Dans l’univers de la bière, la femme est devenue un prix sexuel à gagner. Un clin d’œil coquin, un verre bien arrosé ou une bière fraiche. Le décor est planté pour épater de jeunes adolescentes. Dans les nombreux bars qui pullulent dans la capitale sénégalaise, voir une adolescente siroter une cannette de bière ou griller une cigarette est devenu banal et ne scandalise plus. Un tour dans les stations, bars et superettes à pignon sur les quartiers chics permet de mesurer l’ampleur des dégâts et l’emprise de l’alcool sur les écolières, les étudiantes qui, soit par mimétisme, ou pour diverses raisons, deviennent des accrocs. Voyage dans l’univers des éméchées
Par le passé, la consommation de l’alcool au Sénégal se conjuguait très largement au masculin. Les mâles, pour s’évader, bomber le torse, se sentir véritablement hommes faisaient recours à l’alcool et/ou à la cigarette. Mais à présent, les filles ont pris le témoin et surtout de manière plus ostentatoire. Aux Almadies, à Yoff ou au Plateau, le phénomène crève les yeux. De jeunes demoiselles fréquentent les bars, consomment l’alcool à volonté.
Aux Almadies, un quartier très chic, Madeleine grille une cigarette. Comme une cheminée, elle laisse passer la fumée par les narines et par la bouche. Le cendrier est rempli à ras bord ; elle sirote aussi instantanément un verre contenant un liquide roux. Mince, noire, jambes croisées dans une mini-jupe, elle jette furtivement un regard sur l’assistance. Lorsque nous nous sommes invité à sa table, elle nous a accueilli avec un sourire laconique. Son âge demeure un mystère mais elle a tout l’air d’être très jeune. Travaillant dans le privé avec une situation financière acceptable, son idylle avec l’alcool date d’il y a quatre ans lorsqu’elle faisait ses études en Europe. «Je bois depuis longtemps. J’étais déjà majeure. Ça me fait du bien. Pourquoi vous me demandez ça ? J’ai pas de leçons à recevoir», s’énerve-t-elle. L’entretien tourne court car notre interlocutrice qui avait déjà consommé plusieurs verres était sous l’emprise de l’alcool. Elle consent toutefois à s’indigner du fait que de nos jours, ce sont de petites filles qui s’adonnent à l’alcool car à côté de nous, trois jeunes filles, visiblement des écolières, buvaient des canettes de bière.
A Yoff, le phénomène est encore plus développé. Dans un gigantesque espace sur la route de l’aéroport, il y a des tables arrangées en plein air. L’odeur putride de la bière embaume l’air et indispose les néophytes. Notre guide commettra l’imprudence de nous présenter comme un journaliste. Dans ces milieux ou sexe, drogue et alcool sont rois, le reporter tout comme le policier est évité comme la peste. Mais à force de conciliabules et de diplomatie, on parvient à lui tirer les verres du nez. Habillée d’une jupe bleue et d’un haut noir, elle décide de nous parler moyennant une canette de bière. «Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Ici, il y a de la drogue qui circule, il y a de la prostitution. Y a tout», dit-elle sous le feu roulant de nos questions. «Moi, j’ai mon boulot ; je bois juste pour le plaisi, je ne me prostitue pas, je ne me drogue pas», dit-elle avant d’ajouter qu’elle est la fille d’un officier de la gendarmerie.
Bien dans ses aises, en train de se lâcher, un jeune surgit du néant pour la tirer par la main. Les yeux rouges, le teint noir, Alassane assène : «Lève-toi. C’est ma sœur. Suis-moi, ne l’écoute pas, il va te créer des ennuis», dit-il menaçant, avant de nous faire un sermon digne d’un imam. «Dans la vie, on ne dévoile pas le secrets des gens. Celle-là, son père est un haut gradé ; laisse-la tranquille». Désormais seul autour de la table comme une âme errant dans le néant, on cogite sur la conduite à tenir surtout qu’à la suite de l’incident, les regards sont désormais rivés sur nous. Facilement, on glisse la chaine pour trouver refuge auprès d’une table occupée par des Nigérians avec lesquels on discutait dans la langue de Shakespeare. A force de bluff devant une table bien ornée de canettes de bière sur laquelle trône une bouteille de vin rouge, les jeunes filles commencent à essaimer.
Comme attirée par un aimant, elles ne cessent de nous sublimer, une manière de susciter une invitation à notre table. Vêtue d’un bas moulant aux couleurs de zèbre, K.S qui avait refusé systématiquement de nous parler au début, se ravise et vient tailler bavette avec nous. Originaire du nord, elle finit par céder comprenant qu’elle n’avait plus affaire à un policier : «Je suis haal pulaar de père et de mère. Je bois de la bière. Cela m’aide à surmonter mes problèmes. C’est à la suite d’un mariage forcé qu’on a voulu m’imposer que tout a commencé. J’ai quitté le domicile familial pour échapper à la furie de mon papa et depuis lors, je bois. Cela me permet de tout oublier, de chasser les ennuis».
Une excursion au paradis terrestre pour moins de 1000 francs
Le prix n’est pas exorbitant et tourne entre 800 et 1500 F. Toutefois, K.S n’hésite pas, si le besoin se fait sentir, à s’envoyer en l’air pour se le procurer. Toutefois, sa cible privilégiée est nigériane. Ces derniers peuvent offrir 30 000 F la nuitée. Naturellement dans ce milieu, le sexe est trop présent, outrageusement vulgaire et présenté de manière triviale. Pour bien de nos interlocuteurs, l’alcool rend léger ; il permet de s’évader mais aussi de s’affranchir du diktat des adultes. Dans les milieux visités, l’alcool le plus usité est la bière largement à portée des bourses des jeunes demoiselles.
