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Des archives au service d’une histoire officielle mensongère par Armelle Mabon

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Le massacre de Thiaroye (Sénégal, 1er décembre 1944) :
des archives au service d’une histoire officielle mensongère

Le 12 octobre 2012, lors de sa visite officielle à Dakar, le président de la République François Hollande déclara : « La part d’ombre de notre histoire, c’est aussi la répression sanglante qui en 1944 au camp de Thiaroye provoqua la mort de 35 soldats africains qui s’étaient pourtant battus pour la France. J’ai donc décidé de donner au Sénégal toutes les archives dont la France dispose sur ce drame afin qu’elles puissent être exposées au musée du mémorial ». Cette promesse spectaculaire a peu de chance d’être tenue dans son intégralité. Selon le Code du patrimoine, ces archives sont inaliénables et imprescriptibles, c’est-à-dire qu’elles ne pourront jamais être cédées et donc sortir du domaine public. L’équité voudrait qu’une numérisation des archives sur le massacre de Thiaroye s’opère tant en France qu’au Sénégal, afin de faciliter le travail des historiens et la quête de vérité de tout citoyen.
Alors qu’une association est en cours de constitution, rassemblant notamment les familles des « mutins » de Thiaroye, et que les premières commémorations sont célébrées en France, comme à Bordeaux le 30 novembre 2013, je voudrais ici brièvement montrer pourquoi il est indispensable que la France réhabilite ces ex-prisonniers de guerre tués, blessés, jugés, exclus de l’Armée et humiliés comme le fut de son vivant le capitaine Dreyfus le 12 juillet 1906 après la reconnaissance des sombres machinations de l’Armée. Il sera alors possible d’envisager sereinement une exposition de ces archives conservées par la France.

Riposte lourdement armée contre des soldats sans armes
Faits prisonniers par les Allemands en juin 1940, revenus à Dakar le 21 novembre 1944 pour être démobilisés après quatre longues années de captivité en France, 500 tirailleurs « sénégalais » refusent de quitter la caserne de Thiaroye le 28 novembre 1944 tant qu’ils n’ont pas perçu les rappels de solde réglementaires.
Considérant le détachement en état de rébellion, l’Armée ouvre le feu le 1er décembre 1944 à 9h30, faisant au moins 70 morts.
Une première lecture des rapports des officiers qui dictent l’histoire officielle de Thiaroye tend à montrer que les « mutins », présentés comme des combattants travaillés par la propagande allemande, sont armés et que la riposte était nécessaire parce qu’ils auraient tiré les premiers avec des mitraillettes.
Qu’en est-il réellement dès lors que ces différents rapports sont comparés et analysés ? Force est de constater que les incohérences sont si nombreuses qu’au-delà du doute, c’est bien leur véracité qui interpelle.
C’est le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie, qui a ordonné l’opération de maintien de l’ordre à l’aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks, trois automitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupes français, après que le général de Boisboissel, commandant supérieur des troupes de l’Afrique occidentale française (AOF), revenu de tournée, eut donné son accord.
Le général Dagnan oublie de citer, dans son rapport daté du 5 décembre 1944, la revendication principale du paiement des rappels de solde des 1300 ex-prisonniers de guerre coloniaux stationnés à Thiaroye, alors que les circulaires officielles prouvant le bien-fondé de leurs protestations ont disparu des archives, effaçant toute trace de spoliation. Nous renverrons à ce sujet vers le texte http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/011212/thiaroye-un-passe-reconstituer.
Le lieutenant-colonel Le Berre, dans son rapport du 1er décembre, fait état d’un renseignement reçu la veille au soir comme quoi « beaucoup de mutins sont armés de pistolets, revolvers, grenades et pistolets-mitrailleurs » corroboré partiellement par la liste donnée par le général Dagnan des armes retrouvées après la mutinerie (une centaine de baïonnettes, une poignée de mitraillettes, chargeur, pistolets automatiques, etc.). On est très éloigné du constat établi par le colonel Le Masle, chef d’État-Major, dans son rapport du 5 décembre 1944, signalant que les tirailleurs étaient « porteurs d’armes (poignards en particulier) ». Finalement, il s’agissait d’une « petite quincaillerie » sans danger.
Seul le général Dagnan parle d’un membre des forces de l’ordre blessé par balle.
Quelques officiers avec le général Dagnan indiquent que les « mutins » ont fait usage d’armes à feu avant la riposte mais là les scenarii divergent. Si effectivement il y a eu une rafale avant la tuerie, elle provenait selon toute vraisemblance non pas des ex-prisonniers de guerre mais du service d’ordre puisque qualifiée de « salutaire » par le commandant du bataillon de Rufisque, Boudon (rapport du 1er décembre 1944). Le colonel Carbillet, directeur de l’opération, dans sa synthèse en date du 4 décembre 1944, modifie l’heure de cette rafale pour prouver l’armement des « mutins » mais omet de rectifier les propos du chef de bataillon Le Treut certifiant que les mutins ont ouvert le feu à 9h30 qui est en fait l’heure de la riposte (rapport du 2 décembre 1944). Il est également indiqué que les ex-prisonniers de guerre ont utilisé des armes à feu après la riposte alors que c’était une fois encore le service d’ordre chargé de les « réduire » en tirant en l’air (rapport Boudon). Les rapports écrits à charge manquent décidément de crédibilité. Les « mutins » étaient donc des soldats désarmés, victimes d’une répression afin d’empêcher toute réclamation même justifiée.

