De la ligne de chemin de fer Dakar-Niger au tracé des rues de la capitale, en passant par l’écrasante majorité des édifices publics (hôpitaux, ministères,…) : les colons européens, qui ont occupé le Sénégal à partir du quinzième siècle, ont laissé une trace décisive dans les infrastructures du pays.
Par Justine BRABANT
De la ligne de chemin de fer Dakar-Niger au tracé des rues de la capitale, en passant par l’écrasante majorité des édifices publics (hôpitaux, ministères,…) : les colons européens, qui ont occupé le Sénégal à partir du quinzième siècle, ont laissé une trace décisive dans les infrastructures du pays.
Des «plans» pour organiser stratégiquement le territoire
Aménager le territoire en fonction des intérêts stratégiques de la France : tel est l’objectif premier des administrateurs coloniaux. La ligne de chemin de fer Dakar-Niger -dont le chantier dure de 1881 à 1924-, en est une illustration (cf. encadré). Cette liaison par rail de près de 1 300 kilomètres permet à la France d’exploiter les ressources agricoles et minières de la sous-région, mais aussi de transporter des troupes coloniales chargées de mater les rébellions, et de faire barrage aux britanniques alors implantés au Sierra Leone, au Nigeria et au Liberia.
L’aménagement de la ville de Dakar se fait, lui aussi, en fonction de l’intérêt que représente la presqu’île du Cap-Vert d’un point de vue militaire. Après la seconde Guerre mondiale, le gouvernement français décide de faire de la ville une «base stratégique comportant des installations de la guerre, de la marine, de l’air et des télécommunications coloniales», relate ainsi une ordonnance datée d’octobre 1945.
En vérité, les colons n’ont pas attendu 1945 pour modeler la ville selon leurs souhaits. «Un grand port a été construit, une ville entière a été édifiée, bref, un effort considérable a été réalisé pour faire de Dakar une ville digne du grand rôle qu’elle est appelée à remplir», notait déjà en 1924, dans un de ses rapports au président de la République française, le ministre des Colonies.
Par quels moyens concrets la France pouvait-elle influer sur l’aménagement de la ville ? L’action du Gouverneur général dans le domaine de l’urbanisme «a d’abord été indirecte», note dans son mémoire Assane Seck, chercheur à l’Ifan (cf. bibliographie). «Agissant par l’intermédiaire du Gouvernement du Sénégal (…), il a inspiré toutes les grandes réalisations urbaines dakaroises, depuis le percement des grandes rues jusqu’à la création de la Médina.» Au milieu des années 1920, les Français s’attribuent un rôle encore plus direct : en 1924, «le Gouvernement général se substitue au Gouvernement du Sénégal dans le rôle d’autorité de tutelle de la municipalité».
Bien que la presqu’île du Cap-Vert ait été habitée avant l’arrivée des colons, ce sont les Français qui décident du futur visage de la capitale sénégalaise, en adoptant en 1946 le plan d’aménagement «le plus ample et le plus systématique» que la région de Dakar aie jamais connu, selon les termes de Assane Seck.
Promouvoir la «culture indigène»
Tout en contrôlant les constructions et aménagements effectués dans le pays, les colons vont s’efforcer de promouvoir et préserver la culture «indigène», comme elle est appelée à l’époque. Des politiques culturelles sont menées dans ce sens à l’échelle de la sous-région. «En Afrique occidentale française (AOF), on avait créé la Commission supérieure des monuments historiques et des arts indigènes, un institut chargé de faire l’inventaire des biens et de proposer le classement. Cela a permis, très tôt, d’identifier des ensembles supposés cohérents pour lesquels on a mené des politiques de préservation», souligne Hamady Bocoum, actuel directeur du patrimoine culturel du Sénégal.
Exemple concret de ces politiques : la floraison d’édifices de style «néo-soudanais» à Dakar, à l’architecture inspirée de villes maliennes telles que Djenné. On compte parmi eux la maternité de l’hôpital Aristide Le Dantec, l’Hôpital principal, la maternité Abass Ndao, la Polyclinique… D’après Hamady Bocoum, la mainmise coloniale n’a donc pas eu pour effet d’homogénéiser le patrimoine architectural du pays : «Quand vous regardez Dakar, de grands édifices publics sont inspirés du néo-soudanais. Mais dans la même ville, vous trouvez des édifices de style néo-impérial, comme la Chambre de commerce.»
