Entre l’état de délabrement avancé du bâtiment, une gestion calamiteuse, fortement décriée et des artistes qui attendent tout ou presque de la tutelle, le complexe culturel de Pikine est un grand corps malade, prêt à mourir et qui ne demande qu’à être assisté. L’heure est grave mais en entendant les complaintes des acteurs, l’on se rend à l’évidence que la prise de conscience n’est pas d’actualité. Divisés sur les maux dont souffre le centre, administration et administrés se renvoient la balle avec parfois des mots durs. Reportage.
C’est un centre culturel presque à l’agonie, une maison qui vivote, que des artistes essayent tant bien que mal, de réanimer. Le Complexe culturel Léopold S. Senghor s’offre au regard des passants qui empruntent la ruelle débouchant au carrefour de Bountu Pikine, avec une façade qui déjà en dit long sur son état. Le mur du portail principal a été percuté par un «car rapide» et peut à tout moment s’effondrer. Depuis l’accident, il y a 8 mois de cela, le responsable des lieux n’a pas daigné, d’après les artistes trouvés sur place, décaisser de l’argent du budget de fonctionnement pour faire les réparations. A l’intérieur du centre, le spectacle est encore plus désolant que vu de l’extérieur! La vétusté des salles, la dégradation des meubles, l’insalubrité de l’environnement du centre est assez choquante, voire dégoûtante. Comment peut-on promouvoir la culture dans ce taudis ? Pourquoi avoir refusé d’engager des réparations alors que tout s’écroule petit à petit sur les lieux ? Le gestionnaire du centre, Djiby Sall, a une explication assez surprenante. Réfutant d’abord en bloc les confidences des artistes qui le blâment, il fait état de la lenteur de l’Administration et soutient que «le dossier est en cours et bientôt l’assureur va dédommager le centre, pour les dégâts causés par le «car rapide»».
En réalité, une fois le portail du complexe culturel de Pikine franchi, l’on est choqué de voir des fils électriques tirés de toutes parts. L’installation électrique et des câbles de branchement laissent à désirer et peuvent occasionner à tout moment des accidents. A cela s’ajoutent la dégradation des salles, les murs lézardés, la peinture desséchée …Un grand bazar qui laisse croire que les lieux sont abandonnés depuis belle lurette. En plus de cela, la stagnation des eaux pluviales sur le toit des salles de spectacle enlève tout espoir de réussite de la mission d’un centre culturel autrefois pépinière d’une belle tranche de talents de ce pays. Aujourd’hui, la situation empêche tout bonnement l’expression artistique. La valse incessante des usagers donne un semblant de vie à ce qui devait être le point de convergence des artistes de la banlieue et qui, malheureusement, est devenu un foyer sans loi. Sans loi, parce que certaines personnes trouvées sur les lieux décrivent le centre comme le nouveau refuge des délinquants du coin. Pour preuve, l’on nous fait découvrir les nombreuses bouteilles d’alcool vides trouvées sur place et qui édifient partiellement sur les activités parallèles qui ont cours la nuit tombée dans le centre. Aussi, l’absence alarmante de sécurité n’arrange pas cette situation décriée par tous ceux qui ont spontanément voulu faire des confidences dès qu’on les a sollicités. C’est dire à n’en pas douter et au regard de tout ce qui précède, que le Complexe Léopold S. Senghor de Pikine porte mal son patronyme. La situation du centre n’honore pas la réputation de son parrain qui est reconnu à travers le monde comme un «Grand homme de Culture».
