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Décoloniser la justice (Par René Lake)

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Dans un État démocratique et de droit, la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire est fondamentale pour assurer le bon fonctionnement et l’indépendance de chaque institution

Aller chercher le savoir jusqu’en…Chine ! Cette recommandation de bon sens est une invite à aller au-delà des frontières de la vieille métropole coloniale pour chercher les meilleures pratiques (best practices), surtout quand, dans un domaine particulier, celle de l’ex-colonisateur n’est pas le meilleur exemple pour la bonne gouvernance à laquelle les Sénégalaises et les Sénégalais aspirent. S’il y a bien un domaine où la France n’est pas une référence à l’échelle mondiale, c’est bien celui de la Justice dans son rapport avec l’Exécutif.

Dans un État démocratique et de droit, la séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire est fondamentale pour assurer le bon fonctionnement et l’indépendance de chaque institution. Au lendemain de la remise au président Diomaye Faye du rapport général des Assises de la justice qui se sont tenues du 15 au 17 juin 2024, ce texte a l’ambition de mettre en lumière l’importance de cette séparation et pourquoi il est critiqué que le président de la République soit également le président du Conseil Supérieur de la Magistrature.

Prévention de l’abus de pouvoir. La séparation des pouvoirs empêche la concentration excessive de pouvoir entre les mains d’une seule personne ou d’un seul organe. Chaque branche agit comme un contrepoids aux autres, ce qui limite les abus potentiels et favorise la responsabilité.

Indépendance judiciaire. En particulier, l’indépendance du pouvoir judiciaire est essentielle pour garantir des décisions impartiales et justes. Les juges doivent être libres de toute influence politique ou pression externe afin de pouvoir appliquer la loi de manière équitable. En de bien nombreuses occasions, tout le contraire de ce que l’on a connu depuis plus de 60 ans au Sénégal et qui a culminé pendant les années Macky Sall avec une instrumentalisation politique outrancière de la justice.

Fonctionnement efficace du législatif. Le pouvoir législatif doit être libre de proposer, examiner et adopter des lois sans interférence de l’exécutif ou du judiciaire. Cela assure la représentation démocratique des intérêts de la population et la formulation de politiques publiques diverses et équilibrées.

  • Le Président de la République et le Conseil Supérieur de la Magistrature –

Le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) est souvent chargé de la nomination, de la promotion et de la discipline des magistrats. Dans de nombreux pays démocratiques, il est critiqué que le président de la République soit également le président de cet organe pour plusieurs raisons notamment celle du conflit d’intérêt potentiel et de la menace pour la séparation des pouvoirs.

En occupant simultanément ces deux fonctions, le président peut influencer directement les décisions judiciaires et les nominations de magistrats, compromettant ainsi l’indépendance judiciaire. Cette perversion n’a été que trop la réalité de la justice sénégalaise depuis les années 60 avec une accélération sur les deux dernières décennies avec les régimes libéraux arrivés au pouvoir après une alternance politique.

Cette situation a fortement affaibli la séparation des pouvoirs au Sénégal en concentrant trop de pouvoir entre les mains de l’exécutif, ce qui a régulièrement mené à des décisions politiquement motivées plutôt qu’à des décisions basées sur le droit.

  • La crainte d’une République des juges –

Les acteurs sociaux favorables à la présence du chef de l’État dans le CSM invoquent régulièrement la crainte d’une « République des Juges ». Cette idée d’une « République des juges » où le pouvoir judiciaire dominerait les autres branches gouvernementales, n’est pas pertinente dans un système démocratique où il existe de multiples recours et des contrepoids aux potentiels abus des juges. Cette idée relève plus du fantasme jacobin que d’un risque réel dans une démocratie bien structurée, où il existe plusieurs niveaux de recours judiciaires permettant de contester les décisions des juges. Ces recours assurent que les décisions judiciaires peuvent être réexaminées et corrigées si nécessaire.

Par ailleurs, le pouvoir législatif a le rôle crucial de créer des lois et de superviser l’exécutif. En dernier ressort, le législatif peut modifier des lois pour contrer toute interprétation judiciaire excessive ou inappropriée, assurant ainsi un équilibre des pouvoirs.

Enfin, l’indépendance judiciaire signifie que les juges sont libres de rendre des décisions impartiales, mais cela ne signifie pas qu’ils sont au-dessus des lois ou qu’ils ne sont pas responsables. Les juges doivent toujours interpréter et appliquer les lois dans le cadre des normes constitutionnelles établies par le législatif.

La crainte d’une République des juges est un chiffon rouge agité en France depuis longtemps pour justifier un système judiciaire bien plus attaché à l’Exécutif que dans les autres démocraties occidentales.

