Le Sénégal ne date pas du 19 mars 2000. Mais, c’est tout comme. Tout semble se ramener à cette date qui marque l’alternance démocratique dans cette République qui s’apprête à commémorer les cinquante ans de son accession à la souveraineté internationale. Mais depuis ce fameux 19 mars 2000 qui a marqué la défaite des socialistes et l’avènement du régime libéral, beaucoup a coulé sous les ponts. Dix ans après, le Sénégalais tirent un bilan d’une première décennie sous le règne du Sopi. Un cri de guerre qui avait fait naître beaucoup d’espoirs, mais qui, à l’heure du bilan, n’est « désillusion » pour la grande masse des sénégalais. Car le changement, on l’attend toujours. Dans ce dossier « La Sentinelle » tente de dresser ici les urgences des Sénégalais, dix ans après le Sopi.
Y’a-t-il vraiment eu du Sopi au Sénégal au lendemain du 19 mars 2000 ? Certes un régime est parti, et a été remplacé par un autre. Mais certains, à l’image de Mamadou Mbaye, 39 ans, habitant la grande banlieue dakaroise, estime que « peut-être qu’il y a eu du Sopi, mais pas pour nous. Du Sopi, avec des badauds d’hier, devenus les riches d’aujourd’hui, sans qu’on ne comprenne comment. Au Sénégal d’Abdoulaye Wade, l’unité de mesure est aujourd’hui le milliard. Les immeubles poussent comme des champignons et appartiennent à des gens qui, il y a 10 ans, ne pouvaient pas se payer un paquet de cigarettes. Et ce qui m’a le plus déçu, ce sont les vaincus d’hier qui ont tourné casaque pour se ranger derrière ceux qu’ils ont toujours combattu ».
Le tableau ainsi brossé par M. Mbaye n’est pas des plus reluisants pour le régime de Me Wade. Certes, beaucoup d’efforts ont été faits. Mais, mis sur la balance, ils risquent d’être une quantité négligeable, face aux urgences aux quelles font face les Sénégalais.
Le plus marquant est le problème des inondations. Depuis 2005, des populations sénégalaises vivent sous les eaux. Malgré le plan Jaxaay, qui avait entraîné le report des élections législatives de 2005, le calvaire continue pour les populations de Mousdalifa, Médina Gounass, Yembeul, Boune… Stoïques, elles attendent les premières pluies qui les mettront de nouveau au devant de l’actualité, et créeront un sentiment de solidarité nationale. Pour l’heure, elles peuvent vivre avec les mouches, moustiques, grenouilles et autres insectes, être la proie du paludisme, des maladies vénériennes.
La préoccupation de la République se trouve du côté de Ouakam, où, sur l’une des mamelles qui surplombent ce village lébou, est érigé un monument qui mérite plus l’attention des politiques (pouvoir comme opposition), que le sort des populations qui vivent sous les eaux dans la grande banlieue. Ndeye Rokhaya Sarr habite Yeumbeul – cent fils : « nous sommes conscientes d’un fait, il faut la tombée des pluies pour qu’on pense à nous. Pendant la saison sèche, nous sommes oubliés, et pourtant, c’est durant cette période qu’il faudrait penser à nous apporter une solution définitive et durable ».
Santé et éducation : les grosses mises du régime
Ils peuvent être considérés comme les enfants gâtés du régime de l’alternance. Les secteurs de la santé et de l’éducation, engloutissent annuellement, depuis 10 ans maintenant, prés de 40 % du budget national. Ce qui a conduit en effet dans le domaine de l’éducation, à une augmentation du nombre de collèges, de lycées, d’université, à la généralisation des bourses et aides. N’empêche, chaque année scolaire amène son lot de récrimination, laissant même planer le spectre d’une année blanche qui chaque fois, est sauvée in – extrémis. Ce qui a tendance à jeter le discrédit sur les parchemins obtenus par les potaches et contribue à rabaisser le niveau d’enseignement au Sénégal.
Si ce ne sont les étudiants de l’université Cheikh Anta Diop qui bloquent la circulation ou brûlent les bus pour obtenir leurs bourses, ce sont les professeurs eux-mêmes qui désertent les salles de classes jetant les enfants dans la rue en réclamant des indemnités. Les syndicats d’enseignements foisonnent et multiplient les doléances. Le régime tâtonne. On se fait des crocs en jambes entre membres d’un même gouvernement. On se rappelle de Farba Senghor qui taxait « d’incompétent » son collègue de l’éducation. Ces errements et tâtonnements ont même conduit à un saucissonnage du département de l’Education nationale en trois entités différentes sans pour autant obtenir une stabilité dans ce secteur.
