Concepts différents sur le plan légal, mais ayant les mêmes conséquences financières, la fraude et l’évasion fiscales constituent des pratiques bien réelles au Sénégal. Le manque à gagner se chiffre à des milliards. Si le patron de la DGID promet une suite contre les personnalités sénégalaises cite?es dans le “Panama papers”, Elimane Pouye, le leader du syndicat de ce même service, émet des doutes et dénonce l’intervention politique sur des questions fiscales.
Les récentes révélations connues sous le nom de ‘’Panama papers’’ ont remis au-devant de la scène la question de la fraude et/ou évasion fiscale. Un scandale jamais révélé par les médias et qui concerne presque tous les pays du monde. D’après les estimations, 25 000 milliards de dollars sont passés par ce circuit de contournement. Autrement dit, 50% des transactions mondiales échappent au contrôle des administrations fiscales des États. Mais au fait, fraude fiscale veut-elle dire évasion fiscale ? Ou alors, y a-t-il une différence entre les deux expressions ?
Si du point de vue moral et financier, le résultat reste le même, sur le plan légal, il y a bien une différence entre les deux expressions. La fraude fiscale, comme son nom l’indique, est un délit. Elle consiste à la non-déclaration ou à une déclaration frauduleuse (partielle par exemple), afin de ne pas s’acquitter de la totalité des impôts. Elle est par conséquent réprimée par la loi. Au Sénégal par exemple, il est prévu une amende de 5 à 25 millions et un emprisonnement de 2 à 5 ans. Par contre, l’évasion fiscale n’est pas considérée par la loi comme une infraction. Il s’agit d’une pratique très répandue consistant en l’exploitation des failles et faiblesses de la loi pour payer le moins possible.
D’après le directeur général des Impôts et Domaines, c’est un « procédé légal d’évitement de l’impôt, en déplaçant une partie du patrimoine ou des activités du pays où elles ont lieu vers les paradis fiscaux, sans que l’individu s’expatrie ». Ce choix s’explique par le fait que les montants des impôts dans ces pays-là sont quasi-nuls. Les auteurs de ces pratiques se livrent à des déplacements par espèces ou par lingots d’or. Ils peuvent aussi recourir au don. C’est-à-dire qu’ils font semblant de faire bénéficier des dons à des organismes pour ne pas être taxés. Alors qu’au fond, c’est eux-mêmes qui vont récupérer les sommes plus tard, explique Mame Boye Diao, intervenant hier dans l’émission Point de vue de la RFM.
En Afrique, le phénomène reste réel. La fraude ou invasion fiscale est généralement l’affaire d’individus, notamment les personnalités politiques. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une simple opération qui a pour objectif de ne pas payer des impôts. C’est plus une stratégie de détournement de deniers publics. Entre évasion fiscale et détournement, le continent perd 15 000 milliards de dollars, soit plus que ce qu’elle reçoit en aide. Au Sénégal, l’affaire Karim Wade en est une parfaite illustration. Mais le problème ne se limite pas qu’aux politiques. Les hommes d’affaires sont aussi coupables de fraude ou évasion fiscale.
En guise d’exemple, en avril 2013, la presse a révélé un redressement fiscal de quelques grands patrons sénégalais. ‘’M. Loum Diagne, propriétaire entre autres de l’hôtel Les Almadies, a reçu un redressement fiscal de 21 milliards de francs Cfa. Et du fait de ses louvoiements, tous ses comptes bancaires au Sénégal ont été bloqués. L’entrepreneur Cheikh Amar, le patron de Tracto services entreprises (Tse), a été l’objet d’un redressement fiscal de 11 milliards de francs Cfa’’, écrivait le journal Le Quotidien dans son édition du 13 avril 2013. Aïda Ndiongue aussi était concernée : 4 milliards pour sa société dénommée Egfed. Tandis que le redressement de Keur Marame Bercy, son autre entreprise, était en cours. Ngagne Fall de Gecom avait lui été invité à payer un milliard. Deux autres personnalités étaient aussi sur la liste d’attente. Il s’agissait de Mbackiou Faye et Ameth Amar. 35 milliards en tout étaient en jeu.
Le patron de la DGID promet une suite
Fraude ou évasion, le manque à gagner reste le même pour les caisses de l’État. Aux yeux de Mame Makhtar Guèye de Jamra, ces pratiques sont plus que jamais répréhensibles. ‘’Celui qui se permet d’aller planquer des milliards à l’étranger, pendant que les jeunes du pays sont confrontés au chômage, a doublement péché. Car au-delà de l’évasion, il y a un problème de patriotisme économique qui se pose. Si l’épargne était locale, ça aurait permis de financer des activités au Sénégal’’, s’offusque-t-il. Le leader de l’ONG regrette le fait que quand on parle de patriotisme, ce sont ceux qui se livrent à la fraude qui sont les premiers à prendre la parole en public à l’occasion des cérémonies. ‘’Être patriote, c’est mettre ses avoirs à la disposition de son pays, afin que les banques financent le développement’’, s’exclame-t-il avec une pointe de rage.
Pour lui, traquer toutes les sommes permettrait de réduire l’écart entre les riches et les pauvres. Il peut certainement compter sur le Directeur des impôts et domaines. Évaluant les pertes au Sénégal à 170 milliards, Mame Boye Diao promet que ses services feront le nécessaire. ‘’Nous avons une Direction chargée du contrôle et des renseignements. Un bureau se chargera de l’information. Il va vérifier l’exactitude de l’information et en tirer les conséquences’’, promet-il. Il précise cependant que la procédure peut prendre au minimum un ou deux mois, en raison des obstacles. Ce qui n’écarte pas une procédure plus rapide. ‘’Si les infos sont disponibles, les régularisations se feront dans un délai très court’’, soutient-il.
Pourtant, un agent de la direction semble dire le contraire de ce qu’affirme son patron. Elimane Pouye, secrétaire général du syndicat des impôts et domaines, joint par téléphone, se montre plus pessimiste quant à la suite à donner à des découvertes de fraudes fiscales. Bien que reconnaissant la difficulté à lutter contre le phénomène, comme l’a souligné son patron, il n’en note pas moins des manquements purement domestiques. Le premier est structurel. D’après lui, il n’y a pas de dispositif de prise en charge de la fraude fiscale. La question n’est donc pas gérée par un service dédié, ce qui limite l’efficacité.
L’intervention politique, un obstacle
L’autre point est la qualité des ressources humaines. Selon lui, les agents ne sont pas assez outillés pour faire face aux fraudeurs. Dernier point et pas des moindres, la volonté politique. ‘’Le nouveau code des impôts permet de prendre en charge le problème, mais le poids politique inhibe toutes les actions. Il est presque impossible d’engager des procédures à cause des interventions’’, regrette-t-il. En guise d’exemple, M. Pouye relève qu’il existe une procédure d’examen de situation fiscale personnelle qui peut être déclenchée contre une personne soupçonnée. Mais que depuis 2014, ce service dans lequel il travaille n’a pas instruit un seul dossier.
Il y a une autre possibilité qui est de porter plainte. Cette méthode n’a pas non plus été utilisée. Notre interlocuteur se félicite tout même du fait qu’il existe un projet de réforme de la DGID qui met l’accent sur les renseignements. Il espère que ce sera l’occasion de mieux faire face. Mais en attendant, il appelle à ce qu’il y ait plus de coopération et de partage d’informations entre les institutions internes du pays, telles que l’Ofnac, la Crei, la Centif et l’administration fiscale.
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