Lorsqu’une autorité étatique décide d’agir, elle doit maîtriser tous les paramètres en jeu et avancer avec détermination, car toute hésitation ou rétropédalage peut être perçu comme un aveu d’impuissance, fragilisant sa crédibilité et son autorité. La régulation des motos non immatriculées au Sénégal, initiée par le ministère des Infrastructures et des Transports terrestres et aériens (MITTA), illustre cette exigence. Inscrite dans une démarche ambitieuse et complexe, cette initiative vise à structurer un secteur à la fois dynamique, précaire et profondément enraciné dans l’informalité. Annoncée le 2 janvier 2025, elle accorde un délai de trois mois aux conducteurs de deux-roues non conformes pour se régulariser, avec une échéance fixée au 13 mars 2025. La gratuité temporaire des démarches d’immatriculation, effective dès le 6 janvier, traduit une tentative audacieuse de conjuguer fermeté réglementaire et pragmatisme socio-économique. Cette approche hybride reflète une volonté d’adaptation aux multiples réalités d’un secteur essentiel pour des millions de Sénégalais.
Ces deux-roues, initialement présents dans des villes comme Kaolack et Thiès, ont progressivement envahi Dakar, malgré des restrictions réglementaires. Dans un contexte où environ 300?000 nouveaux demandeurs d’emploi, majoritairement des jeunes, affluent chaque année sur le marché du travail, les motos « Jakarta » sont devenues une véritable bouée de sauvetage. En 2024, le taux de chômage élargi atteignait 21,6 %, contre 18,6 % l’année précédente, révélant l’incapacité structurelle du secteur formel à absorber cette main-d’œuvre croissante. Dans cette situation, l’« économie de débrouille » s’impose comme une réponse pragmatique, et les motos « Jakarta », estimées à plus de 500?000 en circulation, en sont le symbole. Offrant des opportunités d’emploi informel dans le transport de personnes et de marchandises – notamment à travers des services de livraison express (Thiak-Thiak) –, elles comblent les lacunes béantes d’un marché de l’emploi en crise.
Face à ces réalités, l’autorité étatique se trouve confrontée à un dilemme complexe : comment structurer et réguler un secteur aussi désorganisé sans briser sa fonction sociale essentielle?? La réponse à cette question exige une gestion stratégique et équilibrée, afin de préserver la légitimité de la régulation tout en répondant aux besoins économiques et sociaux des populations concernées.
- Les motos « Jakarta » : un enjeu entre innovation populaire et quête de régulation par l’État
Les motos « Jakarta » ne sauraient être réduites à de simples moyens de transport. Elles constituent le fragile point d’ancrage qui relie des milliers de jeunes à une forme de dignité économique, dans un contexte où l’accès à un emploi stable demeure une utopie pour une large partie de la population. En desservant des zones où les infrastructures de transport public sont déficientes, ces deux-roues se sont imposées comme une réponse pragmatique aux lacunes structurelles. Elles incarnent un microcosme où l’ingéniosité individuelle se conjugue avec des besoins collectifs urgents, illustrant ainsi l’économie informelle en tant que palliatif face aux insuffisances d’un État souvent perçu comme distant et déconnecté des réalités quotidiennes. Toutefois, cette dynamique socio-économique n’est pas sans failles. L’augmentation des accidents de la route met en lumière l’absence criante de formation, de régulation et de respect des normes de sécurité. En 2019, l’Agence nationale de la Sécurité routière (Anaser) a recensé 4 000 accidents de la circulation, dont 745 ont entraîné des décès. Ces chiffres, bien qu’austères dans leur présentation statistique, traduisent une urgence sociale où les fragilités de l’économie informelle pourraient se muer en crises nationales.
Dans ce contexte, l’État tente de reprendre le contrôle sur un secteur échappant depuis longtemps à toute régulation formelle. L’instauration de l’immatriculation obligatoire, le renforcement des contrôles routiers et l’application de sanctions traduisent une volonté manifeste de rendre visible et compréhensible une activité jusqu’alors insaisissable. Cependant, ces mesures dépassent largement le cadre technique de la régulation : elles reflètent une bataille symbolique, celle d’un État cherchant à réaffirmer son autorité face à une économie informelle souvent perçue comme incontrôlable. Cette situation met également en lumière un enjeu fondamental : la marginalité administrative des acteurs du secteur. Une part importante des conducteurs se trouve dépourvue de pièces d’identité en raison des lacunes de l’état civil, les privant ainsi de l’accès aux documents officiels indispensables tels que le permis de conduire ou la carte grise. Cette exclusion administrative aggrave leur précarité et limite leur intégration dans le cadre légal, renforçant ainsi les inégalités systémiques.
