L’enquête, pilotée conjointement par la police et la gendarmerie a révélé plusieurs défaillances. Pourtant, l’Asecna qui a commis de graves manquements, d’après les enquêteurs, n’a jamais été inquiétée. Libération publie encore les résultats.
Dès l’ouverture de l’enquête, Gérald Gabriel Diop, directeur général de Senegalair, est interrogé. Il déclarait détenir tous les documents de l’appareil en bonne et due forme notamment le certificat de navigabilité délivré le 23.06.2015, le permis d’exploitation aérienne délivré le 29.06.2015 par l’autorité de l’aviation civile au Sénégal (Anacim) ainsi qu’ une police d’assurance souscrite intitulée «corps aéronef et responsabilité civile » couvrant l’avion.
Interpellé, Maguèye Marame Ndao, directeur général de l’Anacim, était revenu sur ses responsabilités en tant qu’autorité de l’aviation civile et confirmait aux enquêteurs que la compagnie disposait des documents en question. Il précisait en outre que le processus pour l’octroi de ces documents a été réalisé par des inspecteurs de l’Anacim conformément à la réglementation en vigueur.
Auditionné, Abdoulaye Diouf, représentant au Sénégal de l’Asecna, retraçait le film de la tragédie avant de présenter aux enquêteurs des documents faisant état d’incidents impliquant l’appareil. En effet, le 27 juillet 2015 et le 31 août 2015 soit cinq jours avant l’accident, l’avion de Senegalair a quitté, à chaque fois, son niveau de vol pour rejoindre un niveau assigné à un autre aéronef venant en sens opposé. Ces deux incidents ont fait l’objet d’une notification adressée à l’Anacim avec la recommandation d’inspecter l’appareil. Requis, le représentant de l’Asecna avait remis aux enquêteurs les comptes rendus d’incidents significatifs adressées à l’Anacim.
Un incident cinq jours avant le crash
Les dépositions des contrôleurs confirmaient, dans leur grande majorité, que l’avion de Ceiba ayant fait l’abordage avec l’appareil était bien autorisé à voler au niveau 350 altitude supposée à hauteur de Tamba. Par ailleurs certains contrôleurs ont révélaient que l’appareil de Senegalair avait de réelles difficultés pour maintenir son niveau de vol. Ce problème de tenu de niveau a été rapporté aux chefs hiérarchiques.
Quant au directeur général de l’Ads, Pape Mael Diop, il était revenu sur le différend qui l’opposait à Senegalair dû à un non-paiement de loyer. En effet, Senegalair devait des arriérés de loyer à hauteur de 160 millions de Fcfa. Ce montant a été confirmé aux enquêteurs par son directeur général.
Poursuivant, ces derniers avaient entendu, tour à tour, le colonel Mamadou Dia, alors secrétaire général de la Haute autorité de l’aéroport qui déclarait avoir reçu, dans le passé, une lettre d’Al Hassane Hane, ancien employé de Senegalair dans laquelle il dénonçait les manquements techniques sur la gestion et l’entretien des avions de Senegalair; le général Birame Diop, chef d’Etat major de l’armée de l’air chargé du Centre de coordination de sauvetage au moment des faits, a été auditionné sur les mesures prises après le déclenchement de l’alerte.
Mohamed Mansour Sy, directeur des transports aériens a abondé dans le même sens que le dg de l’Anacim concernant la délivrance du certificat de navigabilité. Il avait expliqué qu’avant une telle certification, le chef du département navigabilité opération licence (Dnol) désignait une équipe d’inspecteurs navigabilité, pour effectuer des vérifications au sol. Selon ses propos, le certificat de navigabilité avait été validé du 23/06/2015 au 31/12/2015 sur la base des conclusions du rapport d’inspection qui lui a été soumis par le Dnol. Il a révélé par ailleurs que lors de cette inspection, des irrégularités avaient été relevées mais elles ont été refermées par la suite par Senegalair. Venu répondre à la convocation des enquêteurs, Mamadou Sy, chef du Dnol déclarait avoir désigné l’inspecteur El Hadj Moctar Daf. Entendu, ce dernier précisait avoir effectivement procédé à la certification et constaté des écarts lors de cette mission de renouvellement du Certificat de navigabilité dont copies des constations et recommandations ont été jointes à son rapport adressé à sa hiérarchie. Il a par ailleurs précisé que toutes ces anomalies ont été corrigées par Senegalair sauf la mise en tolérance technique de la panne du feu anticollision inférieur. Il confirmait toutefois que l’appareil a une fois été arrêté par la Safa (une cellule d’inspection de l’aviation civile française) à Paris, suite à un problème de changements de données de base du système de vol (Fms dans le jargon).
