Une dépêche de l’Agence de presse sénégalaise (Aps), s’appuyant sur une étude du Centre international d’études du sport (Cies), basé en Suisse, nous a appris tout récemment que notre pays est le troisième exportateur de joueurs de football vers les championnats professionnels européens. Avec 71 footballeurs, le Sénégal arrive derrière le Nigéria (118 joueurs) et le Ghana (88 joueurs).
L’affinement des résultats de cette étude permet, toujours selon l’Aps, de faire du Sénégal, avec 27 joueurs, le premier pays exportateur de footballeurs pour les cinq grands championnats européens (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne et France).
C’est dire, si nous faisons foi à l’étude du Cies que notre pays est vraiment bien en place en termes de pratiquants dans les compétitions nationales de football les plus médiatisées au monde.
Il ne s’agit pas de constater et de se limiter à ce constat que chacun peut analyser et apprécier à sa manière et selon ses sensibilités. C’est la raison pour laquelle je me propose de donner ma « grille » de lecture de cette information opportunément relayée par l’Aps.
Monsieur Mamadou Kassé (Stade du 30 novembre) a brillamment donné un point de vue très intéressant qui met l’accent sur les « performances de notre football et sur la valeur intrinsèque » de nos joueurs. Son point de vue a aussi ouvert la voie à la réflexion sur la manière de tirer profit « de la plus-value financière du football ».
Il est vrai, au vu de nos résultats actuels, qu’il n’y a rien à dire. Et sur ce plan, je crois qu’on peut être fier de notre football qui est devenu premier au classement Fifa (une première), qui s’est qualifié à la Can sans défaite (une première), qui vient de remporter pour la troisième fois le tournoi Uemoa en petite catégorie (une première), qui a fait un quart de finale de Jo (une première) et qui, au début des années 2000, a marqué le monde entier avec un quart de finale de Coupe du monde, une victoire contre le champion sortant en ouverture et aussi une finale de Can… Il faut aussi rendre grâce à tous ces hommes et femmes qui ont permis ces résultats. Ce, depuis les équipes dirigeantes de Malick Sy « souris » en passant par celle de Mbaye Ndoye et actuellement de Me Augustin Senghor. Concernant le volet technique, depuis Metsu jusqu’à Aliou Cissé. Bravo à tous !
Il y a quand même un autre constat à faire. Nous sommes, aujourd’hui, un des rares Etats se proclamant pays de football à n’avoir jamais rien gagné comme trophée continental aussi bien en club qu’en équipe nationale. Mise à part, bien sûr, la faste période coloniale et le début de nos années d’indépendance avec les « Jeux de l’amitié » de l’époque « senghorienne ».
Qu’est-ce qui explique ce fait ? Quels sont les données objectives qui permettent de comprendre pourquoi le Sénégal n’arrive plus du tout à s’imposer au niveau continental ?
A ce propos, la question qui me vient à l’esprit et à laquelle j’ai envie de répondre est celle-ci : l’exportation de joueurs est-elle un signe de bonne santé de notre football ?
En économie politique, l’exportation permet la rentrée de devises dans un pays et donc, la production de richesses. On devrait logiquement pousser et favoriser le phénomène comme on cherche à favoriser l’exportation de nos ressources naturelles, en vue de rendre excédentaire notre balance commerciale. Un travail est donc à faire pour mesurer l’impact de cette forme d’exportation de cette ressource originale qu’est le footballeur sur notre économie nationale.
Et pour dire vrai, par une simple observation empirique, je ne suis pas certain que cet impact soit très significatif. D’ailleurs, une série récente d’auditions sur l’économie du sport au Conseil économique, social et environnemental, sous la présidence de Cheikh Bâ Ngaïdo, m’a permis de me rendre compte du chemin qui reste à parcourir dans la difficile conciliation des problèmes économiques de notre pays avec les exigences des compétitions sportives contemporaines (Can, Jo, Cm). Ce n’est pas une mince affaire du fait de l’amenuisement progressif des finances publiques !
I – L’exportation de joueurs, un mal nécessaire
En tout état de cause, ce phénomène d’exportation n’est pas du tout nouveau et n’est pas propre à notre pays. C’est tout le continent africain qui est impliqué à un degré ou à un autre.
Déjà pour la Coupe du monde de 2010, qui se déroulait pour la première fois en terre africaine, j’avais, avec un groupe d’amis, fait paraitre un livre (aux éditions Clairafrique à Dakar, intitulé « Les grands défis du football africain – les dessous d’un système »), dans lequel je montrais que les six équipes africaines à ce mondial, en dehors de l’Afrique du Sud, étaient majoritairement composées de joueurs évoluant hors de leurs pays respectifs Cameroun et Côte d’ivoire 96 % de joueurs expatriés ; Algérie et Ghana 87 % ; Afrique du Sud 31 %)… Ce n’est pas pour autant que ces pays exportateurs de footballeurs voient leurs pays s’enrichir sur le plan macroéconomique par ce biais.
Puisque l’économie de nos pays ne tire pas profit de cette exportation des joueurs, est-ce que le football national en tire profit sur le plan technique ?
Malgré les constats et certains résultats positifs, je crois qu’il y a beaucoup à faire encore. J’avoue que je suis encore en attente d’un trophée majeur, car le but de la participation à des compétitions, c’est de sortir vainqueur au bout. Seule la victoire est retenue par l’histoire ! Or nous n’y arrivons pas. Au niveau local, nos clubs n’arrivent pas à passer un tour dans les compétitions des joutes africaines hormis la parenthèse de la Jeanne d’Arc de Dakar du regretté président Omar Seck. Au niveau de l’équipe nationale A, nous ne passons pas le premier tour de la Can depuis quelques années.
Peut-on, avec cet état de fait, prétendre à la place que l’on nous attribue ? A mon avis, oui ! L’encadrement technique actuel réalise de bonnes choses. Mais, savoir être humble devrait aussi être l’attitude du moment.
Au lieu de cela, j’ai l’impression qu’on se prend pour invincibles, on fait croire, à l’écoute de certaines opinions, que nous sommes les plus beaux et les meilleurs, parce que nous avons des joueurs qui sont dans les grands championnats européens. N’est-ce pas là une faute grave d’oublier que parmi les derniers vainqueurs de la Can, seule la