La Sall gestion
Indexant la responsabilité du gestionnaire, qui est à leurs yeux «un pion politique» incompétent et novice dans le monde de l’art, les artistes accusent Djiby Sall de servir ses propres intérêts, en ne se focalisant qu’à la location des salles de spectacles au détriment des ayants droit. Ce que ce dernier balaye d’un revers de la main, estimant que certains artistes sont manipulés par de tierces personnes aux intentions douteuses, en vue de colporter des ragots sur son dos. Pour donner la preuve de ce qu’il avance et pour se donner une bonne conscience, M. Sall interpelle séance tenante, Babacar Niang alias Matador. Ce rappeur, très connu dans le milieu, a fait plus de 10 ans dans le complexe. Il l’invite à se prononcer sur sa gestion. Et contre toute attente, le rappeur et administrateur d’Afrique culture urbaine le blâme en live : «La gestion de Djiby est mauvaise.» Il s’explique : «Hormis le manque de sécurité et l’insalubrité, le complexe est resté plus de 2 ans sans eau…» L’artiste, comme ses confrères approchés peu de temps avant, condamne d’emblée l’autorité. Ses propos ne sont pas du goût du gestionnaire du complexe qui, visiblement choqué d’entendre le rappeur s’exprimer en ces termes devant un journaliste, tente de le freiner dans son élan de faire des déballages. «Matador, tu ne dois pas dire cela», lance-t-il d’un ton très frustré. Et le rappeur, connu pour son franc-parler, de lui rétorquer : «Tu veux peut-être que je mente ? C’est toi qui m’as amené ce journaliste et je n’ai fait que lui dire la vérité.»
Remarquant qu’il se trouve dans de beaux draps, à la suite de ces révélations de Matador, Djiby Sall tente encore de jouer la carte de l’apaisement en évoquant sa «mauvaise» relation avec le rappeur qui, manifestement, avait lui, besoin de vider son sac. Et cela, en présence de celui qu’il accuse. «Djiby a certainement joué un rôle décisif pour l’élection du maire. C’est pourquoi, en voulant le remercier, le maire lui a confié la gestion de ce complexe culturel. Mais il n’en est pas capable. Il ne connaît rien à la culture. Il ne s’occupe que de la location des salles. D’ailleurs, sans l’abnégation de certains artistes, il aurait déjà vendu les portes en aluminium du complexe. Ce complexe est devenu un lieu de perdition. C’est ici que les jeunes apprennent à boire de l’alcool et à fumer du chanvre indien. Sans parler des résidences d’artistes transformées en chambres de passe et abritant un atelier de couture. Aussi les étudiants, prétextant qu’ils révisent leurs cours à des heures tardives de la nuit, passent leur temps à faire des parties de jambes en l’air. Rien ne marche dans ce complexe », informe Matador. Avant lui, plusieurs artistes avaient également dénoncé en faisant ces mêmes révélations. Sentant alors le torchon brûler et les cartes lui échapper face à ces informations livrées contre toute attente, Djiby Sall accuse à son tour Matador de se faire de l’argent sur le dos du complexe. Car, pour lui, le rappeur loue la partie qu’il a lui-même aménagée en y installant des bâches pour permettre aux artistes de s’y produire. Ce que dément Matador qui montre séance tenante les demandes écrites des artistes qui souhaitent s’y produire.
Un budget de 4,5 millions…
Après cette étape de passe d’armes entre Matador et lui, Djiby Sall, qui se dit victime d’une conspiration, prêche pour sa paroisse. Il estime avoir jusqu’à présent fait correctement son travail. Interpeller sur l’insalubrité du centre, il soutient que les femmes de ménage ne vont pas nettoyer les toilettes publiques que les artistes s’empressent de salir. Signalons au passage que dans le centre, seules les douches privées du gestionnaire et celles se trouvant près de son bureau sont praticables. Le reste est laissé à l’abandon. Il suffit de s’en approcher à moins de 20 mètres pour que l’odeur plus que nauséabonde vous enlève toute envie d’y entrer. Au regard de tous ces éléments, l’utilisation des 4,5 millions de francs de subvention annuelle et les recettes émanant de la location de salles suscitent des curiosités. Tout le monde à Pikine se demande ce que fait le gestionnaire avec tout cet argent, pendant que le centre tombe en décrépitude ? D’après Djiby Sall, cet argent «a servi par exemple l’année passée, à contribuer à la prise en charge de 20 danseurs amenés en Asie et 22 artistes de l’Association des artistes comédiens du Théâtre sénégalais, Arcots, qui sont allés en Italie». C’est dire donc que l’argent, qui devrait servir à la création et à la gestion d’un espace permettant aux artistes de s’exprimer, est simplement utilisé pour accompagner des artistes à aller se produire à l’étranger. Trop simple comme explication. Manque d’organisation de l’administration ou aveux de mauvaise gestion ? Ce qui est sûr, le gestionnaire du Complexe Culturel Léopold S. Senghor de Pikine a du pain sur la planche.
