Au Sénégal, certains donnent tout à leur travail. Souvent au détriment de leur vie conjugale, familiale ou leurs relations amicales.
Elle a tout donné à son travail. Parfois au péril de sa vie sociale et familiale. Depuis qu’elle est entrée dans la vie active, Aminata Touré dite Mimi, ancienne présidente du Conseil économique, social et environnemental (Cese), ne s’est jamais arrêtée. «Quand on vous confie une responsabilité, il faut se montrer à la hauteur en délivrant des résultats. C’est ainsi qu’on obtient des responsabilités plus grandes et un meilleur salaire pour avoir de meilleures conditions de vie», démarre Mimi Touré. Un désir de mieux-être qui justifie le rythme effréné de l’ancien Premier ministre.
Tout commence en 1988. Cette année-là, Mimi (26 ans) démarre une carrière professionnelle au sein de la compagnie des transports publics de Dakar, la Sotrac. Sept années plus tard, elle intègre le Fonds des nations unies pour la population (Fnuap). Puis tout s’enchaîne. Avec l’avènement du Président Macky Sall à la Magistrature suprême, elle est cooptée comme ministre de la Justice de 2012 à 2013, ensuite Première ministre de 2013 à 2014, puis envoyée spéciale du Président Macky Sall. Avant d’être nommée présidente du Conseil économique, social et environnemental (Cese) de mai 2019 à octobre 2020.
Aminata Touré se livre corps et âme et consacre presque toute sa vie au travail. Soit dans le but de faire de bons résultats au profit de la nation, soit pour prouver à son chef ou aux autres sa capacité et le mérite de sa position ou pour subvenir économiquement aux besoins de sa famille. Quoiqu’il en soit, Mme Touré se donne au travail sans compter le temps, ni les «privations» auxquelles elle contraint sa famille. «Je ne vivais que par et pour le travail. Les seuls moments où j’avais du temps pour ma famille, c’était durant les week-ends, les vacances scolaires et durant les fêtes religieuses.» Fonctionnaire internationale et femme d’Etat sénégalaise, Mimi Touré fait partie de ces Sénégalais qui bossent comme des fous et qui font passer leur vie professionnelle avant tout. Famille comme vie sociale. Elevée dans le culte du travail, elle a toujours cru que seul le travail paie, donne de l’indépendance et de la dignité. «Au-delà de moi, je pense qu’on ne peut transformer les choses que par le travail», formule-t-elle.
«J’ai beaucoup donné au travail»
Au Sénégal, certaines personnes donnent tout au travail et finissent par perdre le sens des priorités sociales et familiales. S’investir à 100% au travail peut être une bonne chose, mais si ça déborde, cela devient inquiétant. Sur cette question, chacun a ses raisons. Si certains se dévouent pour le besoin de prouver à leur responsable ou aux autres qu’ils sont capables et qu’ils méritent leur position, d’autres cherchent une position supérieure ou ont l’envie d’attirer l’attention et la reconnaissance sur leur travail, ou encore subvenir aux besoins de leur famille.
Pour Mimi Touré, c’est tout à la fois. Si dans des pays comme la France, des personnes privilégient leur carrière professionnelle jusqu’à passer à côté de leur vie familiale ou de se brûler les ailes. Mme Touré souligne que ce sacrifice ne met en péril ni sa santé, ni son équilibre personnel, encore moins sa vie conjugale, familiale ou amicale. «Il faut un équilibre à tout. J’ai beaucoup donné au travail, mais j’ai aussi consacré du temps à ma famille pour m’assurer que mes enfants aient aussi la chance de faire des études et ensuite compter sur leur propre travail», confie Mimi Touré.
A force de beaucoup travailler, Aminata Touré reconnaît qu’elle a moins de loisirs en famille. «Je passe moins de temps avec ma famille, mais j’ai toujours privilégié la qualité des moments passés avec elle, plutôt que la quantité. J’ai aussi eu la chance d’avoir été aidée par mon époux à qui je dois une partie de ma réussite professionnelle», ajoute-t-elle.
«Le travail m’a pris mon temps et mes amitiés»
Ibrahima Ndiaye n’a pas eu la même chance. Pour cette personnalité de l’Etat, le travail lui a toujours créé des problèmes dans son couple. «Quand mon patron m’a fait venir à Dakar, j’ai laissé ma famille dans ma région d’origine. Au début, je partais tous les week-ends les voir, mais à un moment donné, je ne pouvais plus le faire parce que mon patron était devenu très actif les week-ends. Je travaillais du lundi au dimanche et ma famille ne pouvait pas comprendre cela», raconte-t-il.
Face à cette situation, il lui fallait faire un choix. C’était le boulot ou la famille. Ibrahima a opté pour la seconde et fait déménager sa famille à Dakar. Néanmoins, les problèmes ont continué à persister avec sa douce moitié. «J’étais plus proche de mes enfants, mais pour mon couple, c’était une autre paire de manche. J’avais toujours des problèmes avec mon épouse à cause du boulot. Pour éviter les disputes et les crises de jalousie, je m’étais arrangé pour l’appeler tous les jours à partir de 22H. Mais maintenant qu’on vit ensemble à Dakar, je rentre tous les jours à 20H pour voir mes enfants et prendre le dîner avec eux. Cela m’a permis d’arranger un tant soit peu les choses», argue M. Ndiaye.
