La dernière fois que je t’ai revu, c’est ce jour du 23 septembre 2013 lors d’un colloque initié par notre cher ami Ibrahima Sarr (alors directeur du CESTI et ancien de Sud Quotidien) sur le thème : « Des médias en démocratie : les défis de la formation et de l’information », tu me disais ceci : « je sais que c’est Latif qui est ton ami, mais, là, je t’ai en main, je ne te lâcherai plus ». Je passe sur ces mots sympathiques tenus alors qu’on dissertait publiquement sur la pertinence scientifique du quatrième pouvoir et du cinquième pouvoir. Quelle modestie! Quelle grandeur! Quelle générosité! J’aurais tellement voulu te revoir pour te dire ma gratitude et mon admiration!
De générosité, j’en ai entendu des témoignages multiples sur toi que je n’ai pu eu l’occasion de te rapporter de vive voix lors de cette brève rencontre. Ton ami, Tamsir (ancien directeur des études de l’ISSIC que j’ai perdu de vue depuis plus de 20 ans) me disait en 1998, alors que j’enquêtais sur l’ascension fulgurante du groupe Sud Communication dans le paysage médiatique africain et francophone : « Babacar, BT, quand tu le rencontres, lou mou yore diox la ko, il vide ses poches ». Bref, je n’insisterai pas sur tes qualités humaines, je laisse d’autres plus qualifiés que moi parce qu’étant très proches de toi en parler.
Je préfère retenir la leçon de journalisme que tu as donnée durant ce riche et exemplaire parcours professionnel. Me vient alors en souvenir un événement majeur ayant profondément marqué l’histoire politique récente du Sénégal et durant lequel tu as enseigné par la plume et le comportement, combien Spinoza avait raison de lier dans la pensée sophistiquée et la praxis domestiquée les deux notions de liberté et de responsabilité.
Le sens de la responsabilité lors du conflit sénégalo-mauritanien
En 1989, survinrent des accrochages entre populations sénégalaises et mauritaniennes sur le long des frontières séparant les deux pays. Ces petits incidents tournèrent par la suite à une recrudescence de la violence entre citoyens mauritaniens et sénégalais. Une question intéressante serait de savoir s’il existait en ce moment grave de l’histoire du Sénégal, une presse suffisamment responsable, sachant faire preuve de discernement, ayant en plus une capacité d’influence pour décliner les réactions des deux États vers le bon sens et non dans le sens choisi en général par des populations qui traversaient une sorte de folie collective passagère ? C’est là qu’il faudrait particulièrement mettre l’accent sur le discours de rupture élaboré en cette circonstance par le responsable moral du groupe Sud, Babacar Touré (BT) dans un éditorial resté historique qui indiquait la position originale de son groupe de presse. Sud Hebdo s’était comporté à l’époque des faits, plus comme un éclaireur de l’opinion que comme un simple reflet de l’opinion. Pourtant, qu’il eût été confortable de s’aligner sur les réactions populaires ! Il fustigea les « manchettes de la presse qui rivalisaient de catastrophismes et diatribes à volonté » et qui avaient contribué, à coup sûr, à chauffer à blanc des esprits déjà désorientés par la crise économique et sociale que chaque Sénégalais vivait dans sa chair. Le président du groupe Sud Communication critiqua également l’attitude des autorités sénégalaises et mauritaniennes qui avaient agi « sous le coup de l’émotion » et d’une certaine « dynamique de groupe ». Ne prenant partie ni pour l’État sénégalais, ni pour l’État mauritanien, Sud Hebdo fit porter aux autorités politiques des deux pays la responsabilité de n’avoir pas fourni les efforts nécessaires pour calmer les événements. L’éditorialiste de Sud Hebdo rapportait qu’il ressortait des consultations entre les ministres de l’intérieur des deux pays que les deux parties s’engageaient à circonscrire l’incident dans sa dimension locale, à porter aide et assistance aux familles des victimes, à assurer la protection et la sécurité des ressortissants des pays voisins sur leurs territoires respectifs. Mais comme l’affirmait Babacar Touré « cet accord n’aura pas été appliqué avec toute la diligence que requièrent la gravité de la situation et la vivacité des passions ». Faisant preuve d’un sens de la responsabilité qui tranchait avec tout discours populiste, Babacar Touré affirmait que les représailles étaient beaucoup plus prévisibles du côté sénégalais, mais ajoutait-il, « la nonchalance et le nombre réduit des forces de l’ordre, qui bien souvent ont regardé faire des pillards avant de réagir tardivement, ont été particulièrement troublants ». Pour faire bonne mesure, BT affirmait aussi que du côté mauritanien « la fermeté a été tardive ». Nulle autorité ayant un pouvoir d’agir ne fut épargnée par les critiques virulentes du fondateur du groupe Sud Com. Ni le parti au pouvoir à l’époque des faits (le Parti socialiste) qui ne s’était pas manifesté pour protéger « nos hôtes », ni les partis d’opposition qui ne s’étaient pas interposés pour garantir la sécurité des victimes. Ni encore le Président Abdou Diouf qui, selon l’éditorialiste de Sud Hebdo, n’avait rien trouvé de mieux à faire que « de disserter sur la Charte Culturelle », ni le chef de l’opposition de l’époque, Abdoulaye Wade, qui s’était tu alors qu’il fût d’habitude si prolixe. La sentence finale et retentissante encore aujourd’hui du Président du Groupe Sud fut fatale : « Dans ces conditions, disait-il, parler de démocratie sénégalaise devient une insulte à la conscience démocratique ».