Historiquement, le président de la République française a été le président du Conseil Supérieur de la Magistrature. Cette pratique a été critiquée pour son impact potentiel sur l’indépendance judiciaire. Actuellement, la réforme de 2016 a réduit le rôle direct du président dans le CSM, mais des questions persistent sur l’indépendance réelle.

De son côté, le système américain illustre une stricte séparation des pouvoirs, où le président n’a qu’un rôle indirect dans la nomination des juges fédéraux. Dans ce processus le président est chargé uniquement de nommer et seul le Sénat américain détient le pouvoir de rejet ou de confirmation. Cela vise à maintenir une certaine distance entre l’exécutif et le judiciaire.

L’Allemagne pour sa part maintient également une séparation rigoureuse des pouvoirs avec des organes distincts pour l’exécutif, le législatif et le judiciaire, évitant ainsi toute concentration excessive de pouvoir et préservant l’indépendance du pouvoir judiciaire.

  • Le modèle progressiste sud-africain –

L’Afrique du Sud offre un cas fascinant de respect de la séparation des pouvoirs, essentielle pour la stabilité démocratique et la protection des droits constitutionnels depuis la fin de l’apartheid. Suit une exploration de la manière dont la séparation des pouvoirs est respectée dans le système judiciaire sud-africain.

La Constitution sud-africaine, adoptée en 1996 après la fin de l’apartheid, établit clairement les pouvoirs et les fonctions de chaque institution de l’État : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Elle garantit également les droits fondamentaux des citoyens et définit les principes de gouvernance démocratique.

La Constitution insiste sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, affirmant que les tribunaux sont soumis uniquement à la Constitution et à la loi, et ne doivent pas être influencés par des intérêts politiques ou autres pressions externes. Les juges sont nommés de manière indépendante, et leurs décisions ne peuvent être annulées que par des procédures juridiques appropriées, garantissant ainsi leur autonomie dans l’interprétation et l’application de la loi.

La Cour constitutionnelle est la plus haute autorité judiciaire en matière constitutionnelle en Afrique du Sud. Elle est chargée de vérifier la constitutionnalité des lois et des actions du gouvernement, de protéger les droits fondamentaux des citoyens, et de maintenir l’équilibre entre les pouvoirs. La Cour constitutionnelle a le pouvoir de rendre des décisions contraignantes pour toutes les autres cours, garantissant ainsi l’uniformité et la primauté du droit constitutionnel.

En plus de la Cour constitutionnelle, l’Afrique du Sud dispose d’un système judiciaire complet avec des tribunaux inférieurs qui traitent des affaires civiles, pénales et administratives à différents niveaux. Chaque niveau de tribunal joue un rôle spécifique dans l’administration de la justice selon les lois applicables.

La Cour constitutionnelle a souvent été appelée à vérifier la constitutionnalité des lois adoptées par le Parlement sud-africain. Cela démontre son rôle crucial dans le maintien de la séparation des pouvoirs en s’assurant que les lois respectent les normes constitutionnelles et les droits fondamentaux.

Les juges en Afrique du Sud sont nommés sur la base de leur compétence professionnelle et ne sont pas soumis à des influences politiques directes. Cela garantit que leurs décisions sont prises en fonction du droit et non de considérations partisanes ou externes.

La séparation des pouvoirs renforce la protection des droits fondamentaux des citoyens en permettant au pouvoir judiciaire d’agir comme un contrepoids aux actions potentiellement inconstitutionnelles ou injustes du gouvernement ou du législateur.

En respectant la séparation des pouvoirs, l’Afrique du Sud renforce la confiance du public dans le système judiciaire, crucial pour la stabilité politique, économique et sociale du pays.

  • Se référer aux bonnes pratiques –

La Fondation Ford a joué un rôle significatif et historique dans le processus d’élaboration de la Constitution sud-africaine de 1996. Franklin Thomas, président de cette institution philanthropique américaine de 1979 à 1996, a été un acteur clé dans ce processus. Avant les négociations constitutionnelles officielles qui ont conduit à la Constitution de 1996, l’institution philanthropique américaine a soutenu financièrement des recherches approfondies et des débats critiques sur les principes et les modèles constitutionnels. Cela a permis de jeter les bases d’une réflexion constructive et informée parmi les diverses parties prenantes en Afrique du Sud.

Des rencontres et des dialogues ont été facilités entre les leaders politiques, les juristes, les universitaires, ainsi que les représentants de la société civile et des communautés marginalisées. Ces forums ont joué un rôle crucial en encourageant la participation démocratique et en favorisant la compréhension mutuelle nécessaire à la construction d’un consensus constitutionnel.

Par ailleurs, plusieurs organisations de la société civile en Afrique du Sud ont joué un rôle actif dans les négociations constitutionnelles. Cela comprenait des groupes de défense des droits humains, des organisations communautaires et des instituts de recherche juridique.