Le secteur de la Santé n’est pas mieux loti. L’hôpital El Hadji Ibrahima Niasse de Kaolack, pour ne prendre qu’un exemple, est plus malade que les patients qu’il reçoit. Dans certaines contrées du pays, les spécialistes refusent d’y exercer. Néanmoins, on note quelques bons points engrangés par l’Etat avec la gratuité des soins post-natalité, des antirétroviraux, même si par ailleurs, le plan Sésame, destiné à prodiguer des soins gratuits aux personnes du troisième âge, est mal en point, pour ne pas parler de coma. Ce département de la santé singularise également par son caractère « ministrivore ». Il aura vu passer en dix pas moins de onze titulaires. Feu Issa Mbaye Samb y est passé par trois fois, Abdou Fall par deux fois, Ousmane Ngom, Aminata Diallo, Thérèse Coumba Diop, Eva Marie Coll Seck, Safiétou Thiam et Modou Fada, l’actuel maître des lieux, une fois chacun.
A ces maux, on peut ajouter le cas de l’hôpital Abass Ndao, qui tarde à avoir depuis de longs mois, un nouveau directeur. Sans oublier la situation à Le Dantec, à l’hôpital général de Grand Yoff…
La gestion des institutions : le talon d’Achille de l’alternance
S’il est un domaine où le régime issu des élections de l’an 2000 aura déçu les attentes des citoyens sénégalais, c’est la gestion des institutions. Malgré les promesses de changement du système politique, Me Wade annoncera la couleur dès le lendemain de son élection. Face à ses compagnons de route qui lui rappelaient ses promesses d’aller vers un régime parlementaire, le locataire du Palais Présidentiel répondit qu’il n’était « pas élu pour inaugurer des chrysanthèmes ». C’est le début d’une longue série de divorces. Me Wade commença par se débarrasser de ces alliés. On assista au départ du gouvernement de celui qui fut son quasi colistier au second tour et premier Premier ministre Moustapha Niasse, de Madior Diouf, puis d’Amath Dansokho. Suivra ensuite Abdoulaye Bathily. Seul And Jef ira jusqu’au bout des sept ans avec le résultat que l’on connaît.
Premier scandale de l’alternance, c’est l’histoire de l’ONG « l’Afrique aide l’Afrique ». Le Sénégal va alors entrer dans l’ère des scandales à milliards. Suivront les chantiers de Thiès, l’ANOCI dont les « contes et mécomptes » ont été tirés par Latif Coulibaly sans aucune réaction. On oublie l’histoire de la réfection de la Pointe de Sangomar avec des sommes astronomiques qui y ont été dépensés sans grand résultat ; les milliards des Taïwanais, la dislocation des Industries chimiques du Sénégal, les scandales fonciers…
Le plus dramatique de tout est le feuilleton rocambolesque des chantiers de Thiès qui mirent en jeu les deux plus hautes autorités du pays et qui valurent à l’ancien Premier ministre et Maire de la ville de Thiès, Idrissa Seck, un séjour à Rebeuss accusé d’avoir fait main basse sur des dizaines de milliards de francs CFA. Des accusations qui avaient été remises au goût du jour par le Président de la république lui-même, au lendemain de sa réélection en 2007. Pourtant, Idrissa Seck, après avoir créé son parti, est retourné au bercail sans que l’on ne sache la suite donnée à ces dizaines de milliards qui semblent être classées dans la rubrique « pertes et profits ». Ce qui semble légitimer la thèse de la signature du protocole de Rebeuss, un gros deal dans le dos de la Nation.