L’accession à l’Indépendance du Sénégal ne provoque pas de rupture majeure dans la politique d’aménagement du territoire. Dix ans après l’Indépendance, le ministre des Travaux publics du Sénégal indiquait que le plan établi par les colons en 1946 servait encore «de base aux installations tant publiques que privées de Dakar», indiquent les recherches de Assane Seck.
Faire sien ce patrimoine pas comme les autres
Et aujourd’hui ? Que faire des traces de cette période sombre de l’histoire du Sénégal ?
La tentation de s’en débarrasser est bien présente. Au début des années 1980, les autorités sénégalaises s’en prennent aux symboles les plus visibles du passé colonial : des rues et établissements scolaires sont rebaptisés, des statues sont déboulonnées. La statue de Demba et Dupont, représentant côte-à-côte un soldat français et un tirailleur sénégalais – et dont le piédestal est orné de médaillons représentant d’anciens gouverneurs de l’Aof –, qui faisait face à l’Assemblée Nationale, est remisée … au cimetière de Bel-Air.
Mais plus que d’une véritable réflexion sur le patrimoine sénégalais, ces initiatives sont surtout motivées par des préoccupations politiques, estime Hamady Bocoum. «A un moment où la plupart de nos pays entraient dans une période d’ajustements extrêmement douloureuse, il fallait trouver des dérivatifs pour essayer de canaliser un peu l’attention sur autre chose. Il s’agissait de diversions», juge aujourd’hui le directeur du patrimoine culturel. Symbole d’un rapport au passé plus apaisé ? Près de vingt ans après leur déboulonnage, les fameux Demba et Dupont sont sortis de leur cimetière et installés face à la gare, place du Tirailleur. Officiellement, le Sénégal n’a pas développé de politique de destruction du patrimoine hérité de la colonisation. A l’image de Hamady Bocoum, nombre d’historiens et intellectuels jugent même désormais que «le patrimoine colonial fait partie intégrante de notre patrimoine national», et qu’à ce titre, il convient de le préserver.
Quelques grands chantiers illustrent cette volonté. Parmi ceux en cours : la réhabilitation de la maternité de l’hôpital Le Dantec, à Dakar. De style néo-soudanais, ce bâtiment, classé monument historique, commençait à se dégrader. «Nous avons aujourd’hui terminé la première phase des travaux, qui consistait à consolider sa structure», détaille Ibrahima Dièye, responsable du chantier pour le groupe Eiffage. «Il faut maintenant s’occuper des peintures et du carrelage. Mais nous ne savons pas encore quand cette seconde phase va démarrer.»
C’est aussi dans cet esprit de conservation que l’île de Gorée et la ville de Saint-Louis (cf. encadré) ont été classées patrimoine mondial de l’Unesco en 2000. Impossible pour autant de tout sauver : parfois, les intérêts économiques prennent le dessus. Ce fut le cas récemment avec la destruction par un promoteur de l’immeuble Lacoste, sur la place Kermel à Dakar, qui était pourtant classé patrimoine national.
Réminiscences du passé
Parfois, la trace du colonisateur dans le pays reste présente, mais de manière involontaire. C’est le cas dans le cadre urbain : «Dans la plupart des villes coloniales, il n’y avait pas de places publiques. C’était une stratégie de gestion de la populace indigène : on ne voulait pas créer d’espaces où les gens pouvaient flâner ou se rassembler. Et je pense que nous avons gardé cette très mauvaise habitude dans nos aménagements urbains : il n’y a pas d’espaces publics», observe Hamady Bocoum.
La mythique ligne de chemin de fer Dakar-Niger, reprise en main par les pays africains, est, quant à elle, le théâtre d’un ironique retour au passé (cf. encadré). Depuis 2003, elle est revenue aux mains de Français, par l’intermédiaire d’un consortium franco-canadien, Transrail.