Communicant de profession, cet homme a aussi vu ses relations amicales voler en éclats à cause de son boulot. «J’ai perdu des gens avec qui je ne pouvais pas passer une journée sans parler ou nous voir. Maintenant, je n’ai plus leur temps. Le travail m’a pris tout mon temps et m’a bouffé mes amis. Certains pensent que c’est parce que j’avais une évolution sociale que j’avais pris mes distances, mais tel n’était pas le cas. Il ne me reste que ma famille. C’est un peu compliqué», regrette-t-il. Heureusement, il dit avoir pu épargner sa famille avec qui il passe son peu de temps libre. Pour ce faire, l’homme s’est aménagé un emploi du temps. «Le problème, c’est quand j’avais laissé ma famille dans ma ville natale. Il m’arrivait de passer toute une journée sans pour autant appeler ma femme. C’est plutôt elle qui m’appelait pour me rappeler leur existence. Mes enfants étaient très distants. Ils ne me voyaient qu’une fois dans le mois et me regardaient comme un étranger. Je n’ai pas vu mon plus jeune enfant grandir», se désole-t-il avant de reconnaître, pour une fois, l’utilité des réseaux sociaux. «Sans ces applications virtuelles, je pense que beaucoup de familles allaient voler en éclats. Elles ne comblent pas le vide, mais au moins elles compensent l’absence.»
«Ma fille me supplie toujours de rester encore quelques jours avec elle»
Comme Ibrahima, Mamadou a aussi payé le prix fort à cause de son dévouement au travail. Cadre dans le secteur de l’Agriculture, l’homme ne se fixe pas de limite pour être utile à la communauté. Cet engagement est pour lui une forme de militantisme au service des causes nobles, une manière d’investir l’énergie positive qui couve en lui pour espérer une récompense méritée. «Peu importe l’avis du boss, le plus important est la conduite dictée par la conscience professionnelle. Certes, la rémunération est importante, mais le sentiment du devoir accompli et de contribuer à l’avancement de la société l’est tout aussi», souffle M. Dieng. Cependant, son dévouement pour le job lui cause parfois des difficultés. «Nous sommes parfois fatigués, malades ou incompris. Parfois, notre univers familial en subit des remous. Mais nous arrivons, à force de caractère, de communication, d’efforts et surtout de compréhension, à rester au-dessus de ces turpitudes», regrette-t-il.
Avant de poursuivre : «Je me sens souvent mal, lorsque je vois mon épouse triste à cause de mes départs répétés de la maison pour l’intérieur du pays ou quand ma fille me supplie de rester encore quelques jours avec elle. Cette pression du travail ne fait pas forcément bon ménage avec l’univers familial sans séquelle.»
Malgré tout, il ne cesse de se donner corps et âme pour avoir le sentiment du devoir accompli. «Lorsqu’un producteur, après une campagne agricole réussie, me rend compte de sa satisfaction, c’est comme si j’avais gagné un pari», se réjouit-il. Son emploi du temps trop serré, ce responsable de la formation et professionnalisation d’une agence publique agricole n’a que les week-ends, les fériés, les fêtes religieuses et les congés pour passer du temps avec sa famille.
A l’occasion, dit-il, chaque moment est mis à profit sans bouleverser les habitudes quotidiennes. «Les moments libres sont mis à profit, surtout au retour des longues missions à l’intérieur du pays, je reviens pour faire le papa-poule. S’agissant des amis, il nous suffit de coordonner pour maintenir le lien», sourit-il.
Oumy Régina Sambou est du même avis. Si la journaliste n’a pas encore réussi à fonder une famille à cause de son emploi du temps overbooké, elle se gausse d’avoir une «vie bien remplie». Pas dans la conception sénégalaise du terme, mais cela suffit à faire son bonheur. Regina Sambou : «Je suis totalement épanouie dans mon travail. C’est à travers le travail que j’arrive à maîtriser mes pulsions, que j’acquiers mon indépendance et que j’arrive à produire des richesses à même de subvenir à mes besoins.»
La journaliste de profession, par ailleurs présidente de l’Association de la presse culturelle du Sénégal (Apcs), bloggeuse et critique de cinéma à Africiné, précise que quand elle travaille, l’autre ne compte que dans ce qu’il peut lui apporter dans l’accomplissement du travail. «L’exigence du travail bien fait, on l’a envers soi-même avant qui que ce soit. Je n’ai aucun regret pour ça. Je vis ma vie de rêve», assume Régina. Mais elle trouve important de prendre parfois une pause, de prendre des vacances, voyager, se faire plaisir, rendre visite à la famille. Au risque de ne plus avoir de vie sociale. «Aussi incroyable que cela puisse paraître, je prends des vacances. Seulement, mes vacances ressemblent pour certains à mon travail de chaque jour au point que tous pensent que je n’ai pas de vie sociale. Mon entourage et mes amis me comprennent tellement que parfois ils improvisent des voyages ou des sorties sans téléphone ou ordinateur», révèle Régina. Ce dévouement pour son travail n’a, toutefois, aucune répercussion sur ma famille. «Mes devoirs familiaux, je les assume. Il m’est arrivé plusieurs fois de devoir garder des enfants, veiller sur le papa hospitalisé et en même temps devoir animer des panels», confie Mme Sambou. Parole d’une shootée au travail.
- Les noms ont été changés
L’Obs