En encourageant des initiatives visant à promouvoir la justice sociale, l’équité raciale et les droits fondamentaux, ces efforts ont contribué à ancrer ces valeurs dans le processus constitutionnel sud-africain. Cela a été essentiel pour contrer les héritages de l’apartheid et pour établir un cadre constitutionnel solide basé sur les principes de l’État de droit et de la démocratie.

Le rôle de ces initiatives dans l’élaboration de la Constitution sud-africaine a laissé un héritage durable de liberté et de justice en Afrique du Sud. La Constitution de 1996 est largement reconnue comme l’une des plus progressistes au monde, protégeant une vaste gamme de droits et établissant des mécanismes forts pour la protection de la démocratie et de l’État de droit.

L’expérience sud-africaine a souvent été citée comme un modèle pour d’autres pays en transition ou confrontés à des défis de consolidation démocratique ou de rupture systémique. Elle démontre l’importance du partenariat entre les acteurs nationaux dans la promotion de la bonne gouvernance et des droits humains.

  • Nécessité d’une transformation systémique au Sénégal –

Avec l’arrivée au pouvoir du mouvement Pastef, il est crucial pour l’administration Faye-Sonko de ne pas tomber dans le piège des petites réformes qui maintiennent intact le système ancien mais d’envisager une réforme judiciaire qui s’inspire des meilleures pratiques internationales, telles que celles observées en Afrique du Sud.

Décoloniser et émanciper la justice au Sénégal implique de repenser et de réformer le système judiciaire de manière à renforcer l’indépendance, la transparence et l’efficacité. S’inspirer des meilleures pratiques internationales tout en adaptant ces modèles au contexte spécifique du Sénégal est essentiel pour promouvoir une gouvernance démocratique solide et durable, répondant aux aspirations des citoyens pour une justice juste et équitable. L’instrumentation politique de la Justice doit devenir une affaire du passé au Sénégal.

Réformer la Justice pour assurer la Rupture au Sénégal ne peut se concevoir que dans un cadre plus général de refondation des institutions. L’article publié sous le titre Pour une théorie du changement“ (Sud Quotidien du 28 juin 2024) développe cet aspect de manière explicite. L’ambition pastéfienne de sortir le Sénégal du système néocolonial est partagée par l’écrasante majorité des Sénégalais et des jeunesses africaines. Cette ambition doit cependant être exprimée dans la présentation d’un cadre général clair, discuté et élaboré avec les citoyens. Le processus doit être réfléchi, inclusif et sérieux. Cela aussi, c’est la Rupture exigée par les Sénégalaises et les Sénégalais le 25 mars 2024.

1 COMMENTAIRE

  1. Pour avoir pratiqué le système judiciaire sud-africain au sens large (Chapiter 9 Institutions), je peux confirmer que le Sénégal comme le reste de l’Afrique doivent s’inspirer de ce système institutionnel pour une bonne gouvernance. Au-delà de l’appareil judiciaire proprement dit d’autres structures comme le « Public Protector », SAHRC (droits de l’homme), National Prosecuting Authority (NPA) entre autres, concourent à veiller à la bonne marche des institutions et à amener les sud-africains, quelles que soient leurs positions sociales, leur poids politique, leurs origines, races ou genres à rendre compte de leurs actes. Ainsi, Politiciens et fonctionnaires de tous bords (du Président de la République au plus petit agent public) sont régulièrement contraints à répondre de leurs agissements. Plus intéressant à souligner, ces institutions sont de véritables régulatrices de la vie publique avec un champ de compétences qui s’étend aux nominations aux emplois publics (pouvoir de décider de l’incompétence d’un agent à occuper une position de responsabilité quelconque), à l’arbitrage de conflits au sein de partis politiques par exemple. Le plus remarquable à souligner est qu’il ne vient à l’esprit de personne de remettre en cause les décisions prises (sinon à recourir aux institutions d’appel), sous peine d’en subir les conséquences (L’ex Président Zuma a été incarcéré non pas suite à une condamnation relevant des nombreuses poursuites judicaires auxquelles il fait face depuis plus de deux décennies, mais pour ne pas avoir donné suite aux injonctions de la Haute cour de justice de se présenter devant une commission d’enquête spécialement mise en place pour fouiller certains aspects de sa gestion lorsqu’il était aux affaires). Toutefois, l’un des points faibles de ce système est la possibilité qu’il offre au prévenu d’user et d’abuser de recours à l’infini : le Président Zuma a une parfaite maîtrise de ces procédures connues localement sous le vocable de « Stalingrad tactic » qui lui ont permis, jusque-là d’échapper à toute condamnation définitive.

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