L’appareil avait été arrêté en France par la Safa
Quant aux nommés Khady Fall Sarr, inspectrice marchandises dangereuses et Abdoulaye Dadé Diallo, chef département comptabilité et dépenses, ils affirmaient, chacun en ce qui le concerne, avoir relevé des irrégularités incontournables pour le renouvellement d’un permis d’exploitation aérien. Madame Sarr déclarait avoir constaté le manque de formation du personnel technique de Senegalair en marchandise dangereuse. Concernant Dadé Diallo, il avait fait part, lors de sa mission d’inspection du permis d’exploitation aérien, de l’absence d’organigramme, du personnel pléthorique, de l’absence des pièces essentielles d’identification des dossiers du personnel, de l’absence de visite médicale annuelle, de l’absence de cotisations sociales et de l’utilisation abusive de prestataires de service. Ils précisaient tous les deux avoir transmis leur rapport à Senegalair pour corrections des manquements signalés.
Cité par le Dg de l’Anacim et le secrétaire général de la Haute autorité, Al Hassane Hanne, ancien militaire, technicien supérieur aéronautique, avait été convoqué et entendu. Il revenait durant son audition sur ses péripéties avec la compagnie Senegalair et sur des pratiques peu orthodoxes au sein de l’entreprise. Contrairement aux déclarations de Mamadou Sy, chef du Dnol, cet ancien employé de Senegalair, en sa qualité de chef maintenance de l’avion qui a crashé, martelait avoir souvent révélé à Gérard Gabriel Diop, des écarts de régularité, la vétusté de l’appareil, des pannes d’instruments de bord tels que les indicateurs de températures de turbine, les amortisseurs de trains principaux et des points de corrosion à plusieurs endroits.
Il soulignait par ailleurs que les malades transportés étaient introduits à l’intérieur de la cabine dudit avion, à travers l’issue de secours côté droit, au-dessus de l’aile. Ces recommandations répétées lui ont valu un licenciement abusif pour motif économique.
Al Hassane Hanne dénonce les manquements et se fait virer
A l’évidence, la situation financière de Senegalair n’était pas des meilleurs. En effet, dans le résumé des résultats de l’audit de renouvellement du permis d’exploitation, il avait été noté que la plupart des déficiences relevées étaient liées à la dégradation de la situation économique et financière de l’exploitant. Le directeur général de Senegalair le confirmait de même que ses employés : le chef des ateliers techniques Madame Khabane Niang, le responsable qualité Mamadou Kaloga et le comptable El Hadji Adama Sow.
S’interrogeant sur la qualification du personnel de Senegalair, les enquêteurs indiquaient avoir constaté particulièrement lors de l’audition de Mame Khabane Niang des lacunes dans les connaissances techniques de certains aspects liés à l’exploitation de l’avion. En effet, le chef des ateliers technique n’était pas en mesure de dire les aptitudes liées à un avion homologué Rvsm encore moins la fonctionnalité des altimètres. Réentendu sur les comptes rendus d’incidents significatifs de l’Asecna, le Dg de l’Anacim soutenait être au courant d’un seul incident, celui du 23 juillet 2015 qui lui aurait été rapporté 35 jours après la survenance, sans toutefois prendre les mesures édictées par l’Asecna. Il précisait en outre, pour justifier le défaut de formation en marchandises dangereuses du personnel technique de Senegalair, le fait que la compagnie n’ait pas eu d’activités pendant plus d’un an, ce qui faisait que la formation du personnel en cette matière n’avait pas été renouvelée. D’ailleurs, selon ses dires, c’est une des raisons de la restriction du permis de navigabilité.
Un stagiaire aux commandes
A cause des contradictions notées dans les dépositions des deux contrôleurs d’astreinte et le contrôle stagiaire le jour de l’incident, policiers et gendarmes ont encore interrogé Doumbia Nto Idrissa et Jacob Lèye, tous contrôleurs qualifiés et Ibrahima Samb contrôleur stagiaire. La confrontation des deux contrôleurs qualifiés a permis de savoir que la présence exigée par la réglementation des deux contrôleurs qualifiés (l’un exécutif et l’autre organique) en permanence, a fait défaut. Le contrôleur stagiaire a eu à gérer pendant un moment le trafic aérien avec un seul contrôleur qualifié. En effet, le jour de l’incident, Jacib Lèye soutenait s’être retiré un moment pour faire son «wird » vers les coups de 17 heures. Il a été ainsi établi que l’armement du poste de contrôleur était incomplet du fait que le stagiaire jouait un rôle de contrôleur organique à chaque absence d’un des titulaires ce qui est contraire à la réglementation.
