Le français d’Afrique noire : problématique d’un « héritage linguistique » Par Moustapha Fall

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Le français d’Afrique noire : problématique d’un « héritage linguistique »

Introduction

Le français d’Afrique noire  n’a jamais cessé de faire, au cours des  décennies, l’objet de plusieurs préoccupations. Nombreuses sont aussi les initiatives qui, aujourd’hui, tentent de décrire ce français  comme du «  français créole  » ou simplement comme un français qui s’écarte  largement de la norme métropolitaine. D’emblée, le linguiste Mudimbé  dresse un tableau peu reluisant de ce français en ces termes : « […] prononciation approximative, syntaxe réprimée, vocabulaire boursouflé ou supplicié, intonation, rythme et accent englués à l’écoulement de la langue originelle du locuteur africain ; en tout cas des africanismes phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicaux  […] ».[1]

La formule de Mudimbé est brutale et  me paraît très générale  en ce sens que si ce français qu’on parle en Afrique noire donne parfois  aux européens l’impression de « sonner creux »[2], c’est que le système employé par Mudimbé est lui-même inadéquat. Il ne s’agit pas de comprendre le français de l’africain à l’aune du système linguistique métropolitain, mais de le comprendre dans son contexte socio-historique, dans sa situation de communication. Sous ce rapport, je partage plutôt la remarque de Manessy qui, en parlant du français parlé d’Afrique noire, soutient que «  son emploi n’est jamais tout à fait neutre ; le fait d’y recourir, quand un choix différent serait possible, et la forme imposée au message sont par eux-mêmes chargés de significations intelligibles à l’interlocuteur africain, mais insaisissables pour l’étranger »[3]. Même si  Manessy  et  Mudimbé semblent tous vouloir  reléguer ce français  au contexte africain de son usage, leur  désaccord sur  la nature du français parlé en Afrique noire démontre  toute la controverse qui a entouré le français d’Afrique noire pendant longtemps.

Ainsi, il ne s’agit pas donc dans ce travail,  de s’étendre outre mesure sur cette controverse, mais plutôt de situer ce français africain dans son contexte actuel d’usage et de poser sa problématique en tant que « héritage linguistique » pour  mieux l’examiner et l’analyser dans ses varietés et dans  sa représentation à l’echelle  nationale et internationale.

Aujourd’hui,  ce que nous appelons l’Afrique  « d’expression  française »  compte dix-sept  états dont les territoires  occupent une zone qui s’étend des côtes occidentales du continent à la région des Grands Lacs.  Ces états sont  le Sénégal, la Mauritanie, le Mali, La Guinée,  la Côte d’Ivoire, le Burkina-Faso, le Niger, le Togo, le Benin, le Tchad, le Cameroun, la République Centrafricaine, le Congo, le Gabon, le Zaïre, le Rwanda et le Burundi.

Parmi ces états,  il y a  ceux qui sont  linguistiquement  homogènes comme le Rwanda et le Burundi  où  la langue dominante est la  langue maternelle malgré le fait que le français soit la langue de l’administration. Il  y a  les Etats qui sont linguistiquement hétérogènes, mais possédant une langue dominante, soit démographiquement, soit sociologiquement, comme le Sénégal où le wolof est la langue dominante, la Mauritanie  avec l’arabe, le Mali avec le malinké- bambara, le Niger avec le haoussa,  le Gabon avec le fang[4].  Enfin, il y a  les Etats linguistiquement hétérogènes sans langue dominante au niveau national  comme la  Guinée,  le Cameroun,  la Côte d’ivoire,  le Burkina Faso,  le Togo, le Benin,  le Tchad, le Congo et le Zaïre.

Cette classification  peut être aussi contestable à bien d’égards  parce que le haoussa, langue vernaculaire du Niger, superposée au son-Hay-djerma dans l’ouest, n’y joue pas  le même rôle que le wolof, langue assimilatrice au Sénégal. Le Cameroun, où règne dans le nord  une grande langue de commerce , le peul,  n’est pas hétérogène  au même titre que  le Burkina Faso, où la prétention des Mossi à l’impérialisme  linguistique  suscite la méfiance  de leur compatriote  de l’ouest , du sud , et de l’est [5].