Qui a tiré ?
Certains rapports donnent l’impression que ce sont les tirailleurs du service d’ordre qui ont tiré, or ils sont arrivés au camp de Thiaroye dépourvus de munitions. Là aussi, compte tenu des divergences (distribution avant ou après l’autorisation de tirer, horaire de la distribution variant de 9h15 à 9h30), il y a tout lieu de croire que les tirailleurs du service d’ordre n’ont pas pu être les auteurs des tirs contre leurs frères d’armes, comme l’ont indiqué les témoins oculaires Roger Bokandé, tireur d’élite, et Zonguo Reguema, ancien prisonnier de guerre. D’après des experts en armement, les munitions étant dans des trousses, une distribution effective dans un tel contexte d’excitation ne semble pas possible en 10 minutes.

Une instruction à charge
Dès le 2 décembre 1944, le général Dagnan nomme un sous-lieutenant pour procéder à l’instruction contre 48 « mutins » avant de déposer plainte le 11 janvier 1945 aux fins de poursuivre devant les juridictions militaires 34 ex-prisonniers de guerre rendus coupables de refus d’obéissance, rébellion, outrage à supérieur et complicité de refus d’obéissance. Défendus par Lamine Guèye, ils sont condamnés le 5 mars 1945 à des peines allant de dix ans de prison avec dégradation militaire pour ceux d’entre eux considérés comme les « instigateurs » de la rébellion armée, à un an de prison pour les autres, punis pour simple désobéissance. Au moins un tirailleur meurt durant sa détention. En juin 1947, ils bénéficièrent d’une grâce amnistiante qui a eu surtout pour effet de créer une amnésie.

Les enquêtes « objectives » de la direction des Troupes coloniales
À défaut d’une enquête parlementaire refusée par les autorités, deux inspecteurs de la direction des Troupes coloniales ont rédigé un rapport circonstancié. Alors que le ministre des Colonies Paul Giacobbi affirme le 22 décembre 1944 que « les incidents sont imputables à la question de la solde » mais sans condamner les agissements de l’Armée, l’inspecteur Mérat n’hésite pas à écrire le 15 mars 1945 : « En matière de solde, tous les ex-prisonniers avaient touché en France plus que leur dû ». Quant au général de Périer, dans son rapport du 6 février 1945, il encense le général Dagnan, réduit le nombre de morts de moitié, confirme que la réglementation des soldes a été appliquée et dénigre les ex-prisonniers.