Cette position éclairée et singulière du groupe Sud Communication lui valut tant d’inimitiés dans les cercles du pouvoir. Le groupe Sud Communication avait simplement compris que les mentalités naissantes au Sénégal après tous ces événements et les réactions collectives violentes qui en découlaient, exigeaient une nouvelle façon de concevoir l’information et de redéfinir le rôle de la presse, surtout celle dite indépendante. Tout le monde n’avait pas interprété cette évolution de la même manière. C’est donc ce rapport étroit au contexte et au sens de l’histoire qui fait la particularité de Sud Communication.
Pourtant, qu’il eût été plus facile dans ce contexte de porter en bandoulière un patriotisme de circonstance! BT avait préféré se poser ces questions qui fâchent, ne craignant point les effets d’anticonformisme et refusant le diktat confortable de la pensée unique. Se poser toutes ces questions au nom d’une éthique de la responsabilité, c’était, selon BT, refuser de diluer son honnêteté intellectuelle dans une sorte d’hypocrisie collective symbolisée par ce mot « masla » fondé sur la sacralité de prétendues traditions (fussent-elles républicaines), comme s’il en existait de figées, de fixes ou de définitives. Il mesurait le poids symbolique de la ligne éditoriale d’un groupe de presse privé pour devoir assumer cette responsabilité collective dans un moment exceptionnel et crucial de l’histoire d’un pays. Quoique cela coutât! Parfois, il faut aller à contresens de l’opinion majoritaire pour aller dans le sens de l’histoire professait Hannah Arendt qui plaçait le journaliste et l’historien dans la catégorie des « diseurs de vérité » en raison de la forte estime rattachée à ces professions et sous-tendues par un idéal d’autonomie, de liberté.
L’attachement à la liberté : l’incarnation personnifiée des deux éthiques de Weber.
