Laye Ndiombor – « Abdoulaye le Lièvre », conformément au surnom en wolof dont Léopold Sédar Senghor avait affublé son plus farouche et insaisissable opposant lorsque le père du Sénégal indépendant était au pouvoir (1960-1980) – se serait-il lancé dans la course de trop ? Abdoulaye Wade, « le Vieux », âgé de « 86 ans hors taxes », comme en plaisantent les Sénégalais, brigue un troisième mandat consécutif. Mais il aborde le second tour de l’élection présidentielle du dimanche 25 mars en position inconfortable.
Certes, le président sortant est arrivé en tête du premier tour organisé il y a un mois en recueillant 34,81 % des voix, suivi de son ancien premier ministre, métamorphosé en principal opposant, Macky Sall (26,58 %). On dit aussi qu’Abdoulaye Wade est le meilleur homme politique sénégalais ; qu’il connaît sa carte électorale et le nom des chefs de village sur le bout des doigts, qualité indispensable pour « acheter les consciences » avant le vote. Cela avait permis à ce libéral convaincu de mettre fin, en 2000, à quarante années d’hégémonie socialiste en battant un Abdou Diouf usé par le pouvoir. Cette élection renforçait l’image du Sénégal, vitrine démocratique en Afrique, modèle de la transition politique sur le continent. Et Abdoulaye Wade était sorti de son quart de siècle d’opposition paré de la stature de héros national.
DISSIDENCE LIBÉRALE
Mais le charme de l’opposant intraitable et fin orateur est rompu depuis sa réélection en 2007, suivie de législatives boycottées par l’opposition. Trop de scandales politico-financiers en marge de la modernisation, réelle, des infrastructures du pays, quelques chantiers pharaoniques plus l’idée persistante de vouloir transmettre le pouvoir à son fils Karim, déjà élevé au rang de « super-ministre », tout cela a fini par lasser, y compris dans son propre camp. Des personnalités politiques de premier plan telles que Macky Sall, Idrissa Seck ou cheikh Tidiane Gadio, jugés trop ambitieux, ont été écartées sans ménagement du pouvoir au cours des dernières années. Elles travaillent maintenant à tuer politiquement leur ancien mentor.
Et cette dissidence libérale a trouvé des soutiens auprès de l’opposition socialiste. Car la combativité politique du « Lièvre » s’est aussi muée progressivement en mépris pour une classe politique dont il a sans doute sous-estimé la détermination. Peut-être est-ce pour cela qu’il se disait convaincu de gagner le scrutin dès le premier tour, le 26 février.
De la même façon, il n’a pas voulu entendre ceux qui lui susurraient que sa candidature pour un troisième terme était anticonstitutionnelle, sachant que la loi fondamentale sénégalaise limite à deux le nombre des mandats. Mais le président s’est entêté. Il n’a voulu voir dans les manifestations contestant sa candidature avant le premier tour que le « souffle d’une brise ». Les propos de celui qui, opposant, s’était autoproclamé « président de la rue publique », ont choqué nombre de Sénégalais alors que 6 manifestants, au moins, ont été tués et 150 autres blessés.
ATTELAGE DÉPAREILLÉ
Dimanche, M. Wade verra donc se dresser face à lui un large front d’opposition regroupé au sein du Mouvement du 23 juin (le M23). Un attelage dépareillé qui réunit des libéraux, des socialistes et d’anciens marxistes, de jeunes rappeurs et de vieux militants de la société civile. Mais un attelage qui tire dans le même sens, porté par la conviction que la gouvernance du vieux chef a trop duré et que sa candidature est illégale. C’est pour cette raison que « le M23 n’a pas demandé à ses membres de voter Macky (Sall), mais de voter contre Wade », explique Alla Dieng, l’un des fondateurs du mouvement.
Tous les candidats battus au premier tour se sont ainsi rangés derrière Macky Sall (52 ans) et battent campagne pour l’ancien dauphin présumé du président avant qu’il ne tombe subitement en disgrâce, comme d’autres avant lui, en 2008. Le M23 s’est ressoudé après avoir connu des turbulences au moment du lancement de la campagne électorale, divisé entre les partisans de la poursuite des manifestations et ceux qui sillonnaient déjà le pays, micros hurlants, à la tête de leurs caravanes électorales.
CHEFS DE VILLAGE OU MARABOUTS
Pour le président sortant, trouver les voix qui lui manquent pour franchir la barre des 50 % relève donc du casse-tête. D’autant qu’au sein du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir), un parti dans « la tourmente », selon M. Wade, certains opportuns préparent l’avenir avec un sens aigu de la trahison politique qui ne participe pas à dynamiser une campagne électorale qui avance par à-coups. Que ce soit dans la capitale, Dakar, ou dans les villes de province écrasées par la chaleur, la vie politique ne s’anime que par intermittence, au rythme de meetings présidentiels atones. Abdoulaye Wade passe d’ailleurs plus de temps à courtiser du monde dans son palais que sur les estrades. Il semble compter beaucoup sur le soutien de « grands électeurs », chefs de village ou marabouts, qui, à la fin XXe siècle, « faisaient » les élections.
La recette n’a plus la même efficacité. En atteste le score du premier tour du scrutin présidentiel pour lequel Abdoulaye Wade avait déjà déployé la même stratégie, avec un succès très relatif. Reste la mobilisation des abstentionnistes (près d’un électeur sur deux ne s’était pas déplacé le 26 février). Le pari est risqué alors que la dynamique est de l’autre côté de la barrière politique.
L’opposition peut ainsi nourrir légitimement le rêve de pousser Abdoulaye Wade à la retraite. Et d’envisager sereinement la suite dans un pays d’Afrique pionnier pour le multipartisme et l’un des rares du continent à n’avoir jamais connu l’épreuve d’un coup d’Etat militaire. « Il n’y aura pas de confiscation de pouvoir par Wade, car nous avons des informations venant de chefs d’Etat africains, comme quoi il va remettre le pouvoir s’il est gagné dans la légalité », rassure Alla Dieng. Mais, avertit ce dirigeant du M23, « si Wade gagne, le Sénégal sera ingouvernable parce que, dans la tête de la majeure partie des Sénégalais, il ne peut pas gagner sans tricher « .
Christophe Châtelot