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INTERVIEW / Cheikh Hamidou Kane, écrivain : “L’Afrique n’est pas démunie, elle est désunie”

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Président scientifique du « Colloque sur la renaissance africaine et les leçons à tirer de la crise ivoirienne », le célèbre écrivain, Cheikh Hamidou Kane, se prononce sur la situation de l’Afrique 50 ans après les indépendances, sa relation avec l’Occident, la CPI et, bien sûr, de la littérature africaine.

Vous faites partie des écrivains qui ont mené la lutte contre la colonisation à travers votre livre l’Aventure ambiguë. 50 ans après, quel est votre avis sur l’Afrique ?

L’Aventure ambiguë n’est pas mon seul livre. C’est vrai qu’il a été publié en 1960, mais en 1996, j’ai écrit, plus de trente ans après, un deuxième livre dont le titre est ‘’Les gardiens du temple’’, publié par les Nouvelles éditions ivoiriennes. Effectivement, l’Aventure ambiguë porte témoignage des trente dernières années de la colonisation alors que ‘’Les gardiens du temple’’ évoque les trente premières années de l’indépendance. L’indépendance a-t-elle répondu à nos aspirations ? Je répondrai oui et non. Oui d’abord, parce que si on compare ce qui s’est passé dans nos pays entre 1960 et 2010, les cinquante premières années de l’indépendance, on note que beaucoup de progrès ont été réalisés. Dans le cas d’espèce c’est le Sénégal que je connais mieux. Quand les Français quittaient le pays en 1960, le taux de scolarisation était de 12 %. En 2000, au moment de l’avènement d’Abdoulaye Wade au pouvoir, ce taux était monté à 65%. Aujourd’hui, il semble que nous ayons dépassé les 90%. C’est pareil dans tous les domaines, santé, développement des infrastructures…

Est-ce satisfaisant ?

On ne peut pas dire que les Africains n’ont rien fait dans les 50 et 60 années qui ont suivi l’indépendance de leurs colonies. Ce qu’on peut dire, c’est qu’on aurait pu ou on aurait dû faire mieux. Il faut aussi noter le développement important qu’il y a eu dans la démographie dans nos pays. En Côte d’Ivoire, en 1960, le pays avait 3 millions d’habitants, aujourd’hui, c’est plus de 22 millions. C’est comme sur tout le continent. En 1500, la population de l’Afrique au sud du Sahara représentait 17% de la population mondiale. Quatre siècles après (1900) elle représentait plus que 7%, soit 700 millions d’habitants. Dans quarante ans, en 2050, elle sera d’un milliard 800 millions. C’est-à-dire, une population plus importante que celle de la Chine et constituera trois fois la population de l’Europe. On peut dire que l’Afrique retrouvera sa place démographiquement avec une proportion considérable de jeunes. Cette population sera la plus jeune au monde. Une force de travail considérable au moment où la population en âge de travailler en Europe aura diminué. Il va falloir qu’on tire les leçons de cette situation.

Ensuite ?

Deuxièmement, c’est en Afrique qu’il y a les ressources les plus importantes. Aussi bien en ressources humaines qu’en ressources naturelles. En 2050, c’est en Afrique subsaharienne qu’il y aura la surface agricole la plus importante au monde. Pour produire de quoi nous nourrir, mais aussi pour d’autres régions du monde qui n’ont pas cette ressource foncière. C’est ici que se trouvent les richesses minérales les plus importantes. L’Afrique au sud du Sahara recèle 30% des produits miniers. Au niveau du potentiel hydro-électrique, jusqu’à présent nous n’avons exploité que 10%. 90% ne sont pas encore exploités. Parce que les principaux fleuves se trouvent partager entre plusieurs Etats. La résolution du problème de la mise en commun pour l’installation des barrages est handicapée par la division du continent. Selon des économistes, le monde moderne carbure au pétrole, au charbon, à l’uranium, à l’hydro-électricité ou au biocarburant, le monde carburera grâce aux ressources de l’Afrique. Ce qui s’oppose à l’exploitation de ces richesses, c’est la division du continent.

Que faire face à cette situation ?

J’exhorte les populations africaines à s’approprier ce destin, notamment les jeunes, parce que le continent leur appartient. Les vieux même ceux qui ont 40 ou 50 ans ne seront plus là, quand ils seront les plus nombreux. C’est à eux d’obliger les politiques, que ce soit dans les partis politiques, les syndicats, les associations, à exiger l’impératif de la construction d’une Afrique fédérale, celle des Etats-Unis d’Afrique. Que ce soit l’impératif n°1 dans ce combat politique. On dit que l’Afrique est pauvre. L’Afrique n’est pas démunie, elle est seulement désunie. Il faut substituer l’unité à la désunion et à la dispersion. De cette façon, nous allons substituer la richesse à la pauvreté.

A vous entendre, on se croirait au temps de Kwame Nkruma parlant de l’unité africaine qui n’a pas abouti 50 ans après…

On n’est plus à la même place. On aurait pu aller plus loin, mais, nous avons depuis Nkruma créé des organisations sous-régionales. L’Uemoa, la Cedeao, les cercles concentriques, comme Senghor l’avait prédit. On a fait des progrès. Mais ce sont des progrès qui ne sont pas suffisants. Ce qui reste à faire, c’est de mettre une autorité politique au niveau du continent à laquelle on confiera le soin, comme aux Usa, de diriger et de coordonner l’exploitation des ressources. Qui aura une armée fédérale, une diplomatie d’ensemble. Au lieu qu’on ait 54 ministres des Affaires étrangères, on aura un seul pour le continent. Cela est possible dans très peu de temps, si on s’y met.

