Dans une volte-face historique, la très conservatrice Cour suprême des États-Unis a enterré vendredi un arrêt qui, depuis près d’un demi-siècle, garantissait le droit des Américaines à avorter mais n’avait jamais été accepté par la droite religieuse. Le président démocrate Joe Biden a dénoncé une « erreur tragique », résultat d’une « idéologie extrémiste ».
Cette décision historique de la Cour suprême ne rend pas les interruptions de grossesse illégales, mais renvoie les États-Unis à la situation en vigueur avant l’arrêt emblématique « Roe v. Wade » de 1973, quand chaque État était libre de les autoriser ou non.
Compte tenu des fractures dans le pays, une moitié des États, surtout dans le Sud et le centre plus conservateurs et religieux, pourraient les bannir à plus ou moins court terme. « La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit », écrit le juge Samuel Alito au nom de la majorité. Roe v. Wade « était totalement infondé dès le début » et « doit être annulé ». « Il est temps de rendre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple » dans les parlements locaux, écrit-il encore.
L’héritage de Trump
Cette formulation est proche d’un avant-projet d’arrêt qui avait fait l’objet d’une fuite inédite début mai, provoquant d’importantes manifestations dans tout le pays et une vague d’indignation à gauche. Depuis le climat était extrêmement tendu autour de la Cour, où une imposante barrière de sécurité a été installée pour tenir les protestataires à distance. Un homme armé a même été arrêté en juin près du domicile du magistrat Brett Kavanaugh et inculpé de tentative de meurtre.
L’ancien vice-président républicain des États-Unis Mike Pence a chaleureusement salué vendredi la décision de la Cour suprême révoquant le droit à l’avortement, « jeté aux oubliettes de l’Histoire ». « En renvoyant la question de l’avortement aux Etats et au peuple, la Cour suprême a réparé une erreur historique », s’est félicité sur Twitter ce fervent chrétien évangélique, qui fut le bras droit de Donald Trump à la Maison Blanche. Le milliardaire lui a rapidement embrayé le pas en déclarant sur Fox News que la Cour suprême des États-Unis avait répondu à la « volonté de Dieu ».
La décision va à contre-courant de la tendance internationale à libéraliser les IVG, avec des avancées dans des pays où l’influence de l’Eglise catholique reste forte comme l’Irlande, l’Argentine, le Mexique ou la Colombie. Elle couronne 50 ans d’une lutte méthodique menée par la droite religieuse, pour qui elle représente une énorme victoire mais pas la fin de la bataille: le mouvement devrait continuer à se mobiliser pour faire basculer un maximum d’Etats dans son camp ou pour essayer d’obtenir une interdiction au niveau fédéral.
Elle s’inscrit aussi au bilan de l’ancien président républicain Donald Trump qui, au cours de son mandat, a profondément remanié la Cour suprême en y faisant entrer trois magistrats conservateurs (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett) signataires aujourd’hui de cet arrêt. Concrètement, celui-ci porte sur une loi du Mississippi qui se contentait de réduire le délai légal pour avorter. Dès l’audience en décembre, plusieurs juges avaient laissé entendre qu’ils comptaient en profiter pour revoir plus fondamentalement la jurisprudence de la Cour. Les trois magistrats progressistes se sont dissociés de la majorité qui, selon eux, « met en danger d’autres droits à la vie privée, comme la contraception et les mariages homosexuels » et « mine la légitimité de la Cour ».
Le résultat d’une « idéologie extrémiste » selon Biden
Dans une allocution à la nation, le président Joe Biden a déclaré que cette décision de la Cour suprême annulant le droit à avorter était une « erreur tragique » et le résultat d’une « idéologie extrémiste ». « La santé et la vie des femmes de ce pays sont maintenant en danger », a martelé le démocrate dans une allocution solennelle dans la foulée de l’arrêt historique, déplorant un « triste jour » pour l’Amérique, qui fait figure « d’exception » dans le monde.
Il a appelé à poursuivre le combat de manière « pacifique » et à défendre « dans les urnes » le droit à l’avortement et toutes les autres « libertés personnelles », à l’approche des législatives de mi-mandat qui s’annoncent difficiles pour son camp démocrate.
Un peu plus tôt, l’ex-président démocrate Barack Obama avait lui aussi rapidement réagi accusant la Cour suprême d’avoir « attaqué les libertés fondamentales de millions d’Américaines ».
Lois « zombies »
Selon l’institut Guttmacher, un centre de recherche qui milite pour l’accès à la contraception et à l’avortement dans le monde, 13 États disposent de lois dites « zombies » ou « gâchette » : interdisant l’avortement, elles ont été rédigées pour entrer en vigueur quasi automatiquement en cas de revirement à la Cour suprême. « Dans les prochains jours, semaines et mois, on devrait voir des cliniques fermer » dans ces États parfois très peuplés (Texas, Louisiane…), anticipe Lawrence Gostin. Une douzaine d’autres États devraient suivre avec des interdits complets ou partiels.
À la suite de cette décision de la Cour suprême, le Missouri est d’ailleurs devenu le premier État à interdire complètement l’IVG, a annoncé son ministre de la justice, Eric Schmitt. « C’est un jour monumental pour la sainteté de la vie », a-t-il écrit sur Twitter. Il en est de même en Alabama où les cliniques qui pratiquent des IVG (il n’y en avait plus que trois dans cet État) doivent immédiatement « cesser leurs opérations » a annoncé sur Twitter Steve Marshall le procureur général de l’État.
Dans une partie du pays, les femmes désirant avorter seront donc obligées de poursuivre leur grossesse, de se débrouiller clandestinement notamment en se procurant des pilules abortives sur internet, ou de voyager dans d’autres États, où les IVG resteront légales.
« L’arrêt Roe contre Wade, qu’est-ce que c’est ?
C’est l’une des décisions les plus importantes de la Cour suprême américaine. Cette jurisprudence, datant de 1973, est celle qui reconnaît le droit à l’avortement au niveau fédéral, au nom du respect de la vie privée.
Elle tient son nom de l’affaire opposant « Jane Roe », de son vrai nom Norma McCorvey, à l’avocat texan de la défense, Henry Wade. Enceinte pour la troisième fois à l’âge de 21 ans, la jeune Texane souhaite avorter, mais les lois de son État l’interdisent. Elle saisit donc la plus haute juridiction du pays, qui affirme alors que le 14e amendement de la Constitution protège le droit des femmes à disposer de leur corps.
Depuis cette décision, de nombreuxÉtats cherchent à contourner cette jurisprudence à l’aide de nouvelles législations. S’ils ne peuvent pas directement interdire l’avortement, ils peuvent toutefois exiger le consentement du conjoint ou des parents, pour les mineurs. Ou encore réduire le délai durant lequel la mère peut recourir à l’avortement, comme c’est le cas au Texas aujourd’hui ».