L’histoire de Thiaroye est ainsi définitivement écrite avec l’appui des plus hautes autorités civiles et militaires.

Conséquences sur la carrière des officiers
Le lieutenant-colonel Siméoni, commandant le dépôt des isolés coloniaux de Dakar où transitait l’argent à distribuer aux ex-prisonniers de guerre, est particulièrement mal noté par le général Dagnan en avril 1945, rapatrié sanitaire à ce même moment et, sur sa demande, dégagé de l’Armée d’active en 1946, avant de mourir en 1949 en emportant dans sa tombe de bien lourds secrets. Le colonel Carbillet, rapatrié en métropole en juin 1946, a préféré faire valoir un départ à la retraite en 1948 à la place d’un dégagement d’office des cadres de l’Armée. Quant au colonel Le Masle, pressenti pour être promu général de brigade, il attendra jusqu’à son départ en retraite en 1955. Il a souhaité quitter l’AOF par anticipation. La carrière du lieutenant-colonel Le Berre, sanctionné par le général Dagnan, s’arrêtera au rang de colonel. Il quitte l’AOF en 1947. Le chef de bataillon Le Treut, rapatrié sanitaire en juin 1945, sera nommé lieutenant-colonel en mars 1946 avant d’être dégagé de l’Armée d’active à sa demande.
Le général Dagnan a, lui, été promu commandeur de la Légion d’Honneur en 1946 et nommé commissaire du gouvernement.
Ne serait-ce pas une manifestation de la prise de conscience des officiers qui ont agi sur ordre y compris pour l’écriture de leur rapport alors que l’État officialisait la couverture du massacre et de celui qui l’a ordonné ?
Aucun d’entre eux n’a fait de révélations, laissant ainsi les mensonges et les omissions servir l’histoire de Thiaroye aux dépens des tirailleurs qui, certes, ont insulté et bousculé les officiers mais après qu’ils ont subi un outrage par le déni de leur temps de captivité et de leur engagement y compris dans les maquis. Si leurs droits d’ex-prisonniers de guerre avaient été respectés, si la réglementation des rappels de solde avait été appliquée, il n’y aurait pas eu de désobéissance, ni de révolte.

Les archives, pour peu que l’on s’y attarde, finissent par révéler une autre interprétation des faits. Il faut poursuivre l’analyse de cette sortie de guerre problématique encore méconnue par le biais d’études comparatives et transversales. C’est la raison pour laquelle Sabrina Parent, chercheuse à l’Université libre de Bruxelles, Martin Mourre, qui achève une thèse sur Thiaroye à l’EHESS, et moi-même avons décidé de réunir un colloque international qui se tiendra fin novembre 2014 à l’Université de Bretagne-Sud (Lorient) sur le thème « Massacres et répressions dans le monde colonial : archives et fictions au service de l’historiographie ou du discours officiel ? ». D’ici là, nous formons l’espoir que la France aura reconnu le massacre et réhabilité les hommes de Thiaroye, encore considérés aujourd’hui à tort comme coupables.

Armelle Mabon
Maître de conférences
Université de Bretagne-Sud
Dernière publication : « Le massacre des ex-prisonniers de guerre coloniaux le 1er décembre 1944 à Thiaroye (Sénégal) », in Nouvelle histoire des colonisations européennes (XIXe–XXe siècle), dirigé par Amaury Lorin et Christelle Taraud, Paris, PUF, 2013.

4 Commentaires

  1. Merci pour ce beau rappel documenté. La France comme tout État organisé a du mal à reconnaître son histoire quand celle ci fait du mal. Il est temps qu’elle reconnaisse ses erreurs et les massacres. Puisque d’un autre côté c’est la mémoire de personnes honorables qui est bafoué. Bon courage pour le colloque. C’est important de réussir. Il faut réussir pour tous ces soldats africains, morts à Thiaroye ou survivants.

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