Ce juge au-dessus de tout soupçon se retrouve aujourd’hui avec un fil à la patte, rattrapé par l’affaire Clearstream. Une revanche des puissants que ses instructions n’ont jamais ménagés?
Tout le week-end des 10 et 11 décembre, il a travaillé d’arrache-pied. Huit heures le samedi, autant le dimanche. On l’imagine ployer sous le dossier explosif du moment: le volet financier de l’affaire Karachi. On imagine le degré de tension deux jours avant la mise en garde à vue d’un ancien ministre: Renaud Donnedieu de Vabres. Pas du tout. Tout au long de ces deux journées, dans sa maison près de Rennes, le juge d’instruction a travaillé… son piano.
Intègre
« Il a une capacité étonnante à ne pas trop stresser », remarque le juge d’instruction Marc Trévidic, chargé de la partie terroriste du dossier. Pour arriver à cette « zénitude », Renaud Van Ruymbeke, figure de la lutte contre la corruption, abuse de la musique. « Elle lui est indispensable pour son travail, explique le virtuose Laurent Cabasso, qui lui donne des cours depuis quinze ans. Elle agit comme une sorte d’exutoire. » Quelques notes de Chopin pour digérer un abus de bien social, un peu de Brahms pour se désintoxiquer d’un détournement de fonds. Il joue comme il travaille. « Je ressens une grande intégrité dans sa façon d’aborder la musique, confie le professeur. Sensible, très sérieux, il ne cherche pas à faire effet. Son jeu est simple et naturel. » Aujourd’hui, Renaud Van Ruymbeke a de quoi faire détester la musique à la droite. Pour preuve, sa rafale de mises en examen cet automne: Ziad Takieddine, intermédiaire en armement, Thierry Gaubert et Nicolas Bazire, deux proches de Nicolas Sarkozy, puis, le 15 décembre, Renaud Donnedieu de Vabres, conseiller de François Léotard à la Défense de 1993 à 1995. Et ce n’est pas fini. Depuis fin 2010, il cherche à savoir si des commissions en marge d’un contrat d’armement avec le Pakistan ont été détournées pour alimenter la campagne d’Edouard Balladur en 1995. Les balladuriens s’inquiètent. Mais les chiraquiens ne sont pas en reste. Car, le 25 novembre, suite aux déclarations de Ziad Takieddine, le parquet a donné son aval à un élargissement de l’enquête sur une éventuelle corruption liée à des contrats postérieurs à 1997, sous la présidence de Jacques Chirac. Dominique de Villepin a de nouveau été entendu le 9 janvier.
« J’ai toujours été du mauvais côté, constate Renaud Van Ruymbeke, qui n’a jamais affiché ses convictions politiques. J’ai suivi des affaires sur la droite quand elle était au pouvoir, enquêté sur le dossier Urba quand la gauche était au pouvoir. » Ce mardi 18 octobre, il intervient devant des étudiants en école de commerce (l’ESG) à Paris. Thème du jour: « L’indépendance du juge d’instruction. » De ce parcours à contre-courant, il ne regrette rien, au contraire. Car cette ténacité à enquêter sur les puissants a fait sa réputation. Il ajoute juste: « Les carrières des magistrats, y compris du siège, sont très dépendantes du garde des Sceaux. » Sous-entendu, entre son évolution professionnelle et la recherche de la vérité, il a choisi depuis longtemps.
Sa réputation de vertu n’impressionne pas toujours. Elle irrite aussi. Condamné dans l’affaire Urba, l’ancien trésorier du PS, Henri Emmanuelli, le méprise. Et Nicolas Sarkozy ne comprend pas ce drôle d’animal. Dans son ouvrage Libre (Editions Robert Laffont, 2001), il raconte leur entrevue en 1999, lors d’un déjeuner à l’Ecole de la magistrature à Bordeaux. Entre un juge si détaché face à la société de consommation qu’il demande à sa femme de lui acheter ses habits et un homme que l’on accusera plus tard d’être « le président des riches », le clash a lieu sur l’argent. Au dessert, Nicolas Sarkozy lui pose une question sur le foot. Le magistrat répond qu’il aimait ce sport avant « toutes ces histoires d’argent qui ont fini par tout pourrir! ». Stupeur. Nicolas Sarkozy écrira: « Une telle aversion pour les ‘histoires d’argent’ était singulière pour un homme qui, à l’époque, était candidat à un poste de premier juge d’instruction au pôle financier de Paris, où les histoires d’argent se trouvent justement être le quotidien. » Tout est dit.
