L’image horrible de l’ancien Guide libyen ensanglanté, lynché, injurié, sodomisé, exécuté froidement par les rebelles du CNT, restera à jamais gravée dans les mémoires de celles et de ceux qui ont eu le courage d’en supporter le visionnage. Certains se délectent de voir un dictateur de plus, humilié par ses adversaires après avoir usé durant tout son règne de procédés plus ou moins similaires. D’autres, plus nombreux, souvent d’origine africaine, s’émeuvent et s’indignent en nourrissant un désir de revanche vite contrebalancé par la résignation de celui qui se sait faible. Le monde est ainsi, se consolent-ils! Les faibles ont-il tort d’être faibles? Non, dans le monde en général! Oui, dans le monde de la politique en tout cas! L’admettre aide seulement à comprendre que l’analyse politique s’accommode mal des catégories de la morale comme disait Aron et comme le répétait à l’envi Henry Kissinger (tous deux théoriciens de l’approche relativiste des relations internationales; ils n’ont rien inventé au passage, Hobbes et Machiavel l’avaient dit bien avant eux dans des mots qu’ils ont cherché plus à paraphraser pour échapper à l’accusation de plagiat). Le comprendre aide aussi à relativiser le poids des chefs d’État dans les décisions de leurs pays à s’engager dans des actions d’élimination systématique d’adversaires sous couvert de soutien à la lutte de libération d’un peuple, comme c’est le cas en Lybie. Car, Sarkozy, Obama, Cameron sont certes ceux qui signent les engagements internationaux officiels de leurs pays, mais ils ne sont en fait que les «jouets» des intérêts économiques, commerciaux et stratégiques qui les ont menés aux pouvoirs et qui les y maintiendraient éventuellement. Sur ce point, ils ne sont ni pires ni mieux que Nixon qui échangeait le soutien financier à sa campagne électorale des années 70 contre la promesse de prolonger de quelques années la guerre au Vietnam. Les projections économiques permettaient même d’évaluer les bénéfices potentiels engrangés par l’industrie de l’armement, car chaque avion américain abattu devrait être remplacé et donc faire l’objet d’une nouvelle commande.
La politique, envisagée dans cette perspective, ne signifie pas qu’il n’y a pas de morale en politique, mais que celle-ci ne peut pas être analysée avec les seules catégories de la morale. « Et d’ailleurs quelle morale? » aimait dire Machiavel à ses contemporains qui lui reprochaient son cynisme froid dans l’analyse des rapports de forces en politique. La question n’était pas anodine, elle revenait simplement dans l’esprit de Niccolo Machiavelli, à séparer, dans sa production scientifique, ce qui relevait de ses propres souhaits et de ce qui était souhaitable pour le «Prince», «commanditaire involontaire» et destinataire principal de sa réflexion sur la politique, ici objectivée comme une «chose» au sens «durkheimien» du terme, pour mieux l’appréhender avec la distance critique qui seyait en la circonstance. L’humiliation infligée à Kadhafi, et dans des conditions moins atroces à Gbagbo, Ben Ali et consorts, n’est pas une leçon adressée à leurs pairs qui leur ressemblent dans la façon d’exercer le pouvoir, contraire, dit-on, dans un langage policé, aux normes démocratiques. C’est un simple rappel du principe cynique exprimé sans élégance par le «soldat» de Gaule : « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». « Si tu peux tuer ton ennemi, fais-le, sinon fais-t-en un ami » (Machiavel). Kadhafi a été tour à tour l’ennemi puis l’ami des États occidentaux. Il a reconnu avoir commandité des actes terroristes contre les intérêts occidentaux et accepté par la suite de fournir des réparations aux familles des victimes. Il a estimé avoir compris les actes supposés de représailles contre Al Qu’aida et les bombardements américains contre l’Irak de Sadam Houssein à la suite des attentats du 11 septembre. Il a signé des accords avec ses « amis » Berlusconi et Sarkozy pour ouvrir des zones de transit ou plutôt de « blocage » et aider à stopper l’émigration clandestine passant par la méditerranée. Ses « amis » le lui ont bien rendu en déployant leurs spécialités maisons : les trésors de charme de la gente féminine et les paillettes. Il a même failli causer l’expulsion du gouvernement d’une ministre qui a osé contester la pertinence de sa visite sur le sol français. Les gages d’affection réciproque n’ont pas résisté au temps, au temps politique, s’entend!