«J’ai commencé à boire lorsque j’ai réussi au bac, on est allé dans un bar entre amies pour fêter cela», confie une étudiante de 22 ans. Depuis ce jour, dit-elle, je ne peux plus me passer de la bouteille. L’effet que cela me fait est simplement inexplicable. Ça me fait du bien». Il faut dire que dans cette société addictive, toutes les couches sociales s’y retrouvent. «On y retrouve des «filles à papa» qui payent une bouteille à tout le monde. On peut également rencontrer d’autres qui attendent toujours un mec pour payer un verre», confie un barman. Dans les pays développés, la bière et les cocktails sont bien prisés en temps de chaleur, mais on exige la présentation d’une pièce d’identité.
En Allemagne, à 16 ans déjà, on commence à flirter avec l’alcool tandis qu’aux Etats Unis, l’âge requis est de 21 ans. Dans l’Etat de New York notamment dans la zone du Times Square, il est interdit de servir de l’alcool à un client dont l’âge ne dépasse pas 40 ans, sans lui demander sa pièce d’identité. Au Sénégal, l’âge de la majorité est de 18 ans. Formellement, il est affiché une note dans ce sens, mais elle est souvent violée. «Je sors chaque fête avec ma sœur et son mari. On est catholiques, mais on ne nous a jamais demandé de pièces.
Tout le monde buvait, même les plus petits, confie Antoinette élève en classe de première. Pire, dit-elle, parfois, avec mes copines, on sort les samedis et on boit, sans qu’on ne nous enquiquine avec la carte d’identité. Mes camarades sont musulmanes, mais quand je sors avec elle, elles goûtent par curiosité. Et puis, elles se rendent compte que c’est cool. Que ce soit du rhum, de la vodka, du pastis du whisky, on se cotise et on achète surtout quand on a un exposé à présenter. Si tu es timide, ça te fait du bien aussi. Sous un éclat de rire, elle se met à raconter la «bonne aventure» d’une de ses camarades très timide et qui s’est réveillée du fait de l’alcool.»
D’autres témoignages
«J’ai 22 ans et j’ai commencé à boire de l’alcool depuis le décès de ma mère il y a deux ans, narre cette jeune orpheline. Je peux dire que je bois parce que ma vie est devenue un véritable calvaire depuis cet épisode sombre de mon existence. Comme je l’ai dit tantôt, ma mère est décédée dans mes bras, des suites d’une longue maladie qui l’a finalement emportée. Aujourd’hui, je vis avec mes deux enfants et mon père malade, entourée d’une famille qui ne me supporte pas. Je suis obligée de me débrouiller de gauche à droite pour pouvoir nourrir ma progéniture, et m’occuper de mon papa.»
Son premier contact avec l’alcool, c’était juste un mois après le décès de sa mère. «Vu que je fréquente des filles qui boivent, explique-t-elle, j’ai voulu tenter l’expérience pour oublier un peu les soucis de la vie. Et quand j’y ai gouté pour la première fois, je n’ai jamais pu m’arrêter. Je n’avais que 20 ans à l’époque et ce jour-là j’ai été complètement ivre. C’était la première fois qu’une telle chose m’arrivait. Je ne suis pas une mauvaise fille. Ma relation avec l’alcool a démarré à au moment où j’étais complètement déboussolée et perdue à cause des péripéties de la vie. Parfois, je suis confrontée à des problèmes d’argent que je ne peux soumettre à personne car les hommes te demandent toujours quelque chose en échange pour pouvoir t’aider. Pour oublier tout cela, je me noie l’alcool que mes copains et copines me paient volontiers.»
Et pourtant, elle se dit musulmane bien éduquée. «Malheureusement, lâche-t-elle, je me suis retrouvée avec ce vice qui me poursuivra toute ma vie. Il arrive que des hommes me prennent pour une prostituée parce que tout simplement ils m’ont vue en train de boire de l’alcool. C’est vrai que je bois, je fume beaucoup, mais je ne suis pas une prostituée. Malgré les difficultés de la vie, j’ai su garder ma dignité. Aucun homme n’ose m’approcher pour me faire des propositions indécentes. Parfois, je reste ici jusque très tard dans la nuit, mais je reste discrète, dans mon coin et je ne m’occupe de personne. Bien vrai que j’entretiens de temps à autre des relations amoureuses avec des hommes, mais le fait que je consomme de l’alcool ne les dérange pas car ils en consomment eux-mêmes et le plus souvent ce sont eux qui me paient à boire. Aucun d’entre eux n’a essayé de me remettre sur le droit chemin et c’est la raison pour laquelle j’ai arrêté de sortir avec les hommes car cela ne m’avance à rien.»
Elle compte faire mieux. «Aujourd’hui, avoue-t-elle, mon plus grand souhait, c’est d’arrêter de boire. Mes enfants grandissent et je ne veux pas qu’ils me voient un jour dans cette situation. Je dois leur servir d’exemple et rien que pour eux, je suis prête à arrêter. Je ne travaille pas, j’arrive difficilement à les nourrir et je suis consciente que ce n’est pas en passant la journée à vider mes bouteilles de bière que je vais parvenir à quelque chose dans la vie. Je maudis sincèrement le jour où j’ai touché pour la première fois à l’alcool. Je laisse tout entre les mains de Dieu, et je lui demande de m’éclairer le chemin afin que je puisse sortir de cette situation qui finira par me pourrir la vie.»