A l’image de Fanaye, les conflits liés à la gestion des terres deviennent récurrents. Quelle est leur véritable origine ?
Il y a la conjonction de plusieurs facteurs : le Sénégal n’est pas épargné par le contexte mondial actuel caractérisé par le phénomène des acquisitions de terres à grande échelle qui fait suite à la crise alimentaire et qui se manifeste par des achats ou locations de terres agricoles en Afrique par des gouvernements ou des entreprises privées, soit pour assurer leur sécurité alimentaire, soit en tant qu’investissement. Ce besoin exprimé au niveau mondial trouve un écho favorable dans ce pays où l’on semble placer l’argent au dessus de la loi, ce pays où les autorités ignorent ou feignent d’ignorer que la terre est considérée sous nos cieux non pas seulement comme un bien économique, mais également comme une ressource sociale et culturelle, un facteur important dans la construction de l’identité sociale. Il y a alors fatalement conflit. Fanaye n’est pas un cas isolé. Mbane, Bambylor, Fandène, Diokoul, Kédougou sont des exemples patents. Il y’aura malheureusement d’autres Fanaye aussi bien en ville qu’en campagne. Le « djiroo » (accaparemment frénétique ndlr) du Cices ne sera certainement pas accepté s’agissant des terres de l’aéroport.
Y a-t-il violation de la loi dans ces affaires ?
Pour le cas de Fanaye la loi a été violée. C’est très grave ! On a vu le Président du Conseil d’administration de la société italienne mise en cause brandir devant la télé, un document et dire qu’on leur a vendu les terres à 25.000f CFA/l’hectare et qu’ils ont versé 500.000.000 de f CFA au Trésor public. La question que tous les Sénégalais épris de transparence doivent se poser est la suivante : sur quelles bases, ces terres ont-elles été vendues ? Dans tous les cas il y a eu violation de la loi. Si, comme mentionné dans la presse, c’est le Conseil rural, c’est très grave car cet organe ne peut pas vendre les terres. Sur le domaine national, il ne peut être délivré qu’un droit d’usage. Si l’on sait que les délibérations du conseil rural doivent nécessairement être approuvées par le Sous Préfet, se pose alors la question de savoir pourquoi ce dernier a cautionné la violation de la loi.
Comment procède-t-on à l’attribution des terres ?
Les terres du domaine national sont inaliénables. Pour pouvoir en disposer, l’Etat est obligé de les immatriculer après avoir déclaré l’opération projetée, d’utilité publique. Et pour pouvoir l’aliéner, il faut une autorisation de l’assemblée nationale. Que je sache, tout cela n’a pas été fait dans le cas de Fanaye. En dehors même de l’aspect juridique, comment peut-on avaliser un projet qui nécessite la mise à disposition de 20.000 Ha sur un total d’environ 62.000 Ha et qui occasionne le déplacement de plus de 60 villages et hameaux mais aussi la destruction de grands cheptels ?
La législation foncière actuelle du Sénégal est-elle assez efficace ?
La législation foncière au Sénégal est dominée par la loi sur le domaine national. Comme vous le savez, celle-ci a été mise en place en 1964. Le domaine national regroupait à l’époque plus de 95% du sol sénégalais. Il est différent du domaine de l’Etat subdivisé en domaine public et domaine privé et régi par la loi 76-66 du 2 juillet 1976.
Aujourd’hui l’unanimité s’est faite sur la nécessité d’une réforme foncière dans la mesure où les objectifs, défis et contraintes de 1964 ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Le contexte ayant changé, il n’est pas étonnant de constater des anachronismes dans le cadre législatif. Il est donc urgent d’adapter le système foncier aux nécessités du développement agricole que sont la sécurité de l’investissement rural et du crédit. Mais, au lieu de mener une réflexion d’ensemble, de privilégier la démarche participative et l’approche inclusive en vue d’introduire les réformes idoines, les autorités ont adopté comme stratégie, le contournement en douceur de la loi.
Nous avons tous entendu le président de la République, au moment du lancement de la GOANA dire qu’il a donné des instructions aux sous préfets pour qu’ils attribuent les terres aux détenteurs de capitaux. C’est une incitation à une violation de la loi car ce ne sont pas les sous préfets qui attribuent les terres en zone rurale mais les conseils ruraux qui représentent les populations locales. Cela a donné ce que l’on sait à Mbane où la logique boulimique a conduit à une situation cocasse. Le conseil rural, pour « mettre en œuvre la vision du Chef de l’Etat » a fait des affectations qui ont dépassé de 60.000 hectares, la superficie initiale de la Communauté Rurale.
Aujourd’hui est ce qu’il y a une bonne gestion du foncier au niveau des collectivités locales ?
