout. Si l’on prend le cas de la France, ils ont procédé à une réforme des grades, mais sans incidence financière. On a simplement changé les titres. Si c’est cette réforme qu’ils veulent, le gouvernement est preneur. S’ils veulent qu’on appelle maître de conférence ceux qu’on appelait maître assistant, le gouvernement est ouvert. S’ils veulent qu’il y ait une incidence financière, il faut le dire clairement. Dans les documents qui nous ont été communiqués, il y avait non seulement l’incidence financière, mais il a été proposé un raccourcissement des carrières qui n’est pas acceptable. On ne peut pas arriver à l’université et, au bout six ans, on est professeur, on atteint le plafond, ce n’est pas possible. On demande quelque part que ceux qui ont 30 ans, puissent demander à être professeur. Cela est difficile. Si on prend un excellent élève qui a le bac à 18 ans, il faut qu’il fasse quatre ans pour avoir une maîtrise et deux autres années pour avoir son doctorat. Il y a ainsi un doctorat de troisième cycle à 24 ans. On dit d’ouvrir le grade de professeur à celui-là à 30 ans. Il faut faire sauter la limite d’âge et lui donner la possibilité de postuler. Je fais un calcul simple. C’est raccourcir les échelles. Cela, c’est sur la forme.
Mais sur le fond, si cela devrait avoir une incidence financière, il faudra justifier cela. J’ai ici les documents qui indiquent qu’entre 2000 et 2009, les salaires bruts des enseignants des universités ont au moins augmenté de 225 %. Il y a une augmentation sensible sur les salaires des universitaires. Je suis ouvert à la négociation en tant que ministre, mais, il faut que ceux qui demandent cela, puissent me convaincre que c’est quelque chose à faire. Pour être professeur titulaire des universités, il y a un parcours à faire. Ce n’est pas des leçons qu’on apprend qu’on récite, c’est une accumulation d’expériences. Pour passer professeur, ce n’est pas sur les publications scientifiques, c’est de démontrer en encadrant des thèses de doctorat que vous êtes capables de former d’autres gens. Et ce sont vos collègues qui vous jugent. Ce parcours, on ne l’apprend nulle part, c’est l’expérience. Donc, on ne peut le raccourcir.
Si je prends le niveau des salaires au Sénégal, cela n’existe dans aucun pays de la sous-région. C’est pourquoi, la fuite des cerveaux, on la connaît plus. Les universitaires ne partent plus. Au contraire, quand on ouvre des postes, nous recrutons des gens qui étaient en France parce que les salaires sont attrayants actuellement. On a eu récemment une réunion à Vienne sur le système Lmd. Quand on a parlé de ce système, un enseignant burkinabé a dit que pour l’éviter, il faut faire comme le Sénégal. Il n’y aura plus de fuite des cerveaux.
Wal Fadjri : Parlons maintenant recherche. Comment s’établit le palmarès du Grand Prix du président de la République pour les Sciences que vous avez organisé cette année ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Pour le palmarès, il faudra attendre que le jury dévoile cela au président de la République. Il faudra donc attendre le jour de la remise après demain (ce mercredi, Ndlr) quand le jury sera reçu par le président de la République pour lui communiquer le palmarès.
Wal Fadjri : A quand remonte la dernière édition ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Cela remonte à 2001. Cette année-là, j’étais moi-même le président du jury. Mais on n’avait décerné aucun prix parce que les travaux n’étaient pas à la hauteur. L’année suivante, c’était aussi la même chose car nous tenons à la qualité du prix. Et il y a un arrêt dû au manque d’intérêt de mes successeurs parce qu’on est resté longtemps sans l’organiser. Ce qui fait qu’entre temps, il y a eu beaucoup de travaux de chercheurs. Et dès que nous avons ouvert le concours cette année, nous avons reçu beaucoup de candidatures parce que la communauté des chercheurs attendait cela. Ainsi une cinquantaine de candidatures de qualité ont été soumises. Ce qui fait que le choix a été difficile, mais ce sont les meilleurs travaux qui ont été primés. Cette année, le Grand Prix du chef de l’Etat sera attribué ainsi que deux accessits.
Wal Fadjri : Quel est le montant du Grand Prix du chef de l’Etat pour les Sciences ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Les montants se répartissent ainsi : dix millions pour le Grand Prix du chef de l’Etat pour les Sciences et cinq millions pour les accessits. En plus, nous allons assurer le suivi des résultats qui ont été obtenus. Pour être plus clair, nous attendons les instructions du président de la République.
Wal Fadjri : Dans quels domaines ont travaillé les chercheurs primés ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Les travaux primés ont porté principalement sur le domaine médical et l’agro-alimentaire. Ce sont des recherches appliquées en quelque sorte.