Malgré  la nature complexe du statut du français dans ces Etats africains, il est incontestable que tous ont en commun le fait que le français remplit des fonctions de langue officielle, de langue d’enseignement et de langue internationale. Il s’agit  là bien évidemment d’un héritage linguistique  direct de la colonisation ; le fait remarquable est que cet héritage du français a bien survécu en Afrique noire malgré la destitution de l’élément colonial qui l’a vu naître. C’est donc cet « héritage linguistique » que je propose d’examiner et d’analyser dans sa nature problématique de ses variétés et de sa representation  dans et hors du continent africain.

Depuis quelques années, la situation du français d’Afrique est devenue  la préoccupation  de bon nombre  de linguistes et de sociolinguistes en Afrique et surtout en   Europe. Chaque année, en Afrique et en Europe, plusieurs tables rondes et débats sont organisés pour  essayer de comprendre ou discuter des variétés de français qui sont utilisées  chaque jour[6].  Il est important de noter que le  français en Afrique, malgré le fait qu’il constitue la langue de fonction, c’est-à-dire utilisé  partout au niveau national, est en contact permanent avec d’autres langues vernaculaires. Par exemple, au Sénégal, le français est la langue officielle, la langue administrative. Par conséquent, son usage devient une nécessité pour les besoins de la communication quotidienne, mais aussi  il y a plus de vingt langues vernaculaires dont la plus dominante est le wolof qui sont souvent utilisés  parfois avec ou sans le français. Cet exemple du Sénégal s’applique également au Cameroun, au Mali, à la Mauritanie et aux autres pays africains francophones où la cohabitation entre le français et les langues vernaculaires crée nécessairement  les conditions d’un parler local.

La remarque  de Manessy  sur le français au Zaïre est très pertinente dans la mesure où elle  dessine clairement les contours de la cohabitation entre français et langues vernaculaires en ces termes : «  […] le français surtout oral, est tellement mêlé aux parlers autochtones qu’on a parfois peine à déterminer si on a affaire à une langue locale bigarrée de vocabulaire français  ou à du français bigarré de vocable locaux »[7]

En raison de cette cohabitation, cette problématique du français ne se pose pas ici en termes de norme par rapport à la Métropole, mais elle se pose souvent en termes de contenu énonciatif et de symboles linguistiques souvent incompris dans la métropole. Par exemple, un Camerounais né dans un environnement où le hibou est considéré comme un oiseau totémique ne peut jamais avoir, face à celui-ci, les mêmes réactions psychologiques qu’un français natif de la France. Par conséquent, ces deux individus distincts ne peuvent pas avoir la même définition du mot hibou même s’ils parlent la même langue.[8]

Sous ce rapport, je partage  la pensée de Pierre Dumont qui  soutient que ce que nous exprimons à travers notre langage quotidien n’est que le résultat d’une vision du monde qui nous entoure[9]. Sans doute cette pensée est pertinente parce que ce français africain n’est rien d’autre qu’un processus de différenciation linguistique qui fait que l’africain s’approprie la langue et en fait un instrument de la communication linguistique adaptée à la satisfaction de ses besoins. Mais pour mieux comprendre  cette problématique du français et pourquoi l’africain en fait usage à sa manière, il faudra nécessairement retourner au passé colonial de l’Afrique d’où ce français a pris racine.

Durant la colonisation, l’implantation du français en Afrique a correspondu à une période où le français symbolisait le pouvoir, la domination, voire toute une civilisation. Les peuples autochtones furent obligés d’apprendre la langue pour mieux communiquer avec le pouvoir colonial. Aussi fut-il de l’intérêt du pouvoir colonial de faire apprendre le français aux autochtones pour mieux  communiquer avec eux. Il  n’en reste pas moins qu’en bien des endroits, la variété de français employée a été le seule modèle d’imitation des africains[10]. Les africains qui apprenaient ce français dans quelques écoles publiques qui avaient été construites dans quelques zones (Bakel, Kita, Bamako) furent obligés de parler en imitant de façon correcte ce qu’ils entendaient de leur enseignant (es).

Mais malgré cette tentative de faire parler les africains qui étaient formés dans ces écoles publiques, l’écart entre leur parler et celui de l’enseignant(e) pouvait être toujours perçu dans la prononciation, dans l’usage du français par les africains. Souvent dans le discours des premiers africains formés, on décèle un français vulgaire avec des termes  comme «  torcher » : éclairer avec une torche ; « flécher » : percer avec une flèche ; « grever » : faire la grève[11]. Mais toujours est-il que ce français avec « une dose d’africanité » de l’époque, pour  emprunter les termes de Blondé, fut sans doute un français scolaire, ou une imitation d’un français scolaire qui a subi l’influence d’autres langues vernaculaires.