Le contrôleur stagiaire Ibrahima Samb précisait qu’il était, à un moment, inquiet de devoir gérer une situation délicate : l’appareil de Senegalair se dirigeait à l’ouest alors qu’Air Burkina avait enclenché l’atterrissage.
Soupçon d’entente illicite
Dans leur rapport de synthèse obtenu par Libération, les enquêteurs n’y vont pas par quatre chemins : «Il existe une ou plusieurs raisons plausibles de présumer que l’accident de l’aéronef 6V-AIM est dû à une défaillance technique, conséquence de négligences et manquements relatifs aux conditions de délivrance du certificat de navigabilité et du permis d’exploitation, à la gestion et au traitement des comptes rendus d’incidents significatifs». Concernant la responsabilité de l’Anacim, ils notaient qu’elle «a manqué à son devoir suite à l’incident significatif relevé le 23 juillet 2015 impliquant l’aéronef 6V-AIM et signalé par l’Asecna avec comme recommandation d’inspecter 6V-AIM. Le même incident s’est répété le 31 août 2015 une semaine avant la disparition de 6V-AIM sans que l’inspection recommandée ne soit effectuée (…). L’Anacim a aussi délivré le permis d’exploitation aérienne à Senegalair pour trois mois alors que la validité d’un permis est ordinairement d’une année. Cette restriction montre que Senegalair présentait des insuffisances liées aux capacités techniques de l’appareil, à la situation financière de la compagnie, à l’absence d’organigramme et la carence en personnel technique qualifié ».
A côté de celle l’Anacim, les enquêteurs engageaient aussi la responsabilité de Senegalair : «Senegalair a présenté, en connaissance de cause, pour l’obtention du permis et du certificat de navigabilité, une compagnie en décadence comme en attestent les difficultés financières notées à travers les arriérés de loyer dus à l’Ads ; l’absence d’organigramme et le recrutement de personnels non qualifiés pour l’exploitation de manière générale d’un aéronef. Il existe de fortes présomptions qu’il aurait pu bénéficier d’un appui ou d’une entente illicite au niveau de l’Anacim en vue de se faire délivrer indûment un certificat de navigabilité et un permis sans tenir compte des multiples insuffisances notées au cours des différentes inspections.
« L’Asecna a attendu 35 jours pour transmettre le premier compte rendu d’incident significatif »
Pour les enquêteurs, l’Asecna avait commis aussi de graves manquements : «Elle a manqué de diligence dans le traitement des comptes rendus d’incidents significatifs de la circulation aérienne. En effet, l’Asecna a attendu 35 jours pour transmettre le premier compte rendu d’incident significatif. Elle a commis le jour de l’incident des manquements graves aux règlements régissant l’armement des positions de contrôle en raison de l’absence du contrôleur exécutif à un moment critique. De ce fait, un contrôleur stagiaire s’est retrouvé en situation de gérer un conflit entre l’appareil de Senegalair qui survolait Dakar vers l’Ouest et un avion d’Air Burkina en phase d’atterrissage, alors qu’il n’en avait ni les prérogatives encore moins l’expérience ».
Ceci étant établi, les enquêteurs évoquaient d’autres pistes : «Toutefois, nous estimons qu’il serait utile, pour la manifestation de la vérité, de procéder aux actes suivants qui n’ont pu être effectuées à ce stade de l’enquête : réquisition à personne qualifiée : un expert de l’aviation civile pour l’exploitation des documents ; réquisitions pour les enregistrements des boites noires de Ceiba qui permettront de déterminer exactement le niveau de vol, le lieu et à l’heure à laquelle il y a eu la collusion. Réquisitions sur les comptes des responsables et dirigeants aussi bien de Senegalair que de l’Anacim pour vérifier les éventuels mouvements d’argent entre les acteurs ; réquisition sur les échanges téléphoniques pour voir la fréquence des appels entre les inspecteurs et certains employés de Senegalair avant, pendant et après la mission de renouvellement du permis d’exploitation aérienne ».
Libération quotidien