Wal Fadjri : Pourtant, on entend souvent dire que les résultats de nos chercheurs n’ont aucune application réelle dans l’optique de répondre aux préoccupations des populations ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Ce n’est pas mon avis ? Ceux qui le disent, ne savent pas. Si je prends le cas de l’Isra, vous trouverez en milieu paysan trois ou quatre variétés d’arachide qui ont été mises au point par la recherche sénégalaise. Il y a une variété de niébé du nom de ‘Mélakh’ qui a été aussi mise au point. Il y a donc beaucoup de résultats de recherches qui sont appliqués, mais les gens ne savent pas. Peut-être qu’il y a un défaut de vulgarisation. Donc, au plan agricole, les résultats de la recherche sénégalaise sont appliqués. Ainsi, il y a même des vaccins d’animaux qui ont été mis au point et fabriqués ici. Certes, il y a des résultats, mais ils ne sont pas bien connus. C’est la raison pour laquelle, j’ai commencé à mettre des moyens à la disposition des établissements pour qu’ils fassent connaître les résultats de leurs recherches. Ainsi, l’Université de Thiès va organiser ses journées portes ouvertes vers la mi-juillet, celle de Bambey en fera de même en début juillet. La faculté des Sciences et Technique de l’Ucad va aussi montrer les résultats de ses recherches au mois d’octobre ou novembre. Saint-Louis a déjà fait ses journées portes ouvertes. Ziguinchor va en organiser bientôt. Bref, je veux que toutes les universités montrent tout ce qu’elles font d’utile pour que les utilisateurs puissent être au courant.
Wal Fadjri : Les maux de la recherche sénégalaise ne se trouvent-ils pas dans le manque de moyens et d’organisation ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : A mon avis, pour faire de la recherche, il faut avoir l’étoffe et la vocation. Sur ce point, beaucoup de Sénégalais ont l’étoffe et la vocation. Mais pour la recherche en vue d’arriver à des résultats significatifs, il faut une certaine masse critique de chercheurs. Au Sénégal, c’est cela la difficulté, même si cela n’est pas spécifique à notre pays. C’est le cas aussi dans les pays développés. Ici comme ailleurs, les gens se spécialisent selon leur vocation. Ce qui fait que, quand vous allez dans certains départements ou facultés, vous trouvez souvent un seul spécialiste dans un domaine donné. Cet état de fait a été constaté par les écoles doctorales. Et elles peuvent corriger cela parce qu’elles n’ont pas les moyens de faire travailler ensemble un certain nombre de spécialistes d’un même domaine.
C’est pourquoi, au niveau du ministère de l’Enseignement supérieur, nous essayons de mettre en place des Groupements thématiques programmés. Nous indiquons des thèmes de recherches et nous invitons différents spécialistes appartenant à différentes institutions à se regrouper et nous mettons les moyens à leur disposition pour qu’ils puissent travailler dans ce domaine. C’est le cas par exemple des semences agricoles qui constituent tout un problème. C’est pourquoi nous avons ouvert un groupement thématique là-dessus. Dans ce Groupement thématique programmé, il y a les chercheurs de l’université, de l’Isra et de l’Ita. Ils viennent d’horizons divers, mais ils n’ont qu’un dénominateur commun, c’est qu’ils travaillent tous sur les semences. Un autre Groupement thématique programmé que nous avons mis en place, c’est sur la récupération des terres salées. Là aussi il y a des chercheurs de l’Isra et de différentes universités. Nous allons avoir la masse critique nécessaire et nous allons mettre les moyens à leur disposition. En opérant ainsi, on peut avoir la masse critique nécessaire autour des questions qui préoccupent le gouvernement pour essayer d’y trouver des solutions.
On ne trouve pas ce type d’organisation dans les universités, mais je les comprends. Parce que, dans les recrutements, les universités cherchent d’abord et avant tout le profil de l’enseignant et non la spécialité de recherche. Parce que la fonction première des universités, c’est l’enseignement. C’est ce que nous essayons de combler. Nous pensons aussi qu’avec les Ecoles doctorales, nous allons contribuer à ce qu’elles se connaissent. Car ce qui se passait avant, c’est que deux chercheurs sont dans deux universités différentes, ils travaillent dans le même domaine, mais ne se parlent pas. C’est en les organisant et en les structurant que l’on peut les apporter un appui.
‘Le privé sénégalais est totalement absent dans le financement de la recherche. Les moyens (sont) investis par l’Etat et les partenaires financiers qui apportent des ressources financières beaucoup plus importantes que celles de l’Etat’
Wal Fadjri : Avez-vous une idée des montants injectés dans la recherche sénégalaise ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : C’est difficile d’évaluer les montants investis dans la recherche pour la bonne et simple raison qu’il y a les moyens investis par l’Etat et les partenaires financiers qui apportent des ressources financières beaucoup plus importantes que celles de l’Etat. Il y a parmi les partenaires financiers extérieurs, la Banque mondiale qui apporte 2 à 3 milliards à travers ce qu’elle appelle les fonds compétitifs. Il y a également l’Union européenne, la coopération française et la coopération canadienne à travers le Crdi qui appuient la recherche. Tout cela n’est pas comptabilisé parce qu’il ne passe pas par le ministère, mais c’est comptabilisé dans le compte de la recherche. Je peux dire qu’il y a des moyens parce que je viens de l’université. Généralement, les chercheurs qui ont un projet convaincant, n’ont pas de problèmes pour trouver des financements. Je vous donnerai simplement le cas du Pr Mboup qui fait des recherches de pointe dans le domaine moléculaire. Le gouvernement, même s’il veut l’appuyer, n’a pas les moyens de le faire. Mais à l’extérieur, il trouve des moyens parce qu’on pense que ce qu’il est en train de faire, il le fait pour l’humanité. C’est aux chercheurs de pouvoir vendre leurs projets de recherche. Cependant, le privé sénégalais est totalement absent dans le financement de la recherche.