Détesté
Ziad Takieddine est peut-être l’homme qui le déteste le plus. Il reçoit à la mi-décembre dans son hôtel particulier, à deux pas de la tour Eiffel. Sur les pas d’une employée de maison, on passe devant des colonnes de marbre, des porcelaines chinoises; on soupèse du regard le velours des rideaux avant d’arriver dans un bureau. Ziad Takieddine débarque, traits tirés, visage défait. Il déverse sa colère contre le juge. Sa dernière audition date d’il y a dix jours, il en a compté sept depuis la mi-septembre et parle de « manque d’impartialité » de la part du magistrat, de « harcèlement ». Il se frotte les yeux. « Van Ruymbeke s’obstine sur le financement de la campagne de Balladur, il me pose toujours les mêmes questions, sur Thierry Gaubert ou sur la montre que j’ai donnée à Jean-François Copé. » Soudain, Ziad Takieddine s’emporte: « Même si ça me prend deux ans, je ferai condamner ce juge. » Il est visiblement à bout, lâché par ses amis, de Brice Hortefeux à Jean-François Copé. L’intermédiaire franco-libanais rencontre aussi le juge Roger Le Loire, cosaisi sur le dossier. « Lui m’interroge sur la vraie affaire », soit, selon sa logique, l’implication des réseaux chiraquiens. Dans le bureau 301, celui du magistrat honni, il s’est énervé. Le juge lui a conseillé de sortir pour fumer une cigarette, refusant d’ouvrir la fenêtre. « Il croit que je vais me suicider? » Mais jamais il ne s’est emporté. Et cela non plus, Ziad Takieddine ne le supporte pas. « Il fait toujours des sourires. J’ai dit au juge Le Loire: ‘Je n’en peux plus de ses sourires’. »
« Gentil »
Mais Ziad Takieddine est libre. Allergique aux moyens de pression, VR, comme le surnomment ses collègues, n’est pas un grand partisan de la détention préventive. D’ailleurs, lors de sa mise en examen, le 14 septembre, l’intermédiaire s’est assuré qu’il ne serait pas arrêté. Il était à Londres, il aurait pu y rester. Dans une autre affaire que VR a instruite, celle de Jérôme Kerviel, le trader a pourtant passé un mois à la Santé. Sur demande du parquet. Le juge, gêné, a tenu à expliquer au jeune homme qu’il n’y était pour rien.
Une fois, en 2004, Renaud Van Ruymbeke n’a pas suivi sa stratégie de « gentil ». Il a fait arrêter un dirigeant à 6 heures du matin, l’a envoyé un mois à la Santé et l’a vu perdre 10 kilos. C’était le fondateur de Free, Xavier Niel. VR a rendu un non-lieu pour les faits de proxénétisme, mais l’a condamné à une peine de prison avec sursis pour avoir détourné 188.000 euros. Bizarrement, le milliardaire ne lui en veut pas. Il parle du juge comme d’un vieil ami. Et s’il passe rue des Italiens, il va le voir pour discuter météo ou littérature.
Symbole de l’intégrité, homme libre, insensible aux pressions… Cer tes. Mais, depuis cinq ans, le juge a un fil à la patte. En février 2007, le ministre UMP de la Justice, Pascal Clément, a enclenché des poursuites contre lui devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Sa faute? Avoir rencontré en secret le numéro deux d’EADS, Jean-Louis Gergorin, afin de dénouer l’enquête sur les frégates de Taïwan. Avec les faux listings fournis par ce corbeau, le juge s’est trouvé mêlé sans le vouloir au casse-tête Clearstream. Après avoir prononcé un sursis à statuer en attendant la fin de l’affaire judiciaire, le CSM a relancé la procédure fin 2010. Le juge attend sa décision. Collègues, avocats, syndicats de magistrats se sont mobilisés, estimant que le pouvoir instrumentalisait cette procédure pour nuire à un juge gênant. Le chef de l’Etat ne lui a jamais pardonné d’avoir cherché à vérifier s’il détenait des comptes occultes. Comble de l’histoire: c’est en raison du gel par le garde des Sceaux de sa nomination à la cour d’appel comme président de chambre en 2007 qu’il est resté au pôle financier… et enquête sur ce dossier!
