Après des obsèques officielles qui ont réuni tout le Gotha de la vie politique camerounaise, Ferdinand Oyono a été inhumé le 26 juin dernier dans son village d’origine au Sud du Cameroun. Ce pays perd avec Oyono un haut commis de l’Etat mais surtout un de ses plus grands écrivains. Par Tirthankar CHANDA – Mfi
Les historiens de la littérature noire se souviendront peut-être des années 2000 comme d’une décennie particulièrement meurtrière, qui a vu disparaître les uns après les autres les grands fondateurs des lettres africaines contemporaines?: Senghor, Kourouma, Césaire, Mongo Béti… Ferdinand Oyono aujourd’hui.
L’auteur du Vieux nègre et la médaille est décédé le 10 juin dernier, quasiment sur le perron du Palais présidentiel à Yaoundé, où il venait de participer à un déjeuner officiel en l’honneur du Secrétaire-général des Nations unies. Originaire du Cameroun, l’homme âgé de 81 ans était aussi un grand commis de l’Etat, pour avoir été plusieurs fois ministre et ambassadeur dans différents pays africains et européens. Il a représenté le Cameroun dans diverses tribunes internationales, notamment aux Nations unies à New York, et était un très proche collaborateur du Président Paul Biya. Son ami de quarante ans, disent les connaisseurs?!
Un maître de la fiction engagée
«Etrangement, les jeunes Camerounais, déçus par la politique de Biya, n’ont jamais manifesté de l’hostilité à l’égard de Oyono», déclare Georges Dougueli, journaliste politique à Jeune Afrique. «C’est parce qu’il était d’une honnêteté légendaire, ce qui le distinguait des autres politiciens camerounais. Mais à mon avis, si la proximité de Oyono avec la Présidence n’a jamais suscité de critiques, c’est sans doute aussi parce que nous avons tous grandi avec ses livres.»
Une Vie de boy (1956), Le Vieux Nègre et la médaille (1956) et Chemin d’Europe (1960)*. Trois brefs romans devenus des classiques de la francophonie, considérés comme des modèles de récits anticoloniaux.
Sa verve caustique, son goût pour la satire du pouvoir colonial et de ses contradictions, font de Oyono un maître de la fiction engagée qui a fondé, à l’aube des Indépendances, le langage et le style de la littérature africaine moderne.
Ses romans (surtout les deux premiers) font partie de ce que les Américains appellent le «canon» de la littérature africaine moderne. Etrangement, cet auteur «incontournable» a mis fin a sa carrière de romancier après avoir publié son troisième roman paru en 1960, comme si ce grand pourfendeur des maux de la colonisation avait décidé qu’il n’avait plus rien à raconter une fois les Indépendances acquises?!
L’homme de trois romans
Cet homme de trois romans appartient à la génération des Mongo Beti, Sembène Ousmane et autre Camara Laye. Né en 1929 dans le village de N’Goulemakong, près d’Ebolowa (Sud-Cameroun), il a fait son école primaire au Cameroun avant d’aller poursuivre des études secondaires en France. Diplômé de la Sorbonne puis de l’Ecole nationale d’administration (Ena), il a commencé sa carrière administrative dans la communauté franco-africaine, avant de rejoindre la haute Fonction publique camerounaise à l’Indépendance en 1960.
C’est pendant son séjour en France, entre 1950 et 1960, qu’il publie les trois romans qui ont fait sa réputation de littéraire. Le premier, Une vie de boy, raconte la société coloniale, ses injustices et ses contradictions à travers les yeux d’un jeune boy noir. Employé dans la maison du commandant du cercle, Toundi voit le racisme, l’exploitation et la ségrégation à l’œuvre autour de lui. Les scènes de flagellation auxquelles il assiste l’aident à comprendre la réalité des rapports inégaux entre le colonisateur et le colonisé.
Installé au cœur même du pouvoir, Toundi voit aussi les hypocrisies et la barbarie de ses employeurs blancs qui se croient pourtant investis d’une mission civilisatrice envers les Africains. Le jeune homme sera lui-même victime de la violence coloniale. Il va en mourir, non sans avoir déclenché un processus de démystification sur la vraie nature des coloniaux.
Même thème dans Chemin d’Europe, le troisième roman de Oyono publié en 1960. Déçu par les siens et par le monde des Blancs où il ne rencontre que du mépris et de la condescendance, son héros, Barnabas, rêve d’aller en Europe. Au terme de moult aventures, il finira par réaliser son rêve, sans trouver pour autant le moyen de résoudre ses frustrations de colonisé. Plus complexe que ses autres récits, ce troisième opus sous la plume de l’écrivain disparu s’apparente à un roman de formation où le thème de la quête de soi prend le dessus sur la critique et la dénonciation du fait colonial.
Un conteur à la fois grave et burlesque
Publié en 1956, Le Vieux Nègre et la médaille est sans doute l’ouvrage le plus connu de Ferdinand Oyono. Au point que la presse camerounaise avait affectueusement surnommé l’auteur, «le Vieux Nègre sans médaille». Le roman est inscrit au programme scolaire de plusieurs pays africains. Oyono met en scène les heurs et malheurs d’un vieux nègre prénommé Méka, victime de la duplicité des colons blancs. Ceux-ci exaltent dans leurs discours l’égalité et la fraternité, tout en imposant en réalité les servitudes les plus cruelles à leurs administrés noirs.
D’une naïveté touchante, l’ancien tirailleur croit à l’amitié entre Blancs et Noirs lorsqu’il se présente à la cérémonie du 14 Juillet à laquelle il a été convoqué pour recevoir une médaille des mains du chef des Blancs. La cérémonie va se terminer en eau de boudin. Méka est envoyé en prison malgré la médaille et les honneurs. Vieilli, humilié par la situation qui lui a été faite, l’homme retourne parmi les siens, condamné à méditer le reste de sa vie sur sa propre déchéance?:
«Il faut savoir durer sur cette terre, pensa-t-il… Qui aurait pu penser que les maîtres d’hier seraient les esclaves d’aujourd’hui. Les Méka, murmurait-il, les «hommes-lion», les «hommes-tonnerre», les «hommes-ciel», ces hommes qui incarnaient la puissance et dominaient le ciel et la terre dans cette contrée…»
Si cinquante ans après leur parution, les romans de Oyono continuent d’occuper une place de premier plan dans la conscience collective africaine, ce n’est pas seulement à cause de leur critique de la colonisation, une période qui appartient aujourd’hui bel et bien au passé. Ces romans continuent de nous toucher à cause de la force de leur narration qui puise ses ressources autant dans le réalisme balzacien que dans une veine satirique «à la Voltaire». Mettant en jeu son singulier talent d’évocation, mais aussi l’ironie, l’humour, la caricature, Ferdinand Oyono a su s’imposer comme un conteur à la fois grave et burlesque qui, comme l’a écrit Jacques Chevrier, l’un des meilleurs connaisseurs de cette œuvre, «sait rendre avec la crudité d’un fabliau médiéval, les aspects tragi-comiques de cette vaste pantalonnade qu’on appelle la vie coloniale».
* Les trois romans de Ferdinand Oyono sont disponibles en poche?: Une Vie de boy (Presses Pocket 1970), Le Vieux Nègre et la médaille (10/18, 1974) et Chemin d’Europe (10/18, 1973).
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