Wal Fadjri : Certains chercheurs locaux appellent de leurs vœux la création d’un Cnrs à l’image de ce qui se fait en France ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Pour ce qui est de l’organisation de la recherche, je vois la chose sous un angle pratique et non structurel. L’Isra est un institut spécialisé en matière agricole. Ce qui fait de cet institut un auxiliaire du ministère de l’Agriculture. A ce titre, il doit s’occuper des problèmes du monde agricole en général. Dans tous les pays du monde, il y a une structure qui correspond à l’Isra. Un Centre national de recherche scientifique, c’est des bâtiments et des chercheurs. Mais, au Sénégal, où sont les chercheurs ? Ils sont à l’université. L’essentiel des chercheurs se trouvent là-bas. Ils sont près de mille cinq cents enseignants chercheurs, alors qu’à l’Isra, ils sont entre cent et cent cinquante. C’est pourquoi, il faut collaborer. Ou bien il faut les sortir de leurs laboratoires où ils sont en train de travailler pour créer une autre structure ? Ou bien il faut les renforcer sur place ? Mon option est qu’il faut aider les chercheurs, là où ils sont, à travailler sur les priorités du gouvernement. Mais, d’abord, il faut identifier les domaines prioritaires de recherche au Sénégal. Ensuite, on trouvera la structure qui répond à cela. Ma proposition concrète, c’est de mettre en place un Conseil national de la recherche scientifique, pas un Centre national de la recherche scientifique et technique. Ce conseil regrouperait le gouvernement, les chercheurs et les utilisateurs potentiels. Cela me semble plus opérationnel que de construire des labos et d’amener des chercheurs qui vont travailler sur quoi ? Il faut d’abord définir les priorités de recherches et voir parmi la palette d’instituts que nous avons, celui qui est le plus à même de résoudre le problème posé avec l’apport d’autres chercheurs et le soutien de l’Etat.
Wal Fadjri : Pour vous, quels sont les domaines de recherche prioritaires pour le Sénégal ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Les priorités actuelles du gouvernement en matière de recherche me semblent logiques. Et la santé est en première ligne. Car sans la santé, vous ne pouvez rien faire. Ensuite, c’est la nutrition. Si vous ne pouvez pas manger, vous ne pouvez pas vous développer. Il y a d’autres domaines prioritaires comme l’énergie. On ne peut se développer sans la maîtrise de l’énergie. L’énergie est indispensable. Le président a dit que les énergies que nous avons en abondance, il faut les exploiter pour être moins dépendant de l’extérieur. A ces trois domaines sont venues s’ajouter les conséquences des changements climatiques. N’oublions pas que les changements climatiques ont des conséquences sur plusieurs domaines comme la pluviométrie, l’évolution de certaines maladies, etc. Donc, il nous faut chercher des solutions durables pour résoudre les conséquences des changements comme l’avancée du désert. C’est pourquoi, l’idée d’une grande muraille du président, est une idée à laquelle tout le monde doit adhérer.
Wal Fadjri : La Conférence des établissements d’enseignement supérieur privé (Cepes) réclame l’ouverture des concours nationaux et les postes de la fonction publique à leurs diplômés. Que leur répondez-vous ?
Pr Amadou Tidiane Bâ : Il faut faire une distinction. Si vous avez un diplôme dans le privé et que vous voulez continuer à l’université, il y a la commission d’équivalence qui se réunit pour statuer. Cela se faisait dans le passé parce que le Sénégal envoyait des étudiants partout. Par contre, pour passer le concours de l’Enam, ce n’est pas de notre ressort. Pour le reste, c’est la fonction publique. Et à ce niveau, il y a une commission de classement des diplômes qui peut prendre une décision. Ces questions ne relèvent pas de mon département.
Mon point de vue personnel est que c’est une question de justice. Il y a des étudiants sénégalais qui sont inscrits dans des établissements privés, d’autres à l’université. S’ils ont reçu la même formation, je ne vois pas pourquoi, ils ne passeraient pas le même concours. Car, pour moi, tout le monde n’est pas obligé d’aller à la faculté de Droit pour étudier le droit, par exemple. C’est une question qui doit être étudiée avec beaucoup d’attention par le ministère de la Fonction publique.
Propos recueillis par Mamadou SARR
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