Que dire des barrières linguistiques et des relations étroites avec les ex-colonisateurs?

Il y a ici la question de réappropriation de nos modes de gouvernance moderne. Je suis d’accord que ce n’est pas normal que dans les 54 pays africains, que ce ne soit pas les langues africaines qui soient enseignées, écrites et utilisées pour gouverner à l’exception du swahili. Il est indispensable que nous ayons des langues nationales modernisées et enseignées. Cela ne voudrait pas dire qu’il faut cesser d’enseigner en français, en anglais ou en portugais. Mais, il faut dépasser la situation. Il faut codifier nos langues et les enseigner. Il faut aussi modifier le contenu de ce qu’on transmet. Substituer l’histoire africaine à l’histoire telle qu’on l’enseigne, remplacer le droit nappoléonais, romains, etc. Au 13e siècle dans l’empire du Mali, il y avait une charte appelée charte de ‘’Kouroukanfougan’’, charte du Mandé promulguée par l’empereur Soundjata Kéita. Elle reflétait l’ensemble des lois, des traditions et des règles du Mandé. Il a réglementé la coexistence entre les langues différentes, entre les catégories sociales, entre les générations, entre les hommes et les femmes. Il a édifié les équivalences patronymiques. Dans cette charte, il garantissait les espaces de liberté des individus. Dans le premier article, il dit : toute vie est une vie. Nul n’a le droit de porter atteinte à l’intégrité physique, morale d’un individu, les gens se valent malgré leurs différences de statut. Selon Joseph Ki Zerbo, historien, l’Afrique avait offert au monde le modèle qui permet de résoudre les problèmes de coexistence à l’intérieur d’une même frontière. Je ne dis pas que cette charte peut s’appliquer telle qu’elle. Mais, il faut s’en inspirer dans la modernisation.
Selon un participant au colloque dont vous aviez la présidence scientifique (Stéphane Smith), l’Afrique a cette manie de se rabattre sur son passé glorieux alors que les défis à relever se trouvent devant. N’est-ce pas ce que vous faites ?

L’Afrique n’oubliera pas son histoire et son passé comme l’occident n’oublie pas les siens. Ce que je veux que l’Afri­que fasse, c’est un peu ce que le Japon a fait. Se moderniser à partir de son identité endogène. Ce qu’il faut faire, ce n’est pas un retour aux sources. Nous devons procéder à un recours aux sources. Il ne faut pas que nous soyons le seul continent au monde qui soit coupé de ses racines. Nous étions une société de l’oralité, aujourd’hui nous avons maîtrisé l’écriture. A part cela, nous avons la télévision, les ordinateurs, internet. Que les Africains s’approprient ces outils pour se retourner vers notre culture. ‘’Apprendre l’art de vaincre sans avoir raison’’.
La démocratie occidentale butte sur les difficultés africaines. Doit-on inventer une démocratie à l’africaine ?

Les élites africaines formées en Occident n’appliquent ni la démocratie occidentale, ni une démocratie inspirée de nos traditions. Ils trichent quand ils disent appliquer la démocratie occidentale. Elle a des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Les démocrates occidentaux ne font pas n’importe quoi dans leurs pays. Nous ne prenons de ce système que ce qui renforce notre pouvoir personnel et nous réprimons tout ce qui est ‘’check and balance’’ (vérification et équilibre) qui concerne nos traditions. Durant les travaux du colloque, il a été rappelé qu’en pays Ashanti, ce n’est pas le roi qui a la royauté, c’est la royauté qui a le roi. Pour dire que celui qui dirige est esclave du pouvoir. On triche dans un sens comme dans l’autre. Je veux prendre l’exemple de la manière de sanctionner la responsabilité des leaders dans le monde. Lorsqu’ils commettent des fautes, il faut qu’on puisse en place en Afrique ou hors d’Afrique, des organisations juridictionnelles avec des règles bien précises pour juger ceux qui ont commis des méfaits pendant leur gouvernance avec toutes les garanties de se défendre. L’idéal aurait été d’avoir des juridictions africaines. Mais en attendant d’avoir cela, il est important d’avoir des juridictions qui ne fassent pas deux poids, deux mesures.

Croyez-vous que la Cour pénale internationale fait-elle deux poids, deux mesures ?

C’est le sentiment que j’ai. Quand je pense qu’elle a la main lourde pour des leaders de l’Afrique, de certains pays européens de l’ancienne union soviétique, qu’elle juge avec beaucoup de garantie. Je ne comprends pas pourquoi aucun leader d’un pays de l’Occident, des grandes puissances, n’a été poursuivi jusqu’ici. Mais, cette justice à deux vitesse me paraît préférable que pas de justice du tout.

Que pensez-vous de la situation du livre en Afrique ?

Le livre est délaissé. Nous devons faire un effort pour amener nos jeunes à s’intéresser à la lecture sans pour autant chercher à les détourner des nouvelles technologies. Il faut pousser les jeunes à écrire. Il faut utiliser les médias nouveaux pour écrire des livres, les Tic pour évoquer Soundjata, la charte de l’empire Mandé. Si les jeunes les retrouvent à partir de ces moyens, c’est déjà bon. Il ne faut pas faire le deuil de ses sources.

Interview réalisée par Sanou A.

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