Bien qu’appartenant à une catégorie générale de la pensée soufie que l’on retrouvait déjà dans nombre de travaux antérieurs, la notion de hâl traverse les enseignements et les développements théoriques de la spiritualité Tijâne. Étymologiquement, cette notion renverrait à une « situation » ou un « état », soit particulier, passager, statique ou dynamique.
La grammaire arabe, fait aussi usage de ce terme pour désigner l’équivalent de l’attribut dans les langues romanes. Le Hâl en finit, ainsi, par être compris en tant qu’étantité de ce qui est sans que l’on ait forcément d’emprise sur son état.
En revisitant la poésie de Cheikh El Hadji Malick Sy et de ses suivants de l’école de Tivaoaune, la notion de hâl revient souvent dans le cadre du Tawassul, une forme d’intercession spirituelle, afin de décanter une situation critique – existentielle ou matérielle – ou de s’en remettre à la volonté divine comme ultime recours (tawakkul).
Les travaux de Seydi Diamil Niane de l’IFAN sont, d’ailleurs, une référence incontournable pour saisir cette notion sous ses divers aspects dans la pensée de Cheikh El Hadji Malick Sy auquel il a consacré l’un de ses meilleurs ouvrages sur le soufisme.
De l’approche transformationnelle de la Tarbiyya
Il arrive que, Maodo, ce « pôle d’attraction entre Sharîa et Haqîqa », – selon l’heureuse expression du Professeur Rawane Mbaye -, se singularise dans une approche transformationnelle de la notion de « hâl » tout en se remettant à l’Ultime qu’il implore en évoquant sa capacité à lui exclusive de tout faire advenir et en tout moment.
On retrouve cette approche dans son célèbre vers de la prière de la Wazîfa lorsqu’il invoque son Seigneur, le Seul en mesure de transformer ou créer une situation inattendue (hâl) souvent inespérée entre le kâf et le Nûn, les deux lettres arabes constituant le vocale de « Kun » : (Sois !) « yâ jâ’ilal hâli baynal kâfi wa-n-nûni ».
A l’intersection de la sincérité et de la détermination
Dans cette même approche, le premier Khalife de Maodo, Serigne Babacar Sy, aborde la notion de « hâl » comme produit d’un « décret » (qadâ’) dans la conjonction entre une volonté divine et un appel sincère et déterminé à l’Ultime à travers le « Yâ », qu’il ne mentionne pas explicitement mais fait simplement une poétique allusion à statut grammatical « harfu Nidâ » : « Yâ Qâdiyal Hâji fî harfi nidâ’i » : « Celui qui déclenche les situations inattendues ou inespérées lorsqu’on évoque la conjonction d’appel (Yâ) ».
En fait, dans la tradition des litanies et oraisons, en évoquant n’importe quel nom de Dieu la pratique voudrait qu’on le fasse précéder du « Yâ » comme « Yâ Latîf », « Yâ Rahmân » etc.
Entre désir de secours et recours à l’Ultime
Cette relation intrinsèque entre désir de secours par recours à l’Ultime, la conscience et l’intime conviction que tous les deux ne peuvent provenir que de l’Ultime, fait, d’ailleurs, que Cheikh El Hadji Mansour Sy, l’autre fils et illustre disciple spirituel de Maodo se suffit d’une simple insinuation ô combien éloquente pour invoquer le Seigneur.
Parfaite conscience de l’omniscience et de l’omnipotence
Dans cette invocation, outre l’aspect stylistique et les contraintes liées à la prosodie visant la profusion des sens malgré l’économie des mots, Cheikh El Hadji Mansour Sy se limite à une reconnaissance que la situation « hâl » pour laquelle il invoque le Seigneur n’est point pour lui un mystère qui ait besoin de lui être explicitement exposé. Il combine, de ce fait, l’expression d’une parfaite conscience de l’omniscience divine et une certitude en Sa capacité de faire sortir du « hâl » voire de le transformer.
Partir du « hâl » vers la « Himma » ?
Cette dynamique devrait être illustrée par la différenciation entre « tawâkul » une résignation inactive sans effort ou volonté et le « Tawakkul », le recours à l’Ultime tout en usant de toutes les capacités transformationnelles dont il a doté l’humain.
Cette démarche ne serait en rien une tentative de négation de la totale emprise du Seigneur sur la créature mais une fine intelligence du verset coranique « Inna lâha lâ yughayyiru mâ bi qawmin hattâ yu ghayyirû mâ bi anfusihim » : « Dieu ne modifie point l’état d’un peuple, tant qu’ils ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes » (Sourate XIII, Verset 11).
Il est vrai qu’en évoquant la volonté transformatrice des « situations », certains peuvent penser à la notion de volonté de puissance attribuée aux philosophies existentialistes et particulièrement à Nietzche. Mais, ici, la « himma » en tant que démarche s’inscrit pleinement dans la tradition soufie.
Bien avant même l’ouvrage îqâzul Himam fî sharh al-Hikam d’Ibn ‘Atâ Allah al-Iskandarî (m.1309), cette notion a prospéré dans l’univers du soufisme indépendamment des différences confrériques.
Sortir des traditions idolâtrées : himma contre âda ?
Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al-Maktoum aura été celui qui a inlassablement vulgarisée la notion de « himma » (yitté en wolof) dans la Tijâniyya contemporaine en tant que concept fonctionnel par lequel il a constamment appelé, surtout, à s’attaquer aux conformismes érigés en doctrine ou conduite immuable s’inspirant de traditions idolâtrées. A ces dernières il a toujours opposé la force de la himma dont Seydina Cheikh Ahmad Tijânî disait qu’elle peut toujours avoir le dessus sur toutes les créatures « qâhiratun ‘alâ Jamî’il akwâni ».
Serigne Cheikh Tidiane Sy Al-Maktoum avait compris, comme le prédisait Seydinâ Cheikh Ahmad at-Tijânî, que la destinée du monde musulman, comme de l’humanité tout court, ne pouvait jamais s’améliorer en se contentant d’un mimétisme irréfléchi des us et coutumes se sédimentant tout en subissant l’œuvre du temps.
C’est pour cela, bien que peu compris à l’instar de tous les visionnaires, Serigne Cheikh Tidiane Sy Al-Maktoum avait très tôt appelé à une conception élargie du religieux qui risquait le décalage ayant atteint les autres doctrines lorsqu’elles se départissaient du nécessaire discernement (tadbîr).
Jumeler « ici-bas » et « au-delà » : défi d’une spiritualité vivante
Cette méthode préconisée par Al-Maktoum est nette dans son inimitable « Fa ilayka » où il dessine les contours d’une spiritualité vivante, transformationnelle avec cette prouesse de jumeler le monde d’ici-bas avec les exigences de l’autre (wa ja’alata dunyal ‘âlamîna shaqîqatan/ lil jannatil ‘Ulyâ bikulli ma’ânî).
C’est pourquoi, sa critique sociale n’a même pas épargné certaines conceptions religieuses dès lors qu’elles allaient à l’encontre du principe de la « himma », yitté en Wolof, même si ce dernier terme n’arrive à en épuiser le sens.
La himma telle que théorisée et même pratiquée dans la Tijâniyya est cette force motrice qui ne se fixe de limite et dont l’espace de déploiement défie même l’univers. Mieux cette himma est, dans l’idéal, capable même de s’imposer à tous les univers (Qâhiratun ‘alâ Jamî’il akwâni), comme dit Seydina Cheikh Ahmad At-Tijânî.