Il y a quelques jours de cela, un enfant avait entendu ou lu, quelque part, l’expression «querelles de bornes fontaines». Le parent, à qui l’enfant avait demandé de lui expliquer ce que cette expression voulait dire, avait du mal à comprendre lui-même cette «sénégalaiserie» qui constitue un autre apport à la langue française. L’adulte ne connaissait pas les bornes fontaines qui étaient des robinets implantés dans les quartiers pour permettre aux populations de s’approvisionner en eau potable. Il y a une certaine époque, rares étaient les maisons qui disposaient d’eau courante. Les bonnes femmes, qui venaient chercher de l’eau dans des bassines qu’elles portaient sur la tête, se disputaient les tours et cela provoquait parfois de violentes bagarres entre elles. L’eau était une denrée rare.
La situation que les populations de Dakar ont vécue ces dernières semaines, avec l’absence d’eau dans les foyers du fait d’une panne survenue dans la distribution de l’eau, nous a replongés dans des scènes de vie dont nombre d’entre nous avaient perdu jusqu’au souvenir. Des cohortes de personnes, de tous âges, sillonnaient la ville à la recherche désespérée du liquide précieux. Un professeur d’Université ne pouvait s’empêcher de s’émouvoir du spectacle observé sur la route de l’aéroport où des populations, sans doute privilégiées, s’agglutinaient autour d’un camion citerne avec des bidons, des sceaux et d’autres ustensiles pour les remplir d’eau. Il faisait nuit, la route de l’aéroport était dans le noir faute d’éclairage public. Seuls les phares des véhicules pouvaient donner de la lumière. C’est alors cette première image, d’une autre époque, que le nouveau visiteur aura de la capitale sénégalaise qui prenait ainsi les allures d’un village. Notre ami universitaire ajoutera «village africain». Le jour, ce visiteur verrait des charrettes brinquebalantes se disputer la chaussée avec les voitures. Des charrettes à traction animale. Les bêtes ne se gêneront, le moins du monde, pour faire leurs déjections sur la chaussée. Ces charrettes transportent des tas d’immondices, des déchets domestiques que les propriétaires de maison, prévenants, ont demandé au charretier de leur sortir faute d’un camion de ramassage d’ordures. Ceux qui font appel au service des charretiers ne voudraient pas jeter leurs déchets domestiques au beau milieu de la chaussée comme le font impunément d’autres. Le travail ne manque pas à ces charretiers, surtout qu’après ce service d’éboueurs, la même charrette qui a fini de décharger les ordures, pourra aller charger des poissons débarqués sur les plages de Yoff et faire le tour de la ville pour les vendre aux ménagères. Les conditions d’hygiène ne préoccupent point le charretier ou l’acheteur du poisson.
Le véhicule du visiteur sera stoppé au prochain carrefour pour laisser passer un troupeau de bovins qu’un berger conduit, sillonnant les rues de la ville de Dakar pour trouver une herbe à brouter ! Les animaux en divagation vont piétiner les étals des commerçants installés sur les trottoirs ou sur la chaussée même. Dans certains quartiers, les habitants sont prisonniers dans leur propre maison du fait des étals qui leur barrent le passage. La plupart des devantures des maisons, des mosquées, des écoles sont transformées en souks pour récupérer quelques loyers. Voilà le tableau de la vie quotidienne dans les rues de Dakar.
A l’intérieur des maisons, le minimum de quiétude est absent. Le voisin élève à l’intérieur de sa maison des troupeaux de moutons ou tient un poulailler. Il n’a cure des odeurs et des nuisances faites aux autres. Gare au voisin qui se plaindrait de cette situation, comme cette dame de la Cité Djily Mbaye à Yoff, un quartier dit résidentiel, qui avait vécu longtemps en France mais qui, rentrée au pays pour y couler de vieux jours, ne pouvait continuer à souffrir les bêlements du troupeau d’ovins et de caprins de son voisin. Les nuisances sonores ? Personne ne s’en préoccupe. Les trois ou quatre mosquées, dans un rayon de 500 mètres, rivalisent de puissances de décibels de leurs haut-parleurs. Ce vacarme va s’ajouter aux chants des dahira, amplifiés par des haut-parleurs. Tout voisin s’autorisera aussi, de façon unilatérale, à barrer la route par une tente ostensiblement dressée, pour y organiser une cérémonie familiale : baptême, deuil, mariage, tour de famille, fêtes à l’occasion du départ ou du retour d’un membre de la famille pour le pèlerinage à la Mecque. A l’occasion, les bœufs sont égorgés et dépecés en pleine rue. La cérémonie pourra se prolonger à toute heure de la nuit. Les interminables discours seront relayés par des porte-voix. Il n’est même pas nécessaire de se préoccuper du sort des autres ou si les allocutions, qui ne se terminent jamais, intéresseraient les autres personnes étrangères à la cérémonie ! Après, personne ne daignera nettoyer la rue ainsi jonchée de détritus de toutes sortes.
L’heure de la prière du vendredi constitue aussi un calvaire. Les voitures sont stationnées aux alentours des lieux de culte (n’importe comment et n’importe où !), jusqu’à entraver la circulation des autres personnes qui voudraient vaquer à d’autres occupations. A Dakar, on ne touche pas à la voiture d’autrui. En cas de stationnement irrégulier dans les rares endroits de la ville où le stationnement est normé, l’automobiliste refusera d’obtempérer aux injonctions des préposés au contrôle du stationnement ou même de s’acquitter du montant de l’amende à payer.
Ce sont tous ces travers de notre vie de tous les jours qui font que nous retournons à un autre âge. Le maire de Dakar, Khalifa Sall, le disait bien dans une formule caustique, parlant de «ruralisation de Dakar». Nous autres de Peckesse, nous nous offusquions de la remarque. Pourtant, jeunes, nous rêvions avec une perle, qui serait de Léopold Sédar Senghor, qui promettait qu’en «2000, Dakar sera comme Paris». Ce rendez-vous a été manqué et on se demande bien si nos «sénégalaiseries», pour reprendre le mot de notre excellent confrère Ibou Fall, fin observateur de notre société, ne nous ramèneront pas à la vie au village. Le rêve de Senghor se transformera, si on n’y prend garde, en cauchemar. Déjà, même dans les plus grands réceptifs hôteliers de Dakar, tout le monde se douche comme des bébés ou comme au village, en puisant l’eau d’un sceau à l’aide d’un gobelet.
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