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Le pays de Senghor (Par Hamidou Anne)

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J’ai quitté le domicile de mon défunt ami Alioune Badara Cissé pour rentrer, avant de subitement bifurquer à gauche et m’arrêter 200 mètres plus loin. Je ne connais pas très bien ce coin de Dakar d’où me parviennent les appels de la mer toute proche. Ces vents soufflent, ce samedi matin, profitant du silence inhabituel qui règne, à cette heure, dans notre capitale. Le silence n’est profané que par le bruit de moteur des camions qui, dans cet endroit, proche du port, rivalisent d’ardeur à la tâche et transforment la route en champ de désordre.

Je connais mal ce lieu ; aire curieuse où la vie, dynamique, s’immisce dans la majestueuse intimité de la mort. Les deux se joignent en une étrange symphonie qui interpelle le visiteur hésitant que je suis. La présence des élégantes femmes vendeuses de fleurs, alignées telle une belle mélodie de midi, n’est agressée que par les manœuvres aussi dangereuses que sottes afin de sortir du lieu, qu’opère un camion de l’Ucg. Son bruit enquiquine les vivants et trouble le sommeil éternel des locataires du lieu, à qui les vents marins offrent sûrement un zeste de fraîcheur dans la chaleur du jour. A l’intérieur, les agents de l’Etat désherbent, balaient, nettoient ; ils font montre d’une énergie dans ce lieu du repos éternel propice au silence et au recueillement. Je vois des femmes et parfois des hommes, dont certains accompagnés de leur progéniture, venir astiquer les tombes des proches en cette veille de la Toussaint. Les morts, dont certains dans leur long sommeil, reçoivent rarement de la visite. Certains oubliés par une descendance distraite. D’autres ont le privilège de profiter encore de la tendresse de ceux qui n’oublient pas ; qui ne renient pas le passé et rendent aux proches ce qu’ils ont reçu d’eux, avant à leur tour de les rejoindre. Tous les morts catholiques profitent dans la période de l’affection des croyants qui, en visitant les cimetières, prennent date avec l’immanquable.

Je me suis rendu compte que je ne connaissais pas ce lieu ; je n’y ai jamais mis les pieds. Les cimetières ne sont pas un endroit que j’aime visiter. Il y règne un rappel permanent de l’inanité de nos luttes, la fugacité de nos réussites et la banalité de nos ego devant ce quelque chose de plus grand que nous. Ce lieu nous ramène à la fatidique réalité : nous ne sommes rien que de la poussière polie appelée à redevenir infime poussière et dispersée dans l’immensité de l’univers.

Je sais que de toute façon notre bail est à venir avec ce lieu, et l’éternité est là pour en être le témoin privilégié ; témoin également de nos proches qui nous oublieront et marqueront un silence gêné, esquisseront un sourire tendre ou tairont une profonde animosité devant nos souvenirs communs.

Le cimetière de Bel Air est bien tenu ; un certain ordre y règne. On y observe une logique géométrique, rendant le décor des morts en phase avec une société qui sacralise la vie même dans son autre versant. Même un lieu aussi sinistre, qui ceint nos souvenirs douloureux, peut inspirer une poésie par la façon par laquelle on y apporte un certain soin.

Je prends presque mes aises dans un lieu dont rien que l’évocation m’inspirait l’effroi et le rejet. Comme si je luttais, à ma manière, pour ne jamais imaginer l’incontournable rendez-vous avec le Pays sans fin.

Je le cherche. Je parcours les allées bien dessinées à sa quête, refusant de demander. Une sorte de défi presque enfantin pour trouver moi-même son antre du sommeil. Puis, après avoir erré une demi-heure, je consens à demander mon chemin : «Bonjour, vous savez où se trouve la tombe du Président ?». Il comprendra. Un seul ancien locataire du Palais a rejoint les ancêtres. Peut-être que nous n’avons jusque-là eu qu’un seul Président…

Il m’indique le chemin. Le caveau est sobre, à l’image de l’homme, de sa vie, de sa gestion publique, de sa fin et de son souvenir. Il est aux cotés de sa chère Colette. Ils enlacent Philippe, le «souffle mêlé de (leurs) narines». Réunis enfin, ils savourent cette insondable – pour nous autres – poésie de l’Éternité.

À côté, des figures de ce que nous avons de plus précieux ; ce que nous nous transmettons dans une sacralité sans faille depuis 60 ans, certes de manière tumultueuse, mais jusque-là saine : la République. Le silencieux Bruno Diatta, le géant André Peytavin. Ce Sénégal est celui de mon hôtel de l’insomnie : ce Sénégal d’hier, qui se perd lentement, mais sûrement.

Une profonde émotion m’emplit devant la tombe du Président, le bâtisseur de notre pays ; celui qui a placé le Sénégal sur la carte du monde. Je suis contemporain de l’époque qui salit son œuvre. Depuis vingt ans, un projet est savamment exécuté, avec comme seul but : détruire son legs, qui tient en trois mots salvateurs et précieux : l’Etat, la Nation, la République. Ce pays doit se rappeler ce qu’il lui doit. On appartient au pays de ses morts. Ce pays est le sien. Léopold Sédar Senghor est l’homme d’un seul pays. Le Sénégal est le pays d’un seul homme.

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