La religion est devenue le refuge d’une jeunesse tenaillée entre chômage et tribulations de la modernité. Aujourd’hui, Marx, Trotsky et Lénine sont « suppléés » par des guides religieux prometteurs de paradis et de réussite sociale.
Jeudi soir. Il est 22 heures, le clame plat du village traditionnel de Yoff est déchiré par les mélodies religieuses psalmodiées à l’unisson par de jeunes disciples mourides. Dans une ruelle exigüe les membres du courel (cellule religieuse) tournoient en forme de cercle sous des pas de danse mesurés à la cadence des tam-tams et des chants. Les haut-parleurs accrochés sur un mur et un lampadaire arrosent de sons aigus les concessions qui se trouvent à plusieurs centaines de mètres à la ronde. Les filles tenues à l’extérieur du cercle entonnent en chœur les refrains. Par moments, les chanteurs notent une pause pour rincer leur gosier avec du « café Touba », relevé au poivre de Sélim. La dégustation prend l’allure d’un rituel religieux. Elle se pratique avec dextérité. D’autres s’asseyent et tirent énergiquement de chaudes gorgées. Toutes ces conduites s’enchevêtrent dans la liturgie des veillés de prière appelées Goudi adiouma (nuit du vendredi) qui se tiennent un peu partout dans le pays. Interrogé sur les motifs de sa participation à cette cérémonie, Amadou Diao, la trentaine d’années franchie explique : « Je viens rendre grâce au Seigneur et à mon guide Serigne Modou Kara, ceux à qui je dois tout. J’étais dans un mauvais chemin, c’est mon guide religieux qui m’a ouvert les yeux. Depuis que je l’ai rencontré, ma vie a complètement changé ». Par des hochements de tête, son condisciple, Abdoulaye Ndiaye, qui se tient à sa droite, atteste de la véracité des propos de son ami. « Nous faisons le zikroula pour absoudre nos pêchés car, notre guide nous enseigne qu’il s’agit d’un acte supérieur dont tout musulman doit s’acquitter régulièrement. Pour rendre grâce au bon Dieu, nous consacrons une partie de notre temps à l’évocation du nom du Seigneur », argumente-t-il.
Autre lieu, un décor similaire. Sur le terrain des Hlm Grand-Yoff, ce vendredi, à 17 heures, les talibés niassènes assiègent l’espace. Les dignitaires assis sur des fauteuils font face aux jeunes disciples à même le sol, en rangs serrés. Les garçons habillés principalement en boubous traditionnels et bonnets sur la tête se mettent devant les filles élégamment accoutrées. Sur un rythme harmonieux, l’assistance très attentionnée entonne en chœur des zikr. Les mélodies chantées à tue-tête noient les cliquetis des perles des chapelets. Chaque partie de la cérémonie est marquée par l’évocation d’un nombre déterminé d’un attribut du Seigneur. Une voix en alto se distingue du reste de l’assemblée pour donner le ton et le rythme à suivre. Dans un syncrétisme absolu, la cérémonie se prolonge jusqu’au crépuscule, heure de la prière de Timis (crépuscule). Ces différentes cérémonies religieuses sont le témoin d’une adhésion massive des jeunes aux tahiras (confrérie). Mouride, tidjane, khadre, secte… ; bref, toutes les obédiences religieuses déploient un prosélytisme acharné en direction de la jeunesse. Depuis quelques décennies, la sociologie sénégalaise reste marquée par l’activisme des jeunes. Ils fréquentent les mosquées, les églises et autres lieux de culte à la recherche d’une voie de salut. Le nombre de femmes voilées augmente autant que celui des hommes à la barbe longue. Taxis, cars rapides et commerces arborent des autocollants à l’image des leaders religieux. Le chapelet qui était jadis l’apanage des vieilles personnes est désormais très présent chez les jeunes. Les noms des marabouts sont mêmes devenus une offre de marketing pour les commerces.
L’université de Dakar qui est un cadre institutionnellement laïc n’est pas épargnée par cette forme de religiosité ostentatoire. Toutes les confréries s’attèlent à « draguer » les étudiants. Aujourd’hui, « 53 % des étudiants sont adhérents à un dahira », relève l’enquête sociologique réalisée par l’étudiante Kaé Amo dans le cadre de son mémoire de maîtrise. Toutefois, les motifs d’adhésion des étudiants aux dahiras varient en fonction de la tarikha à laquelle ils appartiennent. « 39% des étudiants interrogés expliquent leur appartenance à des dahiras par le souci de suivre les pratiques religieuses au sein de l’université. Tandis que 21,8% soutiennent vouloir apprendre leur religion. Les talibés tidjianes dégagent très souvent le principe de la continuation des pratiques islamiques et confrériques, alors que les disciples mourides et niassènes ont accentué leurs explications sur l’importance du marabout comme motif de participation à la communauté confrérique », constate l’enquête. Le document relève que 70% des étudiants participant à des dahiras restent fidèles à l’appartenance confrérique de leurs parents. En d’autres termes, la participation de ces étudiants à un dahira dans le milieu universitaire est une continuité de leur conviction religieuse acquise au cours de leur socialisation, notamment en milieu familial.
