Journaliste, analyste politique, Mame Less Camara, estime qu’au-delà des intérêts de l’opposition et de la mouvance présidentielle, la classe politique doit considérer le problème de la stabilité du pays. Tout en soulignant l’urgence pour les deux camps de renouer le dialogue sur le processus électoral, M. Camara semble sceptique quant à l’issue de l’offre du médiateur de l’Union européenne.
La tension monte entre le pouvoir et l’opposition à propos du processus électoral. Quelle analyse faites-vous de ce climat ?
Les deux groupes, qui sont en train de s’affronter pour la conquête du pouvoir, la majorité et l’opposition, jouent un peu de cette stratégie de tension selon une démarche assez familière aux Sénégalais. On a constaté que les périodes électorales sont des moments de grandes annonces. C’est très souvent aussi d’accusations mutuelles. On a l’impression que le principal souci de chaque groupe est de dénoncer les comportements de l’autre. Il y a donc un aspect presque rituel dans ce qui est en train de se passer aujourd’hui. Mais ce qui aggrave la situation, c’est le fait que les accusations mutuelles semblent un peu plus graves cette fois-ci. Le fait que le président de la République se soit déjà déclaré candidat, qu’il ait fait démissionner le président de la Cena que d’ores et déjà il mette son parti presque en ordre de bataille avec la vente des cartes, la mobilisation dans toutes les parties du pays fait craindre à l’opposition que le président est en train de préparer des élections anticipées. C’est la conviction assez partagée parmi les rangs de l’opposition. Du côté du parti au pouvoir également. On a vu comment cette période de renouvellements est une période de tension à l’intérieur du parti dominant. L’incertitude de la date des élections, conjuguées à la tension opposition-majorité et à l’intérieur du parti au pouvoir, créent une atmosphère assez inquiétante.
Pourquoi cette atmosphère délétère, si on sait le président a exprimé son ouverture pour un audit du fichier électoral ?
Il y a véritablement un problème de crédibilité entre le président de la République et son opposition. Aucun des deux groupes ne croit plus en ce que dit l’autre. C’est la déclaration du président qui est suspectée. S’il dit qu’il est en faveur de cette révision du fichier et on sent de l’autre côté de la méfiance, parce que l’opposition reste convaincue qu’en 2007 la victoire au 1er tour du président de la République est suspecte. Elle pense avoir besoin d’investigations en profondeur du fichier électoral. Surtout avec la déclaration de l’ancien président de la Cena. Une fois qu’il a quitté ses charges, Moustapha Touré a annoncé qu’il y avait entre la liste dont disposait la Cena et le fichier du ministère de l’Intérieur un gap d’un million d’électeurs. Toutes ces choses font que la confusion règne et il n’y a, de toute façon, aucune confiance autant du côté de l’opposition qui exige que la révision du fichier électoral se fasse sous la houlette d’un médiateur neutre et non pas du ministère de l’Intérieur ou d’un fonctionnaire qui serait sous les ordres plus ou moins proche du parti au pouvoir ou du président de la République. Personne n’a confiance, l’opposition veut de cette révision, mais qu’elle soit menée en dehors de l’administration. L’idée de la nomination d’un médiateur neutre a été agitée. Qu’est-ce que qui explique les blocages ?
Les choses sont un peu en suspens parce que le profil neutre risque d’être assez difficile à trouver au Sénégal pour rallier à la fois le suffrage de l’opposition et de la majorité.