Il faut aussi remarquer que ce français parlé par cette élite africaine entre eux est, pour la plupart du temps, ressemble  à celui qu’on parle dans la métropole  et qui est connu sous le nom de « langue de dimanche ».  Comme la métropole, l’élite africaine aussi parle un français qu’on pourrait qualifier de « langue de dimanche » en se sens que ce français peut être très régional.

Comme dans la métropole, en Afrique aussi la journée du dimanche représente un moment où les familles se réunissent, s’amusent et discutent dans une atmosphère très relaxe où le parler des uns et des autres n’est pas toujours surveillé. A titre d’exemple, ce dialogue entre une grande dame du gouvernement ivoirien et son domestique qu’elle avait embauché récemment, lève un coin du voile sur un des aspects de cette « langue de dimanche » que seuls les initiés ou ceux- qui sont « dedans » semblent comprendre.

Madame:  […Brahima apporte le vin s’il te plait ?

Madame : Qu’est-ce que c’est ça,  Brahima ?

Brahima : c’est lévain-là que tu démandé, Madame ?

Madame : Non, non Brahima ; tu m’as mal compris : j’ai demandé d’apporter le vin, pas de la      levure….

Brahima : Véritablement, véritablement quelle est la chose on s’appelle lévain ? Je ne connais pas lui.

Madame : pas possible ! Tu n’as jamais bu du vin ?

Brahima : Ah  bon !… Lé du- vin ? , je connais ça bien bon même ; comme vous le dit « lévain » je ne comprends pas ton bouche-parole …] [12]

A travers ce court entretien, on voit, tout au début, qu’il y a  une incompréhension  entre la grande dame et son domestique. En effet, il y a une différence de taille entre  « levure » e « le vin »,  mais dans la prononciation, ces deux termes peuvent être source de confusion sonore.  A travers le terme «  le vin » prononcé  par la grande dame dans la manière la plus  relaxe, le domestique n’a pas pu déceler la prononciation et son locuteur, Brahima,  entend « levure »  à la place du mot « vin ».

Deux éléments me semblent être donc d’une importance capitale à travers cet échange. D’abord, madame n’est pas consciente qu’elle utilise « une langue de dimanche »  et son  locuteur n’est pas familier à cette façon de parler qui est très limité aux fréquentations habituelles (familles, proches parents et amies). Ensuite, Brahima semble  être quelqu’un qui comprend la langue dans la manière dont il l’a apprise (prononciation correcte) c’est pourquoi, à mon avis, toute prononciation qui s’écarte un peu de la règle métropolitaine semble créer un problème ; et c’est ici le cas de Brahima. Ce qui est très intéressant dans « la langue de dimanche » chez les certaines élites africaines, c’est que  ces dernières respectent souvent le côté lexical et ont tendance à négliger le côté phonétique, le niveau de la prononciation.

En revanche, parmi ces élites africaines aussi,  il y a ceux qui veulent toujours parler le français  correctement  à tous les niveaux dans tous les endroits. C’est ainsi  que, durant toute l’histoire coloniale de l’Afrique,  il y avait des tentatives et des initiatives de  faire parler au « négre » un  français qui respecte les règles de la métropole partout et  à tous les niveaux du discours oral.

Ce qui est paradoxal c’est que ce désir de vouloir parler comme on parle dans la métropole a créé, au cours de l’histoire, un complexe d’infériorité linguistique exemplifié dans les discours souvent pompeux d’imminents hommes de lettres et penseurs comme Léopold Sédar Senghor, ancien président du Sénégal et premier noir admis à l’académie française qui,  faisant référence à la bonne maîtrise du français, dit ceci  :  « […] pour pouvoir  bousculer, sans dommage, la langue française, il faut, d’abord, l’avoir maitrisée dans de longs exercices, comme le cavalier qui a dompté une pouliche rebelle »  [13]

Cette pensée de Senghor révèle l’importance que les Africains accordaient à la maîtrise du français durant l’époque coloniale. Mais malgré cette tentative de bien parler  le français de la métropole, la plupart des linguistes qui ont étudié ce parler africain ont dû conclure que ce français africain reste toujours adapté aux structures  déjà établies par les langues vernaculaires[14].

Ce qui n’a pas été bien clarifié dans la plupart des recherches est de savoir  si ce français africain  est bien représenté dans  d’autres régions francophones du monde ?

