« Dans une conférence, voilà que les représentants Sénégalais parlent en français, leurs propos sont traduits en anglais pour les officiels Gambiens. Puis, les Gambiens réagissent en anglais et leurs propos sont traduits en français pour les officiels Sénégalais. Or, les membres des deux délégations comprennent le wolof. Voilà une gymnastique protocolaire que je n’arrive pas à comprendre. »
Oustaaz Mbacké Sylla
Le Sénégal et l’exception wolof
Surtout, ne pas confondre les deux statuts de la langue. La langue est fonctionnelle. Elle sert aux transactions sociales. La langue est aussi identitaire. Elle est un prolongement matériel (concret) du bagage civilisationnel (abstrait) d’un individu ou d’un groupe ethnique. Le Sénégal n’a pas le dilemme auquel font face certains pays africains qui connaissent un morcellement linguistique si important que l’avènement de la langue française, tronc commun, devient une oasis de paix, « un butin (de guerre) » selon Kateb Yacine, « une bénédiction » pour Abdou Diouf : « Enfin une langue « neutre » ! ». Une neutralité ethnique, certes, pour éviter des scissions ethniques, mais pas historique. Le Sénégal pourrait tirer profit de la dimension véhiculaire du wolof, qui est au moins COMPRIS par une bonne majorité. Les quatre aptitudes ou compétences d’une langue sont la compréhension orale (souvent confondue avec l’écoute), l’expression orale (souvent prise pour le fait de parler la langue), la compréhension écrite (souvent confondue avec le fait de lire), et l’expression écrite (souvent confondue avec le fait d’écrire). Voilà comment mesurer l’ampleur d’une langue.
La langue, un outil fonctionnel
L’accord autour d’une langue ne se décrète pas. Le consensus se construit selon un principe de bottom-up (de bas en haut) et non de top-down (parachuté par une autorité). Une langue s’impose d’elle-même malgré les politiques linguistiques qui, au mieux, ralentissent cette évolution. Généralement, c’est la langue des commerçants. Pour des besoins fonctionnels, celle-ci finit par constituer un dénominateur commun, puisque le principe des villages ou localités en vase clos, autosuffisants, disparaît. Les populations ont besoin de circuler et d’échanger par le biais de la vente et de l’achat, d’où le besoin de parler ou comprendre la langue du commerçant.
La langue, un outil identitaire
Mais la dimension identitaire de la langue ne peut être occultée. Il n’est pas simple de faire adopter la langue d’autrui à quelqu’un (sauf en cas de nécessité). La langue, surtout celle maternelle, est très proche du locuteur. Il s’agit d’un attachement inné. C’est la raison pour laquelle, sans doute, Mandela disait en substance : « Parlez à quelqu’un dans une langue étrangère, cela va dans son cerveau, mais adressez-vous à lui dans sa langue maternelle, cela va dans son cœur. » Par contre, nous, comme linguistes, ne parlerons pas du « cœur » qui est une métaphore, mais plutôt de l’hémisphère gauche du cerveau qui abrite majoritairement les réflexes langagiers. Les réticences de certains groupes ethniques ne sont pas que des caprices.
De plus, cet aspect de la langue peut être une véritable poudrière. Le massacre de Soweto, en 1976, durant lequel 176 élèves furent tués (chiffre officiel), pour une question de choix de langue à l’école ! Voilà pourquoi, pour calmer la fourmilière qui somnole sous le volcan Sud-africain, il a fallu tout le tact et l’expérience de Madiba. Un véritable travail de fusion a été entrepris pour concilier les langues en unissant aspect fonctionnel et identitaire. On n’entrera pas dans les détails dans ce texte-ci que nous voulons court et accessible, mais ce travail d’union-là est facilement perceptible avec le Rainbow Warrior, drapeau sud-africain, qui est un kaléidoscope de la variété ethnique et raciale de ce grand pays. Par contre, ce qui est moins perceptible, à moins de s’y connaître, est le fait que l’hymne national Sud-africain repose sur un principe de melting-pot linguistique. L’hymne national actuel résulte d’une association entre un chant populaire local et l’hymne national original. Le résultat est un texte qui réunit cinq langues (Zulu, Xhosa, Sotho du Sud, Afrikaans et Anglais). Ce sont les langues les plus parlées d’une population de 59 millions.
Constat, réflexion et action
Il est étonnant de voir comment nous pouvons avoir du mal à nous entendre autour de la question de la langue malgré tout. Pour ne pas laisser la langue de l’ethnie voisine être mise de l’avant, on est prêts à laisser tomber nos langues, toutes nos langues, et choisir la langue de l’autre, une langue étrangère : le français, l’anglais… C’est comme dire « puisque je ne peux goûter au couscous, aucun de nous n’en mangera ». Comment se fait-il que le ressentiment lié au fait d’utiliser la langue de l’ethnie voisine soit moins tolérable que le fardeau d’une langue (français, anglais…) qui porte le poids de 400 ans d’esclavage et 100 ans de colonisation ? La langue française aurait-elle perdu cette charge historique-là alors que le wolof, la langue de mon voisin, est trop lourd à supporter ? Ce pan de notre histoire est-il si loin derrière ? Et le français a-t-il fini de faire peau neuve ? Peut-être. Mais la perception du wolof est en train changer. Des chercheurs du CLAD (Centre Linguistique Appliqué de Dakar) concluent que le wolof tend à se désethniciser. Et « Le wolof n’est pas/plus une ethnie », entend-on dire. Bien sûr que si ! On n’ira pas jusqu’à cet extrême !
Peut-être que ce constat ou cette manière de voir va minimiser la rivalité linguistique. Ce qui appartient à tout le monde, finalement, n’appartient à personne. Le recours au wolof se veut une solution plus qu’un problème. Mais il faut être conséquent (principe fonctionnel). Je ne dis pas qu’il faut se priver de cet outil important qu’est le français (nécessité) ou l’anglais. Que cela soit clair, donc. La priorisation des langues locales est pertinente. Et les réticences de certains groupes ethniques sont aussi compréhensibles… Mais est-ce que mettre le wolof en avant, c’est choisir la voie de l’exclusion des autres langues ? Il s’agit d’un outil, comme le français ou l’anglais, au besoin, qu’on a sous la main « to get things done and move on ».
Le dossier des langues est sur la table depuis des générations. Sans cesse reprise comme la corvée des sœurs Danaïdes. Mais à un moment donné, il faut conclure une réflexion (après l’avoir bien menée, bien sûr). Et puis, il faut agir. Il ne sert pas à grand-chose de problématiser un savoir puis s’asseoir dessus, par la suite. Ce ne sera pas facile, car au-delà d’une vision individuelle facile à mener, il s’agit ici d’une dynamique sociale, plus moutonneuse. Mais il faut y arriver, malgré tout, et avancer sans piétiner les considérations identitaires légitimes (cf. Mandela). Pour mieux réussir ces défis, il faut, pour un dirigeant, avoir la confiance du peuple qui acceptera alors de lâcher du lest. Cette confiance s’obtient par un savoir confirmé et des actes démontrant réflexion et éthique.
Refaire le monde et changer de langue peut être coûteux. La présence des langues majoritaires peut bien servir pour des besoins transactionnels fonctionnels, mais l’identité linguistique locale, au-delà d’être conservée, doit être priorisée.
Malé Fofana PhD