Mais la majorité renvoie l’opposition aux résultats des élections locales…
Oui, c’est un peu l’argument de la majorité de dire pourquoi avez-vous peur du fichier et d’un système au fond qui vous a permis d’avoir de bons résultats aux élections locales de mars 2009 ? Il y a des suspicions. L’opposition n’a pas confiance en la majorité. Il vaut mieux si cela est possible faire justice aux demandes de l’opposition et au fond à l’acceptation de ses propositions de manière au moins partielle par le président de la République. Il ne faut pas juger la validité du fichier électoral par les résultats que l’opposition a pu obtenir lors de la dernière consultation populaire parce que le Pds, qui dit cela, dit aussi que s’il a connu un net recul lors des dernières élections locales, c’est parce qu’il était empêtré dans des conditions telles que c’est le Pds qui a voté contre le Pds. Le problème n’est pas le fichier de mars 2009, c’est peut-être aussi le comportement électoral d’une frange mécontente du Pds et même de ses alliés et si c’est cela qui est vrai, le fichier peut rester douteux, mais a été corrigé par des attitudes électorales rebelles de certains secteurs du Pds. Les résultats de 2009 ne remettent nullement en cause la légitimité de la demande de l’opposition qui est de revoir le fichier électoral.
Le choix des experts divise les deux camps…
Le problème, ce n’est pas l’origine, la nationalité des experts. Le problème c’est simplement de connaître les instruments de mesure que vont utiliser ces experts. C’est ça qui valide leur travail. Si on avait des experts extra-terrestres et qu’on ne sache pas leur démarche, leurs approches, leur outil de mesure pour les évaluations, personne ne se contenterait d’un résultat sec qui tomberait raide de la bouche d’un médiateur venu de je ne sais où. Je pense quand même qu’au- delà des intérêts des deux groupes qui sont en compétition, il faut considérer le problème de la stabilité du pays et de la crédibilité des élections. Au Sénégal, pendant trop longtemps, c’est une pensée qui continue de durer elle n’a pas été initiée par les libéraux, mais ils semblent s’en être emparés. On semble croire que les victoires électorales sont des victoires techniques. C’est-à-dire vous pouvez être minoritaire et par une série de manipulations sur les procédures électorales vous pouvez vous retrouver majoritaire, par exemple si vous gênez les inscriptions sur les listes électorales des citoyens que vous suspectez être hostiles. Ça on l’a vu par le passé. Vous allez vous retrouver avec un collège électoral que vous construisez vous-mêmes en mettant hors jeu tout ce qui ne vous semble pas favorable à votre formation ou à votre candidat. Le résultat c’est qu’au plan technique, vous avez gagné, mais au plan sociologique c’est une autre part de manche. Ça crée des urnes par surprise, moins de tripatouillages et une majorité sociologique légitime, même si elle n’est pas légale dont on a empêché de largement s’acquitter de ses devoirs citoyens. C’est ça qu’il faut éviter. Pour éviter la suspicion, la déstabilisation, il vaut mieux que les deux groupes s’entendent sur la nécessité en considérant le fichier comme quelque chose à repasser en revue chaque fois qu’on doit l’utiliser pour des élections. Et si cela doit se faire, que ce soit le fait d’experts nationaux ou étrangers. Peu importe pourvu que seulement le travail soit bien fait.
Que pensez-vous de la sortie du représentant de l’Ue qui a émis des craintes ?
Nos partenaires au développement sont aussi au plan diplomatique des acteurs très soucieux du bon déroulement de certaines procédures notamment électorales au Sénégal. A leurs yeux, les choses ne bougent pas. C’est-à-dire qu’entre la majorité et le pouvoir il y a une sorte de guerre de tranchée. Chacun a creusé ses tranchées et y reste donc en fait il n’y a pas de mouvements. Il n’y a pas d’évolutions et c’est ça qui est mauvais. Personne dans l’opposition ne s’interroge, ne se pose la question simple de savoir si la majorité était sincère et personne dans la majorité ne se pose non plus cette question même question. Chacun garde ses positions, ses convictions et reste totalement sourd à tout ce qui pourrait être un appel à des changements d’attitudes. Je pense que c’est ça qui a fait que la diplomatie européenne essaie d’intervenir comme un troisième homme, encore que ce n’est pas gagné.
Pourquoi ?