S’agissant du foncier, les collectivités locales ne sont compétentes que pour l’administration des terres des zones de terroir et des zones urbaines. Le découpage effectué par le législateur de 1964 répond à un besoin d’exploitation ordonnée, de rationalisation de l’espace territorial sénégalais. L’article 4 de la loi n° 64-46 classe les terres en quatre zones en fonction de leur destination. La zone des terroirs correspond aux terres qui sont régulièrement exploitées pour l’habitat rural, la culture ou l’élevage. Les zones urbaines sont constituées par les terres du domaine national situées sur le territoire des communes. Les zones classées sont constituées par les zones à vocation forestière ou les zones de protection ayant fait l’objet d’un classement. Les zones pionnières constituaient une catégorie résiduelle délimitée négativement par élimination des autres zones.
Quelles sont les autorités compétentes pour l’affectation de ces terres ?
Les terres de la zone des terroirs et des zones urbaines sont gérées sous l’autorité de l’Etat et dans les conditions fixées par décret, par les collectivités locales. Dans la zone des terroirs, le conseil rural intervient essentiellement pour affecter et désaffecter la terre. Cette activité foncière est cependant entravée par l’absence d’outil d’information sur les limites du terroir et sur la situation des affectations. L’absence de normes de référence fait également qu’il est impossible de procéder à des désaffectations pour absence ou insuffisance de mise en valeur. Des problèmes se posent aussi, dans certaines zones, pour l’identification des limites précises des zones classées ; ce qui entraîne des empiètements sur les forêts classées et autres réserves sylvo-pastorales.
Les communautés rurales sont-elles suffisamment outillées pour une bonne application de la loi ?
Non. L’insuffisance des ressources financières, le sous équipement infrastructurel et la rareté des ressources humaines de qualité constituent les problèmes de presque toutes les collectivités locales du Sénégal. Non seulement l’autonomie financière n’est pas réelle avec des collectivités locales ne disposant pas d’une souveraineté normative dans le domaine de la gestion financière mais leurs ressources financières sont très insuffisantes pour satisfaire les besoins locaux.
La réforme de 1996 est-elle en soi un échec ?
La réforme de 1996 est une simple étape dans le processus de décentralisation entamé au Sénégal depuis l’indépendance. La première qui s’étale de 1960 à 1972 se caractérise par une certaine méfiance de l’Etat qui se manifestait par une autonomie fort réduite des communes. Dans les communes chefs lieu de région, des régimes spéciaux avaient été instaurés. Au lieu d’un maire, c’est un fonctionnaire de la hiérarchie A (l’administrateur de la commune) qui y jouait le rôle d’Exécutif à coté d’un organe délibérant, le conseil municipal à la tête duquel se trouve le président du conseil municipal. Dans les communautés rurales créées à partir de 1972, c’est le sous préfet, qui gérait le budget de la collectivité. La deuxième période s’étale de 1990 à 1996 et se caractérise par l’amorce du processus d’approfondissement. Dans les communes, le statut spécial et le poste d’administrateur de commune sont supprimés avec l’adoption de la loi n° 90-35 du 8 octobre 1990. Chacune de ces collectivités a désormais à sa tête, un maire qui assure la gestion quotidienne de la localité. Dans les communautés rurales, la gestion du budget est retirée au sous préfet par la loi n°90-37 du 8 octobre 1990. Le président du conseil rural est responsabilisé pour ce faire.
La décentralisation a-t-elle été une évolution de taille ?
En 1996, les autorités ont estimé qu’il est temps de mieux approfondir la décentralisation en considérant les collectivités locales comme majeures. C’est ainsi que le contrôle d’approbation a priori est supprimé et remplacé par un contrôle de légalité a posteriori exclusivement exercé par le juge. Une nouvelle catégorie de collectivité décentralisée est créée dans le but de rapprocher les décisions à la base. C’est d’ailleurs dans ce cadre de la responsabilisation plus accrue des collectivités locales, que la loi n° 96-07 du 22 mars 1996 portant transfert de compétences aux régions, aux communes et aux communautés rurales est adoptée en application de l’article 5 du code des collectivités locales. Il y a eu certes approfondissement de la décentralisation mais la décentralisation a également et nécessairement des aspects financiers qui lui donnent souvent une vraie dimension. Si les compétences transférées ne sont pas aujourd’hui exercées dans leur plénitude, c’est dû au fait que l’autonomie administrative et surtout financière des régions, communes et communautés rurales est plus apparente que réelle.
Est-ce qu’il y a urgence aujourd’hui d’aller vers une nouvelle réforme ?
Le titre II de la loi n° 96-07 du 22 mars 1996 consacre le transfert aux régions, communes et communautés rurales de compétences nouvelles. Il leur a été transféré, en plus des compétences générales, neuf nouveaux domaines de compétences. Ces collectivités bénéficient formellement d’une autonomie administrative et financière.