Le Dakar-Niger, terreau des syndicats ouest-africains
La ligne de chemin de fer qui relie Dakar à Koulikoro, au Mali, constituait pour les colons français un projet pharaonique : il s’agissait de poser près de 1 300 kilomètres de rail. De projet un peu fou, la ligne se transforme en chantier bien réel quand les crédits nécessaires sont votés par le Parlement, en 1881.
Bien avant les premières proclamations d’Indépendance dans la région, le chantier devient un lieu de résistance pour les ouvriers noirs. Après la première Guerre mondiale, un mouvement syndical commence à s’organiser. La ligne est achevée dans les années 1920, mais les cheminots qui y travaillent continuent de porter des revendications, comme en 1938, où une grève est durement réprimée à Thiès. La principale demande des syndicats : l’égalité de salaire entre les travailleurs noirs, qui sont près de 20 000, et leurs homologues blancs. L’année 1947 est décisive : à l’issue d’une grève de près de six mois, les cheminots obtiennent gain de cause. «Le train change alors d’objet. D’instrument d’un rêve colonial français, il devient le marchepied d’un peuple vers son Indépendance», analyse Vincent Munié (cf. bibliographie). Mais dans les années 1980, ce symbole des premières résistances au colonisateur perd de sa superbe. Le matériel, faute d’investissements suffisants, vieillit.
En 2003, ironie de l’histoire, la gestion de la ligne est confiée à un consortium franco-canadien, Transrail. Quarante ans après l’Indépendance, ce ne sont plus les lois de la République qui mettent le Dakar-Bamako aux mains de Français, mais celles du marché.
Mais la privatisation n’améliore pas l’état du réseau. «Les rails ont cessé d’être remplacés. Le ballast n’en peut plus, les tire-fond ont disparu, des traverses se sectionnent et, surtout, les rails «flambent» : leur dilatation sous l’effet de la chaleur est telle qu’ils se gondolent, échappant à leurs écrous de jonction», constate Le Monde diplomatique en 2007. Un autre journal français, L’Expansion, se penche à la même époque sur le sort du chemin de fer, et le constat n’est pas plus réjouissant : «Sur les 36 gares d’origine, 26 ont été fermées, mettant en péril toute une série d’activités économiques liées au passage du train et de ses voyageurs. Aujourd’hui, la ligne ne fait pas travailler plus de 800 cheminots.»
Aujourd’hui, dans le sillage de leurs aînés, les syndicalistes maliens et sénégalais s’unissent. Leur revendication, désormais : la renationalisation de la ligne Dakar-Niger.
Saint-Louis, le péril
Qualifiée de «remarquable exemple de ville coloniale» par l’Unesco, Saint-Louis est inscrite sur la liste du patrimoine mondial depuis 2000. Mais l’île pourrait se voir classée bientôt sur celle du «patrimoine en péril». Fin 2009, le Comité du patrimoine a en effet averti les autorités sénégalaises du risque que court ce site, et leur a donné un délai d’un an pour prendre des mesures pour sa protection. «Il y a des désordres architecturaux tout à fait inacceptables», admet Hamady Bocoum. «Par exemple, des balcons sont tombés. A Saint-Louis, les balcons sont en bois. Le fait de construire des balcons en béton, comme le font certains, est interdit par un décret présidentiel. Si les gens continuent de créer le désordre à Saint-Louis, l’île va se retrouver tôt ou tard sur la liste du patrimoine en péril, menace le directeur du patrimoine, et ce serait très mauvais pour nous tous.»
Bibliographie sélective
Consultables aux Archives nationales :
Dakar, métropole ouest-africaine, Assane Seck , mémoires de l’Institut Fondamental d’Afrique noire (Ifan), Dakar, 1970
Dakar-matin, hors-série «Tourisme au Sénégal», non daté (fin des années 1960).
Consultables sur Internet :
«La ligne de chemin de fer Dakar-Bamako», Benjamin Neumann, L’Expansion, 1er juin 2007
«Bataille syndicale autour du rail sénégalais», Vincent Munié, Le Monde diplomatique, février 2007
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