Le geste posé à Benghazi par le Président Sénégalais jugé pitoyable et contraire à son engagement traditionnel pour le panafricanisme dont Kadhafi fut un des chantres, est symbolique de cette logique d’action politique qui fait jouer le sentiment de faiblesse et le désir de puissance. Son périple au quartier général des rebelles Libyens, savamment préparé par les services stratégiques de l’Élysée et du Quai d’Orsay ne lui garantit pourtant aucune impunité ni protection extérieure, si demain les peuples sénégalais voudraient s’en débarrasser. Ceux qui l’ont accompagné, protégé et applaudi à Benghazi seront les premiers à prendre prétexte des désirs de changements populaires pour lui dicter la voie à suivre « à la Ben Ali », « à la Gbagbo » ou « à la Kadhafi ». Je vois les naïfs s’exclamer : « Mais le Sénégal n’est pas la Lybie, ni la Côte d’Ivoire, il n’a pas de pétrole et de cacao, donc il n’intéresse pas les puissances capitalistes occidentales ». Oui, mais il a d’autres « denrées » qui comptent dans l’approche des rapports de forces internationales, c’est sa position géostratégique derrière le symbolisme exemplaire de la vitrine démocratique dont le craquèlement éventuel inquiète au plus haut point les représentations diplomatiques occidentales qui redoutent et renâclent une telle hypothèse. Le paradoxe envisageable dans une telle perspective est que ceux qui pleurent aujourd’hui Kadhafi et déplorent son assassinat programmé par l’OTAN, vont probablement approuver le scénario d’une intervention étrangère si la situation sénégalaise l’exigeait, par exemple. Le baromètre des sentiments est à géométrie variable et n’est pas insensible à la géographie. Sur ce point, les peuples ne sont pas meilleurs que leurs dirigeants politiques. Leur mémoire est courte. Que l’on me pardonne!
Me vient en souvenir, ce dialogue surréel survenu il y a quelques mois, en plein cours de «Système mondial et relations internationales » avec une étudiante africaine de l’UQO, qui saura se reconnaître en lisant ces lignes : «Monsieur, quel jugement portez-vous sur la décision de l’OTAN d’intervenir en Libye pour aider les rebelles contre Kadhafi»? Je lui répondais indirectement ceci à peu de mots près: « Cette guerre n’est pas une guerre entre Libyens. C’est une guerre menée par délégation, sur commande des multinationales pétrolières. Elle n’aurait pas été possible il y a seulement un an, c’est-à-dire avant les révolutions Tunisienne et Égyptienne. La politique étant par excellence la gestion des opportunités, ces multinationales ne pouvaient manquer l’occasion qu’offrait un possible soulèvement des populations Libyennes pour encourager et accélérer le mouvement de contestation, avec pour objectif final de procéder à un partage plus équilibré, dans leur entendement, des marchés du pétrole en Libye. La Chine et la Russie regarderont faire, en espérant tirer les dividendes de leur supposée neutralité en la circonstance. Comme lors du coup d’État contre Allende en Chili en 1973, elles verseront des larmes de crocodile à la chute du régime libyen. Kadhafi sera sans doute l’agneau du sacrifice désigné et sa fin sera irrémédiablement tragique». «Mais, monsieur n’êtes- vous pas un peu cynique»? «Moi, non, absolument pas! Mon analyse par contre, l’est fort probablement! Et la situation qu’elle tente d’expliquer, elle, l’est assurément!»
Si l’horizon de ma réflexion n’était pas ombragé par les incertitudes du moment, j’eus du ajouter ceci : «La fin tragique de Kadhafi inaugurera une période d’incertitude et d’instabilité. L’hétérogénéité des groupes composant le Conseil national de transition empêche l’émergence d’un projet cohérent d’innovation politique dont sont demandeurs les Libyens, surtout la frange la plus jeune de la population. Comme la nature a horreur du vide, les mouvements les plus organisés, les organisations islamistes, vont occuper le terrain politique et faire une OPA sur l’électorat. Le décalage entre le projet islamique et l’aspiration à plus de libertés des jeunes, va rapidement produire des tensions sociales, le chaos, l’anomie au bout. La situation sera probablement la même en Tunisie, en Égypte, et demain en Algérie et au Maroc. Les gouvernements occidentaux en panne de prospective depuis la crise économique subite de 2008, font semblant de n’en avoir cure, préférant gérer les crises à défaut de pouvoir les prévenir. La dépossession, le désenchantement politique et le transfert des compétences politiques aux mains des multinationales expliquent cette situation qui n’est pas prête de connaître sa fin. Elle perdurera en dépit des gesticulations actuelles et fort médiatisées de Merkel et Sarkozy qui donnent les apparences d’un retour du politique dans les grandes décisions qui engagent l’avenir de l’Europe et du monde.
Je risque là un pari tragique en faisant ce pronostic pessimiste. Je n’ai pas peur d’avoir tort, parce que finalement, c’est ce que je souhaite!
Ndiaga Loum, professeur agrégé, département des sciences sociales,
Université du Québec en Outaouais (UQO)