On a vu que quand le Pds avait proposé le Ndi qui pourtant a joué un rôle à la fin des années 80 pour pousser la classe politique sénégalaise à se réunir notamment pour plancher sur un nouveau Code électoral, des gens de l’opposition ont dit niet. Cette fois-ci c’est l’Ue qui entre dans la danse et qui non seulement s’inquiète de l’immobilisme qui affecte la classe politique majorité et opposition, mais qui essaie de débloquer cette situation en proposant ses services. D’une certaine façon, on peut apparemment procéder à la fameuse révision du fichier électoral ou aider à trouver des experts qui pourraient faire ce travail. Pour l’instant personne n’a répondu, mais j’espère qu’on va trouver tout de même à s’entendre entre majorité et opposition autour d’un individu ou d’une institution capable d’aider à rassembler tout le monde d’accord autour au moins de la situation qui prévaut actuellement dans le fichier.
Mais cela nécessite concession dans les deux camps ?
On ne peut plus faire de politique à coups de déclarations. Les organisations politiques sont tenues aussi de disposer d’experts ou de payer des experts. On a vu que la majorité et l’opposition lors des dernières élections ont chacune ses propres experts pour participer à vérifier un passage à revue du fichier électoral. Les précautions à prendre sont de mobiliser les compétences à l’interne de chaque parti politique, parti prenante ou pas au processus électoral et les parties qui veulent tout de même participer à la révision du fichier électoral sans avoir parmi leurs rangs les compétences. Il faut qu’ils investissent, qu’ils achètent ou louent les compétences d’experts qui pourraient travailler à leur service et leur rendre compte de la validité ou non de la procédure à laquelle ils ont participée.
On a parlé du Ndi et de l’Ue. Ces interventions ne constituent-elles pas une défaite de la Société civile sénégalaise ?
Si l’on veut. Vous avez vu récemment du côté de la majorité on commence à exprimer une défiance vis-à-vis de la Société civile qui est suspectée de prendre systématiquement partie pour l’opposition et de fermer les yeux sur ce que l’opposition pourrait faire de mal ou sur ce que la majorité pourrait faire de bien. Le fait que les organisations de la Société civile aient participé aux assises nationales n’a fait aux yeux de beaucoup de membres influents de la majorité que renforcer l’idée que la Société civile fait très souvent de l’opposition masquée ou larvée. Le problème se trouve à ce niveau. Il faut donc recréer la confiance. Si on n’y arrive pas, on ne peut pas agir ensemble.
La reconnaissance, l’acceptation des résultats des élections par exemple découlent de la confiance dans le processus. Maintenant, si aucune des parties n’a confiance en l’autre, on peut penser que la Société civile, qui aurait du intervenir comme élément de convergence, pas nécessairement de réconciliation, devrait pouvoir offrir une plate-forme de convergences entre la majorité et l’opposition qui se retrouveraient sur un terrain neutre. La Société civile pourrait également jouer cet autre rôle que semblent revendiquer aujourd’hui des institutions comme le Ndi et l’Ue. La Société civile n’a pas rassuré la totalité de la classe politique sur sa neutralité partisane.
Maintenant, on peut imputer au Sénégal d’avoir produit une Société civile très dynamique, mais qui n’a pas su trouver les mots et les actions unitaires qui lui permettraient de jouer un rôle de médiateur ou de conciliateur.
Mais elle a déjà fait une offre de médiateur…
Le Pr Babacar Guèye intervient très souvent. En tant qu’expert, il propose des solutions. Mais ses appels n’ont pas tout de suite rassuré tout le monde et mobilisé tout le monde. Je pense que c’est la classe politique qui a des problèmes avec elle-même. Ce sont des gens qui se sont trop longtemps connus, trop longtemps fréquentés qui ont été tour à tour alliés et adversaires, alliés et « re-adversaires ». Cela crée un sentiment de « nous nous connaissons trop pour que l’un d’entre-nous se laisse tromper » et finalement ça paralyse tout le monde. Personne ne prend des initiatives et personne n’accepte plus les initiatives de l’autre.
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