Politique : le pouvoir et l’opposition jouent au chat et à la souris
Au risque de faire passer le peuple sénégalais pour le dindon d’une farce grotesque, le pouvoir et l’opposition se lancent dans une partie de cache – cache qui eut l’heur de dégoûter le peuple de la question politique. L’exemple le plus patent est le boycott de l’opposition dite significative des dernières élections législatives. La raison évoquée par celle –ci, un fichier électoral piégé, non respect des droits de l’homme, la nécessité de nommer un nouveau président de la CENA… Des griefs auxquels le pouvoir libéral n’a jamais voulu répondre. Ce qui a abouti aux assises nationales et à l’appel au dialogue national
Agriculture : un tissu d’échecs
Ce ne sont pas les initiatives qui ont manqué. Du plan REVA à la GOANA en passant par le PNAR et les programmes spéciaux (manioc, maïs, niébé,…), l’Etat libéral a beaucoup prospecté sans grande réussite. La raison, selon les experts, est que ce sont des initiatives qui n’ont pas été bien pensées. Et pour ajouter au désarroi du monde rural, on se rappelle de l’épisode des bons impayés. Même si aujourd’hui, certains programmes ont connu de bons résultats avec la forte pluviométrie de l’hivernage passé, il reste cependant que le monde rural est confronté au problème d’écoulement de sa production. Des efforts doivent être faits dans ce domaine.
Presse, art et culture : des conflits permanents
S’il y a un corps qui s’est frotté assez souvent au régime libéral, c’est bien la presse. Plusieurs fois, des journalistes ont eu à séjourner à Rebeuss pour des bisbilles avec le pouvoir. Madiambal Diagne, patron du Groupe Avenir Communication, El Malick Seck de 24 heures Chrono, Moussa Guèye de l’Eco du Consommateur, Pape Amadou Gaye, du Courrier du jour ont tous eu leur part de séjour carcéral.
Cerise sur le gâteau, les journalistes Kara Thioune et Boubacar Campbell Dieng seront passés à la moulinette par des éléments identifiés des forces de l’ordre qui, à ce jour, sont encore libre. Deux mois plus tard, les locaux des quotidiens l’As et 24 heures Chrono, seront saccagés. Le commanditaire, continue à arpenter les allées du pouvoir comme si de rien n’était, et les lampistes, après une condamnation par la justice, ont recouvré la liberté après un troc qui ne dit pas son nom. Ils ont été élargis, le même jour qu’El Malick Seck.
Peut être que le vent de dégel qui souffle actuellement amènera à l’avenir des relations moins conflictuelles et qu’on assistera à la dépénalisation du délit de presse.
Sur le plan culturel, les dix ans de l’alternance ont été marqués par le débat sur l’opportunité de l’érection du monument de la Renaissance africaine et des multiples reports du Festival mondial des arts nègres (FESMAN). Toutefois, il est à inscrire sur le compte de l’alternance, le vote de la loi corsant les sanctions contre la piraterie, de même que la construction d’un parc culturel à Dakar.
Jeunesse, l’ère du « mbeukk mi »
Les dix ans de l’alternance ont été marqués par une grande désillusion de la jeunesse sénégalaise. Abdou Kane, menuisier à la rue 9 x 6 confie : « nous sommes déçus par le pouvoir de l’alternance. Et cela sur tous les plans ». Déçus, la jeunesse l’est certainement, elle qui passe tout son temps à crier son désarroi. Elle à qui, on avait promis des emplois en veux-tu en voilà, mais qui au finish, s’est retrouvée à emprunter des pirogues pour braver les rigueurs de l’océan atlantique à la quête d’un avenir meilleur dans les pays européens.
Sport : on vole de désespoir en désespoir
En 2002, les Lions du football étaient au sommet de la planète foot. Le Président Abdoulaye Wade affirmait « avoir misé sur eux ». Quelques années plus tard, ces derniers brillent par leur absence des grands rendez-vous, symbole de la déchéance du football sénégalais, mais aussi de toutes les disciplines sportives. L’athlétisme, les arts martiaux, le handball, le volleyball, bref, le sport sénégalais, brille en cette première décennie du troisième millénaire, par une parfaite hécatombe. La seule éclaircie dans cette grisaille, est venue avec le basket féminin qui a remporté les derniers championnats d’Afrique.
Diplomatie : le cheval gagnant de l’alternance
C’est le domaine où le régime libéral a excellé. Le Président Wade a enregistré de grands succès dans des dossiers plus ou moins compliqués comme la Côte d’Ivoire, Madagascar, la Guinée, la Mauritanie…La seule contre-performance est venue de l’échec de la candidature d’Aziz Sow à la Commission de l’UEMOA et le départ surprenant de cheikh Tidiane Gadio des affaires étrangères.