Prudent
« Avec l’âge, on se blinde », lance-t-il aux étudiants de l’ESG. De l’affaire Robert Boulin au dossier Elf, du financement illégal du PS à celui du PR, le juge n’a eu de cesse de s’attaquer aux politiques corrompus. « Magistrat? Un métier de lâche », lui avait rétorqué son père quand, à 16 ans, le fiston avait dévoilé la profession de ses rêves. D’après Fabrice Lhomme (Renaud Van Ruymbeke, le juge, éditions Privé, 2007), il faisait allusion à l’époque de la collaboration. Inconsciemment peut-être, Renaud Van Ruymbeke a passé trente ans à démentir son père.
La prudence est sa devise. Vu la sensibilité de son dossier, ce grand professionnel qui reste à l’écart des médias, ne répond à aucun message, ne possède toujours pas de mobile. Il fait aussi attention à ne pas se laisser happer par l’affaire. Père de sept enfants, dont trois d’un second mariage, il prend du temps le soir avec eux. Dans le travail, il avance pas à pas, au grand dam de certains avocats estimant qu’il aurait déjà pu mettre en examen certains politiques. Olivier Metzner, qui défend Dominique de Villepin, y voit une qualité. « Contrairement au juge Philippe Courroye qui semble sûr de tout, Van Ruymbeke doute, même de lui-même. » Mais, « quand il a tout en main, il est déterminé comme un Breton », note Olivier Morice, qui défend les familles des victimes de l’attentat de Karachi en 2002.
Très accessible, l’homme, plein d’humour, est réputé pour son écoute et son art de la négociation. Ouvert aux avocats, proche de ses enquêteurs, il délègue, pas trop, tient à tout contrôler. S’amuse à prévenir le parquet au dernier moment lors de perquisitions pour éviter les fuites, tout en travaillant en bonne intelligence avec lui. « Nous discutions souvent de façon informelle, se souvient Jean-Michel Aldebert, chef du parquet financier jusqu’en janvier 2011. Alors qu’il écoutait beaucoup Jérôme Kerviel au départ, j’espère avoir pu le convaincre de son caractère manipulateur. » Sa méthode? Trouver le fil conducteur qui le mènera aux faits. Ainsi, le juge travaille tôt le matin, parfois part s’isoler dans sa maison bretonne pour démêler une pelote. « A l’inverse d’Eva Joly, avec qui il a travaillé sur le dossier Elf, il ne se perd pas dans les détails, persifle maître Metzner. Il a un excellent esprit de synthèse. » Et une greffière en or. Avec les gens qu’il interroge, il discute beaucoup. « Il ne s’en cache pas, il passe des pactes, explique Jean-Michel Aldebert. A mon avis, à force de négocier, il s’interdit des informations qu’il obtiendrait par des méthodes plus fortes. » Souvent sa tactique réussit, parfois non, comme dans l’affaire des frégates de Taïwan.
Pour autant, son enthousiasme ne varie pas. « Je ne crois pas à une vocation à la Saint-Just, analyse son collègue Marc Trévidic. Il y a des gens, qui, lorsqu’ils choisissent une voie professionnelle, la suivent à la perfection. Renaud est comme ça. » A Cachan où il a grandi, son père était haut fonctionnaire à la Direction du commerce extérieur, puis au ministère des Finances ; sa mère travaillait au ministère de la Marine marchande; et lui jouait au foot dans le jardin. Les parents sont d’ex-communistes, elle venant d’une famille ouvrière du Nord, lui d’une grande lignée bourgeoise belge. Aîné d’une famille de cinq enfants, VR a gardé de ce père autoritaire des principes: grandeur du service public, désintéressement, tolérance… Et de cette enfance heureuse, il a conservé sa passion du piano.
Ce week-end studieux de décembre, il jouait la Vallée d’Obermann, de Liszt. Car il a une échéance cruciale: son concert au printemps avec des collègues. Le morceau est complexe. Mais, aucun doute, il ira jusqu’au bout.
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