Il me paraît important de poser cette question pour la bonne et simple raison que  durant les années quatre vingt, le GFRL ( Groupe de Recherche en Formalisation Linguistique à l’université de Québec à Montréal ), créé par Jacques Labelle dans le but d’élaborer le lexique-grammaire du français de Québec, a dû étudier plusieurs variétés de français dans le monde francophone mais le français de l’Afrique noire n’a jusqu’à présent fait l’objet d’aucune représentation ou considération  par rapport aux autres variétés de français parlés un peu partout dans le monde ,du moins on peut noter cela dans les travaux de Jacques  Labelle [15].

Pourtant ce français d’Afrique noire est bien représenté dans la sous-région. Ce manque de représentation du français africain est-il le résultat de la difficulté à pouvoir caractériser ce français ?  Ou est-il le simple fait d’une  façon pour les africains de vouloir se débarrasser de cet outil du colonisateur ?  Sous ce rapport, il me paraît nécessaire  de jeter un coup d’œil sur le contexte postcolonial de son usage et ce qu’il représente pour les africains qui l’utilisent.

Après les indépendances, parler français comme un natif n’est plus resté l’idéal de l’Africain. La plupart de ces africains ne s’identifient plus             à cette langue française et leurs revendications d’indépendance furent aussi marquées par  le sentiment de disposer d’eux mêmes, de revendiquer leurs cultures et leurs langues. On voit qu’au cours de ce processus, il  y a une  dialectisation du français, une « indigénisation » du français pour reprendre  Calvet [16] et même un refus catégorique de parler cette langue qui symbolise le pouvoir, la culture, voire  les valeurs du colonisateur.

Dans ses études du français camerounais,  Paul Zang souligne cet aspect où il  y a une prise de conscience de l’Africain et il note une « rancœur » vis-à-vis du Blanc et de sa langue en ces termes : «  l’Africain qui parle comme un toubab (Blanc) est rejeté par son groupe : «  il est ridicule [….]. Les entorses faites à la langue – et volontairement – sont considérées par leurs propres auteurs comme une manière de manifester leur révolte vis-à-vis d’un ordre social qu’ils désapprouvent. […]. Il  y a un refus  de se conformer à la règle, qui chez les jeunes, par exemple, se manifeste par une attention particulière pour les matières scientifiques et un délaissement accru des matières dites littéraires »[17].

Dans ses études sur le français d’Afrique, Paul Zang montre, encore, qu’au cours d’une intervention dans l’émission télévisée «  le français tel quel », une Française actuellement enseignante à l’Université de Yaoundé (Cameroun), Madame COLLOD, a révélé qu’à la suite d’une remarque qu’elle avait faite à un des étudiants pendant le cours, celui-ci lui répondit : «  Madame, je parle français comme un Camerounais »[18].

Cette remarque de l’étudiant révèle l’attitude de ces africains face à l’usage du français et même,  au delà de l’aspect oral, il y a bon nombre d’écrivains africains qui refusent d’écrire en français ou le font à contre cœur.  Par exemple, pour en citer un très célèbre : Ahmadou Kourouma, dans son roman, Allah n’est pas obligé publiée en 2000,  non seulement revient sur la situation de l’Afrique postcoloniale mais, à travers l’usage que l’auteur fait du français pour  décrire cette situation, on peut déceler un français qui est « adapté aux réalités africaines, modelé à la sensibilité de l’homme africain, un français naturalisé » pour reprendre les expressions de  Queffelec[19].

« [….] donc, quand j’étais un enfant mignon, au centre de mon enfance, il y avait l’ulcère qui mangeait et pourrissait la jambe droite de ma mère. L’ulcère pilotait ma mère (piloter c’est guider dans un lieu). L’ulcère  pilotait ma mère et nous tous. Et, autour de ma mère et de  son ulcère. Il y a  avait le foyer. Le foyer qui m’a braisé le bras. Le foyer fumait ou tisonnait. Autour du foyer des canaris. Encore des canaris, toujours des canaris pleins de décoctions  « Tisonner » c’est remuer les tisons d’un feu pour l’attiser… »

Dans le passage ci-dessus où le narrateur décrit  l’ulcère de son personnage, la grand-mère, on voit qu’il  y a  beaucoup d’expressions qui ne sauraient avoir le même sens dans d’autres contextes. Par exemple, «  décoctions »  qui signifient solution obtenue par l’action bouillante  pourrait revêtir un autre sens si un parisien l’utilisait. Le mot «  canari » qui désigne des pots dans le contexte africain  pourrait revêtir d’autres sens dans un autre contexte hors d’Afrique. Les  expressions «  braiser le bras », «  piloter ma mère » ne peuvent être comprises autrement que dans les fonctions communicationnelles que ces expressions remplissent dans le contexte africain.