D’autres sources soutiennent que l’adhésion des jeunes aux dahiras ne garantit pas, très souvent, le renforcement de leurs connaissances religieuses. « Il est rare de voir au cours de la recherche, un jeune des Mouvements religieux populaires (MRP) qui a atteint un parfait niveau de maîtrise du Coran. La majorité des jeunes enquêtés affirment ne connaître que quelques versets pour les besoins de la prière. Or, les jeunes connaissent mieux les khassaïdes de Serigne Touba. D’abord, parce que les khassaïdes restent le livret de chevet de la plupart des personnes interrogées qui y voient la clé du salut d’ici-bas et de l’au-delà. Ensuite, ces écrits sont faciles à retenir parce que fredonnés et chantés à l’occasion des soirées religieuses », explique Léopold N’zalé dans son Mémoire de Dea intitulé, Adhésion des jeunes de Dakar à des mouvements religieux populaires.
Au-delà des croyances ou des soubassements religieux, l’acte d’adhésion à un dahira peut se révéler un engagement calculé, intéressé, conscient et responsable. « Les Mrp, accordent une attention particulière à l’individu. Ce sont des lieux de partage, de fraternité, et d’entraide où le jeune citadin se sent valorisé, estimé. Du coup, le fait d’être membre d’un mouvement religieux, de travailler ou de servir son marabout ou son église, fait que le jeune se singularise dans la société. Certains jeunes sont tout simplement fiers d’appartenir à ces mouvements, d’être reconnus comme étant des fidèles, des disciples », note l’étude. Par ce souci de distinction sociale les jeunes arborent de manière ostentatoire des signes distinctifs de leur communauté religieuse, notamment les effigies des marabouts, des ports vestimentaires caractéristiques de leur appartenance confrériques. Les talibés de Cheikh Béthio Thioune se distinguent par des effigies en forme de pendentif autour du cou, les hisbutarkhia par leur grands boubous « Baye lahat (du nom de ce défunt khalif général des mourides », les niassènes par leurs bonnets haoussa et les tidjianes par leurs bonnets carrés. Ainsi, chaque groupe tend à rejaillir une image de marque à travers des signes distinctifs.
« Le rôle des mouvements religieux est lié à la situation économique du pays »
Avec la désillusion née de l’échec de l’Etat providence, la flambée du chômage et la récession économique, les jeunes ont trouvé un nouveau créneau de réussite sociale à travers les associations religieuses qui offrent des substituts au travail dit formel. Les métiers de la musique ont fini d’occuper une place de choix dans les catégories socioprofessionnelles. La réalité sociologique du milieu artistique montre que le chant et la danse sont devenus le réceptacle de tous ces jeunes qui veulent sortir de la pauvreté et de l’anonymat. Certains d’entre eux, à force de fréquenter les mouvements religieux, comme ils le disent, sont devenus des « artistes chanteurs religieux professionnels ». Ils sont sollicités pour les soirées religieuses, les cérémonies familiales et sont rémunérés en fonction de leur prestation.
Le commerce qui revêt divers aspects constitue, pour beaucoup de jeunes des Mrp, des voies de réussite. En parvenant à gagner un capital économique, les jeunes des dahiras mourides vont développer de nouvelles stratégies associatives que sont les caisses d’épargne populaires (tontine) ou GIE. Cette forme d’organisation permet de financer les jeunes dans leurs activités génératrices de revenus. La vente de café Touba est l’apanage des talibés mourides qui parviennent avec de petits budgets à développer leur commerce et à s’installer par leurs propres frais. Les marchands ambulants sont majoritairement de jeunes mourides. Cette activité a permis à bon nombre d’entre eux de devenir des grossistes, de grands commerçants ou à s’expatrier vers l’Europe. Ce qui symbolise, en outre, la dimension expansionniste économique du mouridisme. « C’est pour ces raisons, considère le chercheur que les Mrp sont une expression de lutte contre le sous-emploi, le chômage et la pauvreté qui ne cessent de faire des ravages. Leur rôle est étroitement lié à la situation économique du pays ».
Source : Léopold N’zalé, adhésion des jeunes de Dakar à des mouvements religieux populaires, mémoire de Dea, 2007-2008.
Baye Makébé SARR
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