Il faudrait commencer par respecter la loi qui dispose que chaque transfert de compétences doit correspondre un transfert de moyens. Ce n’est pas du tout le cas avec le niveau actuel du fonds de dotation. Un ouvrage récent publié par Abdou Malick Sow montre tout l’écart qui existe aujourd’hui entre le niveau actuel de ce fonds (16 milliards de f CFA), ce dont se gargarisent tous les jours les autorités en charge de la décentralisation et ce que cela aurait dû être aujourd’hui si les calculs avaient été faits dans le respect de la loi. Il est vrai qu’il n’était que de 4 milliards en 2000 mais que représentent 16 milliards pour un Etat qui dispose aujourd’hui d’un budget de plus de 2000 milliards ?
La loi sur le domaine national doit elle être révisée ?
Le Droit a été sollicité en 1964 pour jouer un rôle dans le développement économique et social du Sénégal. Le domaine national a été présenté comme l’instrument devant donner à l’Etat les moyens d’assurer la bonne exécution de son plan de développement.
Aujourd’hui, il est clair que cet instrument, au regard des nouvelles exigences en matière de développement, n’est plus très adapté. Les critères d’affectation ne sont plus pertinents au regard des enjeux de l’heure. Une réforme foncière est devenue incontournable mais le problème c’est que les autorités actuelles semblent avoir une peur bleue pour la question foncière. Elles n’ont pas tort. Elles tergiversent, louvoient, hésitent. La Loi d’orientation agro-sylvo-pastorale du Sénégal promulguée le 4 juin 2004 précise pourtant à l’article 22 al 1 que la définition d’une politique foncière et la réforme de la loi sur le domaine national constituent des leviers indispensables pour le développement agro-sylvo-pastoral et pour la modernisation de l’agriculture. Pourquoi alors nous parler de GOANA ou de REVA si c’est vrai que sans la réforme du domaine national, il ne peut pas y avoir de développement agricole. Cette réforme foncière avait été annoncée au plus tard pour 2006 à l’article 23 de la loi précitée. Jusqu’à présent, il n’y a rien.
Dans quelle mesure une entreprise étrangère peut-elle bénéficier des terres d’une communauté rurale ?
L’article 24 de la loi 96-07 dispose dans son alinéa 1 que les projets ou opérations initiés sur le domaine national par une personne physique ou morale distincte de l’Etat sont établis conformément aux dispositions de la loi sur le domaine national. Celle-ci exclut toute possibilité de vente de terre. Cela est, je crois, très clair. Le système foncier est cependant caractérisé par sa souplesse. Celle ci s’analyse en la possibilité de faire passer une terre d’un ensemble à un autre. Ainsi, une portion affectée des zones des terroirs, des zones pionnières ou urbaines du domaine national peut être transférée au domaine de l’Etat par le biais de la procédure d’immatriculation. Celle ci est subordonnée au caractère d’utilité publique de l’opération projetée. Une fois dans le domaine privé, une vente est possible mais, mais seulement après autorisation législative.
Cette procédure est-elle respectée ?
Même l’Etat n’est pas libre de vendre les terres du Sénégal. Malheureusement, dans la pratique, cette législation rigoureuse et protectrice des biens publics semble avoir été mise en place pour la galerie. Les procédures sont détournées de leurs finalités premières. Il en est ainsi de l’utilisation abusive du déclassement de dépendances du domaine public artificiel qui, pourtant, bénéficie d’une protection particulière : il est inaliénable et imprescriptible. Nous avons en notre possession un nombre incalculable d’arrêtés ministériels autorisant des privilégiés à occuper, à titre précaire et révocable des terrains de grande superficie dépendant du domaine public maritime situés sur le littoral à Dakar, dans l’île de Ngor, à Ngaparou …en vue de la construction de maisons à usage d’habitation. Et, tenez vous bien, la redevance annuelle, je dis bien annuelle à payer atteint rarement 100 000 f CFA.
Les lenteurs notées dans l’application de la loi agro-sylvo-pastorale n’expliquent-elles pas cette situation notée dans les communautés rurales ?
Nous voyons malheureusement se reproduire les mêmes causes de la contre performance de cet instrument de développement qu’est le domaine national. Je ne le répéterai jamais assez. L’opposition à l’application de la loi de 1964 par les acteurs à la base ne saurait être le seul facteur explicatif de cet état de fait. Il y va également de la responsabilité de l’Etat à plusieurs niveaux. Pour n’avoir pas mis à temps en place les moyens de mise en œuvre, notamment les décrets et arrêtés, pour avoir tergiversé huit années durant avant de mettre en place la principale institution qu’est la communauté rurale, l’Etat n’a pas créé les conditions d’efficacité du système qui passe obligatoirement par l’effectivité du droit posé.
Aujourd’hui nous notons les mêmes carences. Sept ans après la promulgation de la loi d’orientation agro-sylvo-pastorale, seuls cinq sur une vingtaine de décrets attendus sont signés mais surtout, la réforme foncière présentée comme le préalable à tout développement agro-sylvo-pastoral est, pour le moment une chimère.
Pape Adama TOURE
Lagazette.sn