L’artiste peintre, Yélimane Fall, qui a passé plus de 15 ans dans ce complexe, est lui aussi catégorique sur sa gestion des fonds alloués. Il accuse ni plus ni moins le gestionnaire de détourner le budget de fonctionnement à d’autres fins. Mais si la gérance de Djiby Sall est tant décriée, qu’en est-il de l’animation du complexe. Réussit-il au moins à mettre un contenu pour donner vie à des activités culturelles ? Pour les artistes, il n’y a ni de politique culturelle départementale, encore moins d’agenda pour le complexe culturel. Interrogé sur ce point, Djiby soutient le contraire. A l’en croire, il y a bel et bien un agenda mais sa secrétaire étant absente des lieux, le document n’a pu être présenté. Jamais non plus, ce programme n’a été envoyé au journal, malgré la formulation de la requête de vive voix. Cependant, le partage d’une salle entre un artiste peintre et des femmes recevant des cours d’alphabétisation en dit long sur les conditions de travail des artistes, mais surtout la quasi-absence d’une animation culturelle du centre. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir un artiste, souhaitant travailler dans le calme, se pointer très tôt le matin pour fuir le bruit car l’utilisation de l’espace est mal faite. Et la bibliothèque fermée pour des raisons méconnues, oblige les élèves à traîner dans la cour du complexe, cahier à la main, pour réviser les cours ou faire de bruit à longueur de journées.
Tout de même, si l’on en croit M. Ndiassé, président du collectif des associations de Pikine, l’explication du laisser-aller constaté dans ce complexe culturel est à chercher chez certains employés de l’établissement qui se croient tout permis. «Si l’on veut une bonne gestion, il faut respecter l’autorité», dit-il affirmant que le gestionnaire Djiby Sall fait du bon travail. «Ceux qui critiquent sa gestion n’ont rien apporté en retour pour le complexe qui leur fournit un cadre, l’électricité et l’eau leur permettant de gagner leur vie. Ceux-là ne sortent pas un franc pour contribuer à la gestion du complexe», déplore-t-il. Il faut signaler que c’est à la suite de son échange houleux avec Matador que Djiby Sall a téléphoné à M. Ndiassé qui dit être un acteur culturel, afin que ce dernier vienne témoigner en sa faveur.
La responsabilité des artistes engagée
Certes, il existe un réel problème de gestion du Complexe Léopold S. Senghor de Pikine. Mais cela ne doit pas occulter le fait que la responsabilité des artistes est tout aussi engagée dans ce combat pour la chose culturelle. Car, ce sont eux les principaux concernés. Même s’il n’existe pas de programme ou d’agenda, les artistes n’ont visiblement rien fait dans la localité, pour que cela change. Ils parlent d’un programme, qu’ils auraient remis au maire de la ville de Pikine, qui devait répertorier l’ensemble des acteurs culturels pour, disent-ils, soustraire les usurpateurs des vrais artistes et finir par élaborer une politique culturelle départementale. Le constat est que les artistes eux aussi, ne prennent presque aucune initiative et ont tendance à tout attendre de la tutelle. Même s’il est très à la mode de décentraliser les compétences, a-t-on le droit de croiser les bras et attendre que l’autorité fasse tout et même le programme culturel d’un centre culturel, en lieu et place des acteurs ?
Le Quotidien