Ancien directeur national de l’organisation norvégienne Norwegian People’s Aid (NPA), Chris Natale fait des révélations assez étonnantes sur les raisons de l’échec du déminage en Casamance. Et pour bien faire passer son message, Chris Natale a partagé son expérience du déminage en Casamance avec l’Agence de presse IRIN des Réseaux d’information régionaux intégrés rattachés au Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU. Tout le monde y passe, de l’Etat du Sénégal aux rebelles du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), en passant par les responsables politiques de la Casamance et ceux du Centre national d’action anti-mines du Sénégal (CNAMS).
Des milliers de mines terrestres se trouvent dispersés dans tout le Sud du Sénégal. Ce sont des engins de mort placés par les belligérants engagés dans les affrontements entre forces militaires de l’Etat du Sénégal et rebelles du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) qui durent depuis plus de 30 ans. Les espoirs d’un déminage rapide nés en 2012 se sont vite éteints en 2013, après l’enlèvement d’une équipe de démineurs des Sud-africains Mechem, une société engagée dans le déminage avec Handicap international et l’organisation norvégienne Norwegian People’s Aid (NPA) in Sénégal. Selon Chris Natale qui était alors directeur national de NPA au Sénégal, l’échec du déminage est la résultante du manque de volonté manifeste d’aller au bout de cet engagement par les différentes parties prenantes au conflit de Casamance.
L’enlèvement des démineurs, un arbre qui cache la forêt
Selon Chris Natale, le travail de déminage avait bien commencé en 2012. Son équipe réussit à produire une base de données complète, avec des cartes montrant ce qui avait été fait et ce qui restait à faire pour aider le Sénégal à se débarrasser des mines. Or, dit-il, « pour que les opérations de déminage soient vraiment efficaces, il faudrait la coopération des deux parties pour établir les endroits où les mines ont été enfouies. Mais peu de temps après le début des travaux de la NPA, le CNAMS interdit à deux autres organisations de déminage, en l’occurrence la société commerciale sud-africaine Mechem et Handicap International, de parler aux rebelles ou à l’armée sénégalaise», explique Natale à l’Agence de presse IRIN.
« Nous avons été obligés de passer dans la clandestinité pour pouvoir communiquer avec les acteurs et les sources d’information les plus importantes, quand les occasions se présentaient, sans la participation du CNAMS », poursuit Natale. « Il y a, par exemple, une rencontre avec un capitaine de l’armée en service actif qui avait longtemps séjourné en Casamance, raconte l’ancien directeur de NPA. Lui et moi avions utilisé mon ordinateur portable pour parcourir d’innombrables anciens avant-postes de l’armée à l’aide de Google Earth. Il indiquait tout simplement les endroits où il savait par expérience de première main, qu’il y avait des mines, en disant : « Oui, nous avons eu des mines par là. Non, pas là, je ne pense pas », raconte Natale. Qui ajoute : ‘’En ayant pu officiellement accéder à ce genre d’informations, plutôt que de passer par des réunions clandestines, on aurait rendu le déminage en Casamance plus rapide et plus efficace.’’ Cette impossibilité d’avoir directement accès à l’armée était une épine dans le pied de la NPA.
« Le CNAMS a simplement profité de l’enlèvement des démineurs de Mechem pour arrêter, sans délai, tous les travaux pendant six mois, obligeant NPA et Mechem à réorienter leur mission, la réduisant à mener des enquêtes techniques le long de la Route nationale 6 (RN6)’’. Citant le directeur du CNAMS Sidy Barham Thiam, Chris Natale déclare que l’officiel lui a fait savoir que « le déminage, en dehors de la RN6, n’est plus sûr et donc impossible à réaliser, avant la signature d’un accord de paix entre l’Etat du Sénégal et le MFDC ».
La confusion qui a fait partir l’Union européenne
Cette concentration sur la RN6 obéit à une logique qui échappe à Natale. Même s’il a sa petite idée sur les raisons pour lesquelles le MFDC était heureux que les équipes internationales concentrent leurs ressources sur la RN6. « Elle était sans importance stratégique pour eux. Mais en fait, ils recevaient d’extravagants per diem pour seulement se présenter et discuter, lors des réunions organisées par le CNAMS. » Fred Weyers, le directeur de Mechem, partage la frustration de Natale. « Il y a d’autres zones où la menace des mines est plus élevée pour la population de Casamance », confie-t-il à son tour à IRIN. Mais le CNAMS insistait sur le fait que le déminage des zones autour de la nouvelle route était la priorité absolue, décrivant le projet comme étant d’une « importance nationale et régionale. Si la RN6 n’est pas prête à temps, je serai responsable, » a déclaré Thiam à l’Agence de presse.
Et quand le directeur du CNAMS soutient à IRIN que son agence communique avec tout le monde de manière transparente, le porte-parole du MFDC, Abdou Elinkine Diatta, affirme tout le contraire au même organe. « On n’a jamais entendu parler de l’existence d’une base de données des mines en Casamance. Le CNAMS ne nous a jamais permis de parler avec les démineurs. Le CNAMS excelle par son absence totale de communication claire avec nous. »
C’est ce climat de confusion qui a sanctionné plusieurs réunions infructueuses entre les sociétés de déminage et des représentants du gouvernement. Au finish, Chris Natale explique que NPA a décidé de se retirer totalement du Sénégal. « Ce qui a incité l’UE à ne pas renouveler son financement pour des projets de déminage en Casamance», déclare-t-il. L’UE a cité une « absence totale de stratégie à moyen et long terme, en dehors de la RN6 par le CNAMS. « Avec la perte du soutien de l’UE, le budget de déminage de l’État a été considérablement réduit. Mechem est maintenant la seule organisation qui se débrouille dans le déminage en Casamance, et seulement aux environ de la RN6 ».
Natale est déçu, mais il affirme qu’il ne regrette pas d’avoir affronté les pouvoirs politiques dont il reste persuadé qu’ils ont intentionnellement retardé la possibilité d’un Sénégal sans mines, pour leurs propres fins stratégiques. « Si nous n’avions finalement pas laissé une telle puanteur, les pays donateurs bien intentionnés auraient encore fait couler leur argent dans des opérations de déminage au Sénégal qui n’en sont rien du tout. »
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