Attention, la fonction de « diseur de vérité » ne rimait pas forcément avec une idéologie du misérabilisme chez BT, voilà pourquoi il a très tôt lancé l’idée d’un groupe multimédia privé, sans doute le premier en Afrique Francophone (magazine, quotidien, radio, société de marketing, site web, école de journalisme, télé émettant de Paris faute d’autorisation au Sénégal). L’option radicale multimédia devait ainsi assurer l’autonomie du groupe de presse et protéger la liberté des journalistes. Pour se faire, il pouvait compter sur ses compagnons historiques, tous démissionnaires du quotidien national Le Soleil, pour, disaient-ils « faire le journalisme tel qu’on l’avait appris à l’école » : je pense à A. Ndiaga Sylla, Sidy Gaye, aux défunts Cherif El Walid Seye et Ibrahima Fall, à d’autres plus jeunes qui sont venus après, comme Latif Coulibaly, Oumar Diouf Fall, tous exécutants audacieux et courageux des idées novatrices et des rêves de grandeur du groupe Sud. À la source de cette clairvoyance nourrie par un profond patriotisme économique et adossé à un certain nationalisme linguistique inspiré sans doute par l’enseignement de Cheikh Anta Diop, Babacar Touré n’avait pas besoin de se référer au fondateur du journal Le Monde Beuve-Mery qui disait qu’« il ne faut pas laisser nos moyens de vivre l’emporter sur nos raisons de vivre ». Lui, le patriote, fier des ressources humaines de son pays et de l’expertise locale avait juste besoin d’avoir comme référent spirituel le Grand-Père, l’auteur de « Asirou Mahal Abrari » Serigne Touba : « je cheminais en vérité lors de ma marche vers l’Exil… ». BT avait juste besoin comme référence intellectuelle l’auteur de L’Aventure ambigüe, Cheikh Hamidou Kane : « lorsque la main est faible, l’esprit court de grands risques car c’est elle qui le défend ». Comme modèle d’affaires, il avait juste besoin de se référer au défunt dirigeant des ICS, Pierre Babacar Kama. Ce patriotisme économique fort chez BT (soutien indéfectible des commerçants locaux et industriels nationaux) expliqua quelque part le conflit entre le groupe Sud et la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS) dont le triste aboutissement judiciaire fut la condamnation du groupe de presse à payer 500 millions de francs cfa à l’industriel Mimran pour diffamation. C’était le « début de la descente aux enfers » du groupe Sud, disait-on à l’époque. Ceux qui avaient ourdi le plan de liquidation se demandent toujours comment Sud Communication a fait pour survivre? Ceux qui se demandent encore comment un homme d’affaires peut être si fort pour « s’aliéner » le soutien de l’État et combattre un groupe de presse gênant, devraient aussi s’intéresser à la genèse de cette affaire (Pour plus de détails, voir mon ouvrage, Les médias et l’État au Sénégal, l’impossible autonomie, 2003).
Bref, l’esprit Sud, c’était la liberté et la responsabilité arrimées à un patriotisme économique et un nationalisme linguistique non négociables.
Dans ce pays, pendant que d’autres bombent le torse et se targuent avec mégalomanie d’être des personnalités importantes et influentes, qui a déjà entendu Babacar Touré dire que c’était lui que le président Abdou Diouf appelât d’abord le 19 mars 2000 pour annoncer qu’il allait reconnaître sa défaite et féliciter le gagnant? Qui a déjà entendu BT raconter que c’était lui que l’opposant d’alors Abdoulaye Wade appelât d’abord pour lui apprendre qu’il venait de recevoir le coup de fil du Président Abdou Diouf pour le féliciter et reconnaître sa défaite? Il aurait pu se prévaloir publiquement de cette influence unique pour se laisser griser par cela. Non! Jamais il ne chercha à en tirer une quelconque gloriole!
L’on oppose souvent dans une lecture malheureusement hâtive et biaisée les 2 éthiques de Weber, celle de la conviction et celle de la responsabilité. Weber n’a jamais voulu dire que celui qui a l’éthique de la conviction n’a pas l’éthique de la responsabilité; il n’a jamais voulu dire que celui qui a l’éthique de la responsabilité n’a pas l’éthique de la conviction. L’une renvoie à une position qui consiste à dire la vérité en toutes circonstances sans tenir compte des conséquences sociales de son acte. L’autre consiste en une attitude prudente qui tient toujours compte des répercussions possiblement pernicieuses d’une parole ou d’un acte. Babacar Touré (BT) était l’incarnation personnifiée des deux éthiques de Weber. Il savait dire la vérité, mais, il savait quand la dire, comment la dire et où la dire, pour que finalement en bénéficient les cibles préalablement, adéquatement, subtilement, intelligemment pré-désignées. Voilà ce qui en faisait un journaliste hors-pair qui enseignait sans dire un mot de plus parce que le verbe de trop qui pouvait déborder et finalement manquer sa cible était déjà harmonieusement interprété par un comportement éthique exemplaire : la pédagogie de l’exemplarité.
Le baobab Babacar Touré (BT) voit donc son tronc flancher, mais ses racines sont si profondément ancrées qu’il suffirait juste pour le redresser, de continuer à arroser cet héritage lourd de sens qu’il laisse à la profession journalistique, à la postérité!
Adieu BT!
Ndiaga Loum, professeur titulaire, UQO
Titulaire de la Chaire Senghor de la Francophonie
Directeur du programme de doctorat en sciences sociales appliquées
un très beau texte.