Dans ces conditions, les initiatives actuelles doivent impérativement s’inscrire dans une démarche plus large, visant à combler ces lacunes structurelles. Sans une prise en compte globale des réalités vécues par ces acteurs, l’efficacité des mesures réglementaires risque d’être sérieusement compromise, alimentant davantage les poches d’exclusion et fragilisant encore la relation entre l’État et ses citoyens. Par ailleurs, la tentative de formalisation soulève des interrogations légitimes : comment intégrer un secteur fondé sur la débrouille sans en altérer l’essence ? La gratuité temporaire des démarches d’immatriculation, en vigueur jusqu’au 13 mars 2025, constitue certes une initiative louable, mais demeure insuffisante si elle n’est pas accompagnée d’un accompagnement concret et d’une simplification administrative. Les longues files d’attente, la centralisation des services à Dakar, et les coûts annexes liés aux prestataires privés complexifient davantage le quotidien des conducteurs, déjà en situation de précarité.
L’expérience démontre qu’une régulation imposée sans concertation avec les populations concernées est vouée à échouer, suscitant des résistances, qu’elles soient explicites ou plus diffuses. Ainsi, une réflexion s’impose : l’État peut-il réguler sans aliéner ? Peut-il imposer la visibilité sans opprimer ? Une gouvernance adaptée, conciliant fermeté et inclusion, pourrait alors transformer ce défi en une opportunité de structurer un secteur vital tout en renforçant la légitimité de l’État auprès de ses citoyens.
- Réguler l’informel : entre résistances discrètes et opportunités de transformation durable
Toute tentative de contrôle d’un secteur informel porte en elle le risque de résistances. Les motos « Jakarta » ne se limitent pas à leur fonction utilitaire ; elles incarnent une forme d’autonomie et de survie économique pour leurs propriétaires et conducteurs. Dès lors, toute mesure perçue comme restrictive ou punitive est susceptible de provoquer des résistances, qu’elles soient passives — contournement des règles, évasion administrative — ou actives, sous forme de tensions sociales visibles.
Les initiatives précédentes, souvent empreintes d’une approche coercitive, illustrent bien cette dynamique. Les arrestations massives et les amendes disproportionnées n’ont fait qu’accentuer le sentiment d’exclusion et la méfiance envers les autorités publiques. Si l’État veut éviter que cette nouvelle tentative de régulation ne devienne un catalyseur de conflits, il est essentiel d’adopter une posture d’écoute et de dialogue. Cela passe par l’implication active des acteurs du secteur — conducteurs et propriétaires — dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques.
Pour réussir, cette régulation doit s’inscrire dans une vision globale de transformation sociale et économique. Elle ne peut se limiter aux contrôles et sanctions, mais doit se muer en un levier d’intégration et de modernisation. Une telle démarche exige des réformes structurelles, notamment la simplification et la déconcentration des démarches administratives, ainsi que l’introduction de plateformes numériques pour en faciliter l’accès. Des initiatives comme des subventions pour l’acquisition d’équipements de sécurité (casques, vêtements de protection), accompagnées de campagnes de sensibilisation ciblées, sont également indispensables. Mais au-delà des mesures techniques, cette transformation repose avant tout sur une gouvernance participative. L’État doit percevoir les conducteurs et propriétaires de motos non comme des contrevenants potentiels, mais comme des partenaires essentiels dans la construction d’un secteur plus sûr, plus organisé et capable de contribuer à un développement économique inclusif.
Conclusion
La régulation des deux-roues au Sénégal représente une opportunité de repenser la gouvernance en conciliant fermeté étatique et pédagogie de l’inclusion. L’État doit affirmer son autorité en garantissant le respect des normes de sécurité publique, mais sans se limiter à des mesures coercitives susceptibles de susciter des résistances.
Pour désamorcer ces résistances, une gouvernance participative est indispensable. Elle doit s’appuyer sur la concertation avec les acteurs concernés pour co-construire des solutions adaptées. L’inclusion intelligente, quant à elle, repose sur des incitations et une pédagogie proactive : simplification des démarches, décentralisation des services, subventions pour les équipements de sécurité, et campagnes de sensibilisation ciblées. En impliquant les usagers, l’État peut transformer ce secteur informel en un moteur d’intégration sociale et économique. Les motos « Jakarta », vitales pour l’emploi et la mobilité, doivent être reconnues pour leur impact et intégrées dans une économie modernisée.
Ainsi, cette régulation ne doit pas être perçue comme une simple réponse administrative ou une tentative de contrôle, mais comme un véritable levier de transformation sociale. En alliant fermeté, pédagogie et inclusion, le Sénégal peut non seulement désamorcer les tensions liées au changement, mais également poser les bases d’un modèle exemplaire de gouvernance, où l’autorité de l’État s’exerce dans une logique de coopération et de co-construction. Cette démarche offrirait non seulement une solution aux défis immédiats, mais aussi une vision à long terme pour un développement harmonieux et inclusif.
Dr Mamadou Bodian
Laboratoire des Études Sociales
Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN-UCAD)
Université Cheikh Anta Diop de Dakar