Ainsi faut-il  déduire que ce français utilisé dans ce contexte socioculturel est adapté aux besoins de communication des locuteurs africains et la plupart des auteurs africains postcoloniaux comme Ahmadou Kourouma voudraient insister sur cet aspect pour montrer que le français n’est qu’un outil que l’Africain s’approprie et adapte aux structures déjà établies par sa langue maternelle.

En revenant sur ce français africain postcolonial, on peut aussi schématiquement distinguer deux  grandes catégories de variétés de français parlés en Afrique noire par des gens qui n’ont pas l’occasion de faire de longs séjours outre-mer et dont ni la profession ni le statut social ne les mettent en contact permanent avec la communauté de langue française. Le français parlé de cette première catégorie (illettrée) est caractérisée, à des degrés divers par la confusion des codes linguistiques, c’est-à-dire entre la langue maternelle et la langue véhiculaire dominante que constitue le français. Aussi y a-t-il une autre variété de français parlé par ceux qui sont éduqués dans des écoles (les lettrés).

Cette première catégorie a tendance à ne pas respecter la syntaxe ou la phonologie parce que ces individus semblent disposer d’un stock de mots en français qu’ils assemblent selon ses schémas syntaxiques ou qu’ils prononcent  selon les règles phonologiques de leurs langues maternelles[20].  Comme le souligne  Duponchel, dans une réponse d’un domestique congolais illettré à une question posée en Kikango par un compatriote,  « Pasiki la mama wayele ku vilazé » (Parce que la maman est allée au village »),  observe que «  il s’agit dans l’esprit des interlocuteurs d’une phrase en langue africaine, d’autant  plus que la question est posée en cette langue… ». Qu’en aurait-il été si la question avait été posée  en français ? Il faut noter que ce français parlé par les illettrés africains est souvent appelé le «  petit français » [21]

En revanche, beaucoup  plus difficile à définir est cette variété de français que parlent nombre de « lettrés » africains. Dans cette variété de français parlé, on note qu’il  y a un mélange de français et de la langue maternelle du locuteur. Ce mélange de deux ou de plusieurs langues dans une conversation donnée est souvent ce que le célèbre linguiste Sigwart appelle codeswitching [22] ou même une diglossie pour citer le linguiste américain Ferguson.

Ce terme de « codeswitching » ou mélange n’a pas le même sens sous la plume de plusieurs linguistes parce que certains pensent qu’il est  souvent difficile de mesurer à quel niveau du discours on peut dire qu’un locuteur change de registre volontairement ou involontairement. Ce qui est sûr est que les variétés de français qui sont parlés  par les « lettrés » africains portent sans aucun doute l’empreinte de la langue maternelle.

La réaction d’un dignitaire sénégalais qui a été critiqué dans sa manière de parler français non seulement montre comment l’influence de la langue maternelle est très présente dans le français parlé du « lettré africain » mais aussi l’attitude que celui-ci a envers une langue qu’il embrasse et rejette en même temps :

« … Tu parles français mais tu peux mettre du Wolof. Devant un Français, ça me plairait beaucoup de parler comme ça pour lui montrer que vous nous avez donné  le français, mais nous ne sommes pas obligés de l’utiliser comme vous le voulez[23]

Cette pensée de ce dignitaire sénégalais résume toute l’atttidue de certaines étites africaines vis-à-vis de la langue française après les indépendences.  Et Leopold Sedar Senghor n’a pas dérogé à la règle pour  promouvoir cette langue que nous avons heritée du colonisateur : « […] Dans les décombres de la colonisation nous avons ramassé cet outil merveilleux qui est la langue française […] »

Conclusion

Le français d’Afrique noire pose une problèmatique en tant que « héritage linguistique » à deux niveaux. D’abord au niveau national dans le continent africain où les africains eux-même oublient souvent que le français  est une langue mais pas une culture. Les expressions « tu parles mal le français,  tu prononces mal le français ou tu dois rouler les « r » comme un français » ne doivent pas  celles que nous tenons à nos étudiants  ou à nos enfants dans nos discours quotidiens. If faut donc simplement comprendre que le français africain n’est qu’un « butin de guerre » pour reprendre les termes de l’écrivain algérien Kateb Yacine.

