En 1916, un millier de tirailleurs sénégalais sont morts dans le Bordelais. Ce fut l’une des tragédies médicales de la «der des der». Un film documentaire l’évoque avec justesse et talent.
La mort peut faucher large dans des espaces paradisiaques. Cela s’est passé durant la Grande guerre, il y aura bientôt un siècle, au sud-ouest de Bordeaux. Les touristes, alors, n’étaient pas encore au rendez-vous annuel des joies l’Atlantique, de la dune mouvante du Pyla, des infinies douceurs d’Arcachon. Loin des pins landais, vers le nord, la grande boucherie s’enlisait ; l’armée française avait plus que jamais besoin d’hommes. Nous étions en 1916.
Un général, Charles Mangin (1866-1925) avait déjà trouvé la solution qu’il avait baptisée « Force noire ». Rien de bien sorcier : faire combattre au côté des Poilus des hommes qui vivaient sous les cieux de l’empire tricolore. Passionné d’’Afrique noire, ancien de Fachoda, Mangin préconisa très tôt l’utilisation massive de telles troupes. Les tristement célèbres « tirailleurs sénégalais » remplirent cette fonction. L’adjectif sénégalais pèche par restriction: on avait enrôlé ces futurs soldats dans une zone géographique africaine autrement plus large que celle du seul Sénégal. Environ 135 000 servirent sur le Vieux Continent ; 30 000 moururent, pas toujours au combat.
«Les Nègres sont doux et mystérieux»
Dans le Bordelais l’affaire commence en 1916. Cette année-là, le grand écrivain François Mauriac (1885-1970), régional catholique de l’étape, oeuvrait dans les rangs de la Croix Rouge. Il eut cette phrase : « Les Nègres sont doux et mystérieux, très supérieurs à leurs officiers blancs qui les regardent comme des animaux. » Supérieurs ou pas, sur le front, les soldats africains souffrent plus que les autres du froid hivernal. Et leur souffrance est telle que l’état-major s’inquiète de leurs performances futures. On songe à les envoyer, pour l’ « hivernage », en Afrique du nord. Ce sera bientôt l’Aquitaine après la décision de construire un vaste camp au lieu-dit du Courneau, sur la commune girondine de La Teste, non loin du bassin d’Arcachon.
Pour les autorités militaires l’emplacement est parfait. Il se révèlera bien vite marécageux, malsain, à très haut risque infectieux. Bouillon de culture bactérienne il se transforme bientôt en piège mortel. Là on se lance dans la construction de six cents baraques « Adrian », en planches, chacune pouvant accueillir cent hommes. Château d’eau, latrines, intendances, hôpital. Au total le camp peut recevoir simultanément dix-huit mille hommes, leurs trois cents officiers et sous-officiers. Outre l’hivernage ce camp servait (comme ceux de Fréjus et d’Oran) à la formation et à l’entraînement militaire des recrues avant leur envoi au combat. Environ quarante mille « tirailleurs sénégalais » sont ainsi passés par le « camp des Nègres ».
Un millier de morts au «camp des Nègres»
Ces dernières années des travaux d’historiens locaux et de journalistes avaient permis de retrouver la trace des cimetières puis de reconstituer la genèse et l’existence du camp girondin. On ignorait en revanche les dimensions médicales de cette tragédie. C’est précisément ici que se situe toute l’originalité du documentaire que vient de réaliser Serge Simon ; un film intitulé « Une pensée du Courneau » et coproduit par France Télévisions (pôle France 3 Aquitaine, Ce film sera diffusé par France 3 Aquitaine le 16 novembre à 23 heures 55). A quand une diffusion nationale à une heure moins tardive ?. Ancien pilier de rugby jouissant d’une certaine notoriété, aujourd’hui spécialisé dans les addictions sportives au CHU de Bordeaux le Dr Simon a choisi d’aborder une question délicate : qu’a fait ou pas la médecine (militaire) pour prévenir les infections dont sont morts en 1916 et 1917 un millier d’hommes (jusqu’alors en parfaite santé) au « camp des Nègres »?
Les décès inexpliqués commencent en avril 1916. Le diagnostic est rapidement porté ; pneumonie franche lobaire aiguë. La maladie brutale, presque caricaturale dans ses symptômes, est due à une infection causée par des pneumocoques. La médecine n’a pu la traiter avec succès qu’après la découverte des antibiotiques. En 1916, faute de pouvoir traiter on savait prévenir. En septembre la construction du camp est achevée et l’on compte déjà plus de deux cents morts.
Sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, en charge du Service de santé militaire Justin Godart (1871-1956) est alerté. Cet avocat de formation veut comprendre. Il saisit le corps médical qui lui fournit deux conduites à tenir radicalement opposées. Le médecin-inspecteur Blanchart pressent que le pire est à venir. Il l’écrit et préconise le départ des hommes vers des cieux moins malsains. Le médecin-major Joseph Kérandel propose la vaccination. A l’époque les théories pastoriennes triomphent et Kérandel l’emporte. Celui qui dirigera plus tard l’Institut Pasteur de Téhéran met au point un vaccin en quatre semaines. L’urgence est là. Il fait l’économie des essais sur l’animal et commence à expérimenter sur l’homme. Le prototype ne semble pas dangereux. Il se révèlera bientôt radicalement inefficace.
Au Courneau le nombre des décès ne cesse d’augmenter. Justin Godart s’inquiète toujours plus. Il tente d’éloigner Kérandel. En vain. Le puissant complexe pastorien veille, les stocks vaccinaux sont là (6000 doses) qu’il convient d’écouler. Il faudra attendre l’automne 1917 pour que l’on mette un terme à l’expérience. Cette année-là une partie de ceux qui ne sont pas mort du pneumocoque sont montés vers le Chemin des Dames où officie le général Mangin. Deux cents mille morts au total, dont sept mille « tirailleurs sénégalais » sur seize mille engagés dans les combats.
Loin de s’acharner sur un bouc-émissaire ce film raconte sobrement, avec de nombreuses et riches archives, ce que fut la tragédie presque ordinaire du « camp des Nègres ». Il le fait avec quelques acteurs muets et éloquents ; et avec, si l’on ose dire, une violente douceur. Le Dr Serge Simon ne juge pas, il narre; et la narration apporte bien plus que ne le ferait un jugement. A travers le monde les théories pastoriennes ont sauvé – et continuent de sauver- des centaines de milliers de vies humaines. Elles ont aussi, parfois, échoué. La France de la der des ders était raciste? Sans aucun doute et le passage du film sur le petit nègre (pitinègue ou français tirailleur) mériterait de plus amples développement. Mais cette France n’était pas que raciste. Depuis quelques années, chaque 11 novembre, un hommage anonyme est rendu à ceux qui perdirent la vie à l’ombre de la dune du Pyla. Ce film, désormais, les accompagne.
Jean-Yves Nau