Dans une série de lettres à l’opposition, parues dans les colonnes du Témoin en 1991, le président Dia insista tour à tour sur « les indispensables mutations de l’opposition », la nécessité pour elle de « s’organiser pour organiser le peuple », de « se rénover pour rénover le Sénégal », de s’élever « pour une conférence africaine des forces de changement » et de se « battre pour un nouvel ordre de la communication ». Concernant ce dernier volet de sa belle série épistolaire, Dia écrit : « la révolution démocratique étant essentiellement (…) une révolution de la communication et de la communicabilité, ce ne sont pas seulement le pouvoir et l’opposition patriotique qui sont interpellés ; la presse l’est aussi, au premier chef ». Il y eut là une prémonition : privés de l’appoint d’une presse vraiment libre et florissante, les révolutionnaires tunisiens et égyptiens se frayèrent une voie communicationnelle redoutable en investissant les réseaux sociaux Facebook et Twitter pour – comme en Syrie présentement – accélérer la chute des régimes corrompus. Moins d’un an avant l’élection présidentielle, la presse sénégalaise rendrait un très mauvais service au pays si elle ne se saisissait pas de sa propre histoire pour mener l’offensive contre le statu quo invariablement incarné par des clans diffus et alliés.
Nous ne serions pas justes si nous n’admettions pas que la presse sénégalaise d’aujourd’hui contribue comme n’importe quelle autre à l’émergence d’une société toujours plus démocratique. Les nombreux titres nationaux, les contenus et les signatures qui les revendiquent tous les jours sont révélateurs d’une abnégation qui force le respect.
Mais l’illusion d’une nouveauté dans l’engagement pour la démocratie et le pluralisme est dangereuse aux jeunes reporters très peu informés parfois pour s’apercevoir que c’est au prix d’un effort colossal qu’ils pourraient, au terme d’une longue carrière de journaliste, se prévaloir du prestige journalistique d’un certain Ahmed « Télémaque » Sow. Pendant tout le règne de Diagne, tout-puissant, Ahmed Sow Télémaque lutta dans l’opposition. « Je le revois encore dans son accoutrement dérisoire, portant pantalon usé et rapiécé par endroits, enfoncé dans une veste de miséreux par temps de grand froid, traversant le pont Faidherbe. Persécuté, vivant son enfer fait de tracasseries orchestrées par Diagne, il n’a jamais baissé le bras », témoigne Mamadou Dia. De 1931 à 1934, Ahmed Sow Télémaque dirigea l’Action sénégalaise, « un journal indépendant défendant les intérêts de l’AOF et de l’AEF ». Sow et son vieil ami Tiécouta tous les deux antidiagnistes n’étaient naturellement pas seuls à marquer d’une empreinte indélébile de ce qui fut, aux yeux de Dia, « l’âge d’or de la presse sénégalaise ». Il y eut également les frères Salzman, les « islamistes Abdel Kader Diagne et Ibrahima Sow », l’ancien docker Maguette Codou Sarr, « l’écrivain Abdoulaye Sadji qui puisait son inspiration dans sa révolte d’exclu pour fait de race », Fara Sow qui ne survécut pas aux agressions du système qu’il dénonçait, Joseph Mbaye, « un certain Mamadou Dia, polémiste en herbe dont les articles radicalement anti-assimilationnistes avaient frappé le chantre de la Négritude Léopold Sédar Senghor ».
Et qui d’autre encore ? L’auteur des Notes de lecture d’un dissident africain, le doyen Amady Aly Dieng, serait d’un apport inestimable si nous prenions la peine de l’interpeller sur ces hauts faits d’histoire du journalisme sénégalais utiles à la conscience des reporters jeunes et moins jeunes attendus au grand tournant de 2012. Dia salua au passage l’action déterminante dans la lutte pour le progrès et l’indépendance des organes des étudiants africains –Amady Aly Dieng était de ceux-là – de l’Université de Dakar et de France. Il y eut à côté d’eux, un foisonnement remarquable d’organes qui, de nos jours, suffit, à imposer un triomphe modeste à ceux au pouvoir qui ne perçoivent dans la « titrologie » actuelle que le signe de leur propre réussite. Les titres étaient tout aussi nombreux qu’aujourd’hui.
En voici quelques-uns : L’Afrique (1909-1910), Avenir du Sénégal (1910), Courrier du Sénégal (1912), Le Démocrate du Sénégal (1913-1914), L’Ouest Africain Français (1919), La France Coloniale de Blaise Diagne puis Dugay-Clédor (1927-1934) devenue Le Franco-Sénégalais (1934), Afrique Nouvelle (1936), Le Jeune Sénégal (1938), La Gazette du Tirailleur devenue La Gazette du Tirailleur et du Canonnier (1940), Afrique Noire du RDA (1951-1953), etc. Autant d’organes, qui, lorsqu’ils n’étaient pas ouvertement républicains et socialistes, défendaient farouchement les intérêts politiques et économiques du groupe de l’AOF ou les intérêts des travailleurs dudit groupe.
Mamadou Dia ne pouvait alors s’empêcher de conclure comme personne d’autre auparavant que « la démocratie sénégalaise n’est pas fille des temps modernes ; elle est enfant légitime de nos traditions démocratiques sublimées dans des luttes historiques. Ceux qui tentent de lui substituer le produit altéré de leur alchimie politicienne oublient que les faits sont têtus et font, seuls, l’Histoire ». Les 17 et 18 décembre 1994 à Dakar, un célèbre homme politique – l’actuel chef de l’Etat – magnifia un « humanisme africain ouvert sur l’avenir ». Maintenant que le Conseil régional de Dakar s’apprête à revisiter la vie et l’œuvre de Dia, la presse sénégalaise dont il invoqua l’âge d’or pour la requinquer n’a d’autre choix que de se montrer digne de l’empathie d’un si grand patriote.
Abdoul Aziz DIOP
lagazette.sn