Ce français pose égalment une problématique  au niveau international dans sa comprehension même hors du continent car on se référe souvent à ce français d’Afrique noire comme une seule variété de français  alors que il  y a autant de variétés de français distinctes aussi bien au niveau phonologique, lexical, accentuel  qu’au niveau syntaxique voire stylistique. Il devient donc très crucial de tenir compte de trois facteurs essentiels  pour  mieux comprendre ce français d’Afrique noire.

D’abord,  il faut  le situer dans son contexte historique parce que ce français  a subi de profondes transformations depuis les indépendances jusqu’à nos jours, et il continue d’évoluer en fonction des données géographiques, sociopolitiques voire économiques.

Ensuite, il faut tenir compte du contexte sociolinguistique  qui l’a vu naître, parce que ce français d’Afrique noire est souvent le mélange avec d’autres langues vernaculaires qui l’influencent à tous les niveaux.

Enfin, il ne faut pas le comprendre en dehors de son contexte sociologique car ce français africain est l’objet d’usage en fonction de la formation scolaire, du degré d’éducation et des attitudes vis-à-vis de cet outil qui, pour certains Africains, est un symbole du néo-colonialisme.

En tenant compte de tous ces paramètres, il s’agira maintenant de rechercher la différence de ces variétés  de ce  français d’Afrique noire dans la diversité culturelle  et non dans la diversité linguistique.  Par exemple, un  Sénégalais  né dans une région sahélienne et qui n’a jamais vu la neige de sa vie, ne comprendra jamais véritablement l’expression «  blanc comme neige ». Il peut cependant la retenir, voire en faire usage, mais pour lui c’est le coton qui reste toujours le symbole de la blancheur.

OUVRAGES CONSULTÉS

  • Blondé J. 1976 « Français d’Afrique noire, norme et enseignement du français », Réalités Africaines et langue française (CLAD, Dakar), 5, p.9-33.
  • Calvet, Louis-Jean. Une ou des normes ? Insécurité linguistique et normes endogènes en Afrique francophone. Paris : Agence de la francophonie, 1998.

  • Dumont, Bruno Maurer. Sociolinguistique du français en Afrique francophone. Paris : EDICEF, 1995
  • Dabré, Constantin. 1982 «  Parler français là-même, c’est quoi ? » Anthropologie et Societés, V6 p.17.26
  • Lafage S.1977. Le français d’Afrique Noire (éléments pour une bibliographie), Abidjan, ILA  , p26
  • Manessy G. 1978 «  le français d’Afrique noire, français créole, créole français ? » V37, p91-105.
  • Manessy, Gabriel. Le français en Afrique Noire, Mythe, Stratégies, Pratiques.  Paris : L’Harmattan, 1994.
  • Queffelec, A. Alternances codiques et français parlé en Afrique. Province : Publications de l’Université de Province, 1995.
  • Renaud. P. «  le français au Cameroun : fonction (et connotations) d’identité et d’identification ethnique des français régionaux et camerounais », Bulletins du Centre d’Etude des  Plurilinguismes (IDERIC, NICE), 3, p.3-7,  1976.
  • Tousignant, Claude. La variation sociolinguistique : Modèle québécois et méthode d’analyse. Québec : Presses de l’Université du Québec, 1987.
  • Zang  Zang, Paul. Le français en Afrique : norme, tendances, évaluation, dialectisation. Berlin : Lincom Europa, 1998.
  • Swigart, Leigh. “ Two codes or one? The insiders’ view and the description of code switching in Dakar” The Journal of Multilingual and  Multicultural Development 13 ( 1992): 83-101

[1] Gabriel Manessy, p. 95

[2] L’expression est de Pierre Dumond.

[3] Ibid, p.72

[4] Ibid, p.17

[5] Louis-Jean Calvet, p.46

[6] A. Quefflélec, p. 189

[7] Gabriel Manessy, p. 29

[8] Paul  Zang Zang, p.14

[9] Pierre Dumont, p. 195

[10] Gabriel, Manessy, p. 19

[11] Ibid, p. 96

[12] Constantin Dabiré

[13] P. Hountondji, p. 22-24

[14] Paul Zang Zang, p. 14

[15] Beatrice Akassi, Boutin, p.3)

[16] Louis-Jean Calvet, p. 49

[17] Paul Zang Zang, p. 5

[18] Ibid, p. 7

[19] A. Quefflec, p. 195

[20] Gabriel Manessy, p. 18

[21] Pierre Dumont, p.209

[22] Swigard, p. 83

[23] Ibid,  p. 190

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