J’ai, sans vous connaître, Monsieur Sané de l’admiration pour vos travaux, votre itinéraire et votre œuvre de défenseur des droits de l’homme, et celle de l’organisation que vous avez présidé. Mais, Dieu seul sait ce qui vous a fait sortirde l’Université de Kyung Hee pour revisiter à l’improviste l’affaire Hissein Habré.
Et pourtant, voir un tel défenseur des droits humains, drapé dans la toge de Papa Noël, proclamer sa foi absolue et sans réserve dans les magistrats, dans l’ignorance absolue des contours de l’affaire Hissein Habré ne peut quesurprendre.
Ainsi, vous vous félicitez d’une arrestation (qui au sens du code pénal sénégalais ne peut être qualifiée que de kidnapping), vous rapportez sans aucune distance que le Président Hissein Habré serait accusé d’être présumé responsable de certains crimes (autre qualification qui fait litière de toute présomption d’innocence), pour enfin soutenir qu’il a « échappé » jusque-là à différentes tentatives de poursuite judiciaire (portant ainsi atteinte à la qualité des jugements rendus par la justice sénégalaise qui ont l’autorité de la chose jugée).
MÉPRIS DU DROIT DE LA DÉFENSE
Curieux abus de langage de la part d’un défenseur des droits humains ! Voyez-vous, ce que m’a appris – entre autres – l’affaire Habré, c’est que ces ONG dont vous saluez le travail n’ont qu’un parfait mépris pour ce droit humain qui s’appelle le(s) droit(s) de la défense, et que dans la balance de la justice, cet autre droit que vous appelez le droit des victimes (non pas des prétendues victimes du président Hissein Habré puisqu’il est présumé innocent) doit passer coûte que coûte et à n’importe quel prix.
Or, cette balance déséquilibrée, condamnée par le droit international, ne peutservir de fondement à la justice universelle que vous appelez de vos vœux, puisqu’elle n’est que la résultante d’un choix ciblé – ou mieux pour reprendre votre expression – d’une traque politique qui ne peut certes engendrer le processus de réconciliation qui devrait en être le but ultime.
Ah Monsieur Sané, relisez donc, vous qui avez pris, à vous lire aujourd’hui, rapidement position sur la situation politique en Côte d’Ivoire en mars 2011 et en faveur du président Gbagbo, les rapports des ONG sur la Côte d’Ivoire, pour vous réapproprier les principes d’équité et de justice qui doivent gouverner la création des organes judiciaires internationaux et la mise en œuvre de leurs procédures (« non ciblées »).
Vous célébrez avec tant d’emphase, et d' »innocence » ce « Sénégal [qui] donne l’exemple au monde entier »…, cette « nouvelle ère de justice sur le continent africain »… « l’arrivée d’un nouveau régime plus respectueux du droit international »… Autant d’évènements de « portée historique pour l’affirmation de l’institution judiciaire en Afrique« , alors que le premier acte des Chambres africaines extraordinaires, marqueur historique de cette tragédie judiciaire, a été le lancement d’un appel d’offres à l’effet de construire une nouvelle infrastructure pénitentiaire à l’attention d’un président condamné d’avance.
INCULPATION CONSTRUITE SUR UN DOSSIER À CHARGE
Chambres africaines extraordinaires ou Sections spéciales sénégalaises, tant le parallèle est frappant, – s’agissant d’une juridiction purement nationale contrairement à ce qu’affirment les autorités sénégalaises –, dans cette volonté devioler le principe de non rétroactivité du droit pénal.
Ah oui, l’arrestation – au petit matin – et la mise sous mandat de dépôt de l’ancien président Habré, « un événement inédit », dites-vous ? Vraiment inédit ? Des forces policières censées vous protéger qui pénètrent chez vous par la ruse, violent votre domicile, sous les yeux de vos enfants, hors de tout mandat d’un juge, sur l’ordre illégal d’un magistrat du parquet, en dehors de toute enquête, vous kidnappent puisqu’il n’y a pas d’autre qualification, vous détiennent illégalement, refusant le droit à la visite d’un avocat, et vous conduisent devant des juges qui après avoirdénié aux avocats le droit d’accès au dossier et de présenter leurs observations, vous notifient une inculpation construite sur un dossier à charge qu’ils n’ont même pas eu le temps de lire, avant d’ordonner une mise en détention rédigée à l’avance… Cela ne vous rappelle donc rien ? Ou faut-il puiser des exemples dans les multiples références historiques que vous citiez dans votre propos ?
Bien sûr, vous évoquez ce long combat contre l’impunité et comment ne paspartager ce point de vue, mais pensez- vous que Macky Sall ait été élu par les sénégalais pour faire triompher ce combat ? Est-il dérangé de siéger plusieurs fois par an aux côtés d’Idriss Déby sur lequel vous restez étrangement silencieux ? Quelle appréciation faites-vous des crimes du régime depuis 1990 jusqu’à 2013 ? Avez-vous avec l’avocat américain Reed Brody manifesté l’intention de mobiliserles ONG, la CPI ?
Vous étonnez vous de voir votre ministre de la justice limiter l’étendue de la saisine des Chambres africaines à la période 1982-1990 ? Quelle est la raison de ce ciblage, de cette traque ? Voilà la vraie question qui doit être posée !
UN EXEMPLE POUR L’AFRIQUE ?
Plutôt que d’adouber le gouvernement sénégalais pour cette heureuse « initiative », ne conviendrait-il pas M. Sané de revisiter votre propre histoire ou tout simplement vos travaux. Qui a parlé de charniers en Casamance ? Et n’y a-t-il pas de textes depuis 2007 – voté dans le seul but de juger le président Habré –, initiative d’ailleurs condamnée par la Cour de la Cedeao, permettant de lutter contre l’impunité au Sénégal.
Et bien non, votre gouvernement, comme celui du Mali d’ailleurs, préfère pour ce « travail de mémoire » recourir au modèle sud-africain de la Commission vérité justice et réconciliation. Et donc, ce qui n’est pas bon pour le Sénégal serait bon pour le Tchad ? Non, dites-nous plutôt quelle est la contrepartie de l’agenda du président Macky Sall dans cette heureuse initiative, lui dont il restera qu’il a donné son feu vert à l’arrestation illégale du frère réfugié, alors même qu’aucune enquête judiciaire n’avait été entreprise par les juges des Chambres africaines puisque ces derniers ne se sont rendus au Tchad que le 19 août dernier, soit un mois et demi plus tard. Quel est donc ce pays où l’on enferme avant d’enquêter ?
Alors, l’affaire Habré un exemple pour l’Afrique ? Rions ensemble devant ce petit ballet qui depuis quatre ans, d’un expert à l’autre de la Commission de l’Union africaine, agite un texte qui ferait de la Cour africaine des droits de l’Homme le juge africain des crimes commis sur le continent, des génocides comme des crimes économiques et qui permettraient de poursuivre les chefs d’Etat en exercice et les patrons de multinationales.
BOUC ÉMISSAIRE D’UNE AFRIQUE AMNÉSIQUE
Le président Hissein Habré n’est que le bouc émissaire de cette Afrique qui a fait de l’amnésie un remède qu’elle s’administre au quotidien. Et peut-être, en définitive, au Tchad comme ailleurs, il serait parfois plus légitime, même si cela est dur à entendre, de protéger les vivants que de réveiller les morts, ce qui réservera quelques surprises.
Et vous parlez de « procès équitable,…socle de l’esprit de justice »... Mais faut-ilrappeler ici l’intervention illégale de l’Union africaine dans cette affaire au lendemain des décisions rendues en 2000-2005 par la justice sénégalaise, intervention condamnée par la Cour de la Cedeao également, puis par le propre avocat de l’Etat sénégalais, le professeur Alioune Sall, chacun s’étonnant de l’intervention d’un organe politique dans un processus judiciaire achevé ?
Faut-il rappeler aussi l’invraisemblable tour de passe-passe perpétrée par votre ministre de la justice signant en violation de la Constitution sénégalaise un traité international et des statuts portant création des Chambres africaines dont la composition quasi exclusivement sénégalaise – et donc au mépris de l’autorité de la chose jugée en 2000 – et les règles de procédure, essentiellement sénégalaises, ne correspondent à aucun des critères reconnus pour la constitution d’un tribunal international ; vous oubliez encore que ces magistrats, tous ces magistrats, du parquet, de l’instruction et de la formation de jugement ont été désignés en violation de la Constitution sénégalaise, et qu’ils sont par ailleurs tous – y compris au siège – directement ou indirectement dans la sphère d’influence du ministre de la justice, directeur de l’action publique.
Ah oui, voilà un bel organe judiciaire garant de « l’indépendance des juges » que vous prônez. Pourquoi les autorités sénégalaises n’ont-elles pas consulté le Conseil constitutionnel, pourquoi l’Assemblée nationale, comme au Cambodge ou en Sierra Leone n’a-t-elle pas elle-même élaboré la loi portant création de cette juridiction ?
Vous souhaitez « l’impartialité des procédures » et espérez que « la précipitation ou des erreurs de procédure (ne) transforment un procès tant espéré en une sordide traque politique ». Mais cet espoir est déjà mort-né M. Sané, comme vous venez de le lire à l’instant ; cette partialité est déjà acquise dès la naissance des Chambres jusqu’à ce jour où la cellule de communication des Chambres ne cesse de déverser sur son site une communication haineuse sur la personne du président Habré et de sa famille et met en ligne de concert avec le pouvoir sénégalais les éléments à charge d’un procès qui n’a même pas commencé.
Elle est déjà démontrée par un procureur général des Chambres qui s’est fait le complice des autorités tchadiennes en décrétant à la fin de son premier voyage au Tchad qu’il n’avait pas d’élément pour mettre en cause la responsabilité du président Déby, obtenant même au passage le limogeage du procureur de N’Djamena jugé peu conciliant alors qu’il affirmait publiquement être venu pour« instruire à charge ». Et vous souhaitiez voir « comparaître tous ceux qui sont soupçonnés d’être impliqués dans les crimes commis au Tchad pendant cette période » ?
COMMISSION D’ENQUÊTE FANTOCHE
Cette partialité est enfin la conséquence directe de l’impossibilité pour la défense de mener des enquêtes indépendantes au Tchad et ce en violation des engagements pris par les autorités sénégalaises.
Un « procès juste et équitable » ; « c‘est à ce prix que le Sénégal sera un véritable précurseur dans l’accession de l’Afrique au temps de la justice » ? Parlons-en de ce prix, pour conclure, lui qui est en définitive assuré pour sa plus grande partie par le pouvoir tchadien qui finance le salaire des juges des Chambres africaines. Idriss Déby, l’auteur du coup d’Etat, celui qui a mis en place cette commission d’enquête fantoche, dont vous parlez, et qui s’est autoamnistié est aujourd’hui le financier de toute cette affaire. Voilà la faute majeure du président Macky Sall !Avoir mis la main sur un financement dont chacun devine la contrepartie.
Comment jugez-vous les remerciements indécents du président Déby à l’exécutif politique sénégalais pour service rendu lors de l’arrestation que vous célébrez. Il s’agit bien « d’argent sale » tchadien dans l’œuvre de justice sénégalaise. Vos aspirations de voir « écarter tout risque d’instrumentalisation et de règlement de comptes politique » sont très sympathiques, mais tellement éloignées de la réalité du terrain.
Car le président Déby n’est pas que le financier de cette affaire, il en est l’enquêteur en chef, surveillant à la loupe la liste des témoins à charge et c’est là sans doute que le travail des ONG pose le plus problème car voyez-vous, voir les ONG travailler à la reconstitution d’archives sous le contrôle des services de sécurité tchadiens interpelle…
MAQUILLAGE D’UN SYSTÈME POURRI DEPUIS LONGTEMPS
Qu’il y ait eu des conflits armés au Tchad, qui le contestera, des victimes civiles de ces conflits, sans aucun doute, mais construire un dossier ciblant un individu pour poursuivre un légitime combat contre l’impunité a un prix M. Sané, celui de la complaisance avec le pouvoir actuel, vis-à-vis de ses actes aujourd’hui, et aussi celui de la collaboration dans l’œuvre de constitution d’un dossier à charge qui ne peut engendrer de procès équitable. Voilà la faute majeure de M. Brody et de vos amis.
Que conclure, si ce n’est qu’il est affligeant de constater que la réalité d’une affaire soit à ce point dissimulée à l’opinion internationale et que M. Sané prenne la plume pour désinformer l’opinion. C’est cette attitude qui a vu des Etats s’effondrerlittéralement à la consternation générale alors que le système était depuis longtemps pourri mais astucieusement maquillé par une élite complaisante et complice.
Voici « venu le temps de la justice » ? En êtes-vous certain, vous qui ajoutiez « qu’il ne faudrait surtout pas qu’un procès bâclé, qui violerait les standards internationaux, vienne la souiller ».
C’est déjà fait, M. Sané, oui, la Teranga est souillée !
François Serres (Avocat du Président Habré)