Le rôle d’un intellectuel n’est pas d’être en accord avec l’opinion. La plupart du temps d’ailleurs on est en désaccord avec la vérité quand on cherche à être en accord avec tout le monde. Un intellectuel ne doit pas craindre la solitude, car elle est souvent nécessaire à l’élaboration des grandes vérités, des grandes œuvres qu’elles soient scientifiques, politiques ou artistiques. Si comme le dit Hegel, les grands hommes ont toujours été seuls, ce n’est point par misanthropie, c’est parce qu’ils ont découvert la vérité avant tout le monde, qu’ils sont été en avance sur leur époque, qu’ils ont eu le courage de regarder vers des directions que leur communauté ferme à leur regard critique. Un intellectuel ne peut ne pas être en conflit avec son époque. De même qu’un peuple perd sa liberté et sa dignité lorsqu’il refuse de se battre pour sa souveraineté, un intellectuel qui craint d’exprimer ses idées perd sa qualité d’intellectuel : c’est un apostat.
Vouloir être libre est naturel, mais qu’est-ce que la liberté ? Voilà la question à laquelle les peuples ne peuvent répondre. Vouloir le bien est tout aussi naturel.
Aucun peuple n’est, en effet, prédestiné à la lâcheté et à la méchanceté. C’est pourquoi un intellectuel doit accepter de sacrifier sa réputation, ses amitiés, ses croyances pour la liberté et le bien de son peuple et de l’humanité. La question de savoir si l’on peut vouloir le bien d’un peuple contre son gré n’a dès lors plus de sens. Car comme l’a si bien dit Rousseau « De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils DOIVENT lui paraître, lui MONTRER le bon chemin qu’elle CHERCHE, la garantir des SÉDUCTIONS des volontés particulières, … » (soulignés par nous). La différence entre vouloir et savoir est la clé de l’énigme qu’est l’histoire des grands hommes.
L’assertion selon laquelle le peuple est intelligent, qu’il sait ce qu’il fait, que les intellectuels ne savent pas plus et mieux que le peuple a une certaine vérité, mais elle peut être fausse et même absurde. Le côté vrai de cette assertion est que quand quelqu’un (un intellectuel) écrit ou parle pour éveiller son peuple, il présume que celui-ci est suffisamment ouillé (rationnellement parlant) pour le comprendre, qu’il est nanti, malgré tous les préjugés, d’une forme de bon sens.
Dans ce cas, l’intellectuel, tel Socrate, se contente de produire une réminiscence chez le peuple. Par les débats qu’il soulève, par les subversions qu’il suscite, par les critiques qu’il fait, l’intellectuel ne prétend pas forcément détenir la vérité, il est simplement le « taon » de la cité qui empêche de dormir, qui suscite l’éveil critique et la disponibilité à la recherche de la vérité. Cette assertion devient cependant fausse et dangereuse lorsqu’elle prétend rendre caduque toute forme d’avant-gardisme, de leadership ; lorsqu’elle rend impossible l’éclosion des
Lumières dans une société. Une société qui ne reconnaît pas la nécessité d’avoir des élites n’est plus à proprement parler humaine, c’est une meute ; encore que même les meutes ont des chefs.
Il découle de ce qui précède qu’un intellectuel craintif ou frileux n’en est pas un ; qu’un intellectuel qui cherche à fournir ou à confirmer la bien-pensance est un imposteur ; mais aussi qu’un intellectuel dogmatique est le jumeau de l’ignorant. Le problème de l’intellectuel sénégalais c’est qu’il est un intellectuel circonstanciel : il pense, critique, questionne, subvertit en fonction des aléas de ses intérêts et de ses chapelles (religieuse ou politique). Poser les problèmes à partir de sa propre chapelle ; voir le monde à travers le prisme étroit de sa confession ou de son parti politique ; juger les autres en fonction de ses références somme toute contingentes : voilà ce qui plombe les ailes de l’esprit du Sénégalais.
Quand on est incapable de s’affranchir un tant soit peu de sa chapelle on ne peut pas logiquement penser celle des autres. Quand on porte les lunettes déformantes de sa confession et de ses convictions politiques, comment convaincre autrui de la nécessité de voir ce qu’on cherche à lui montrer. Ce qui se passe dans ce pays est grave : on ne peut plus discuter sereinement. Dès qu’on affirme ou infirme on est écouté et compris confessionnellement et politiquement : on est catégorisé. C’est quoi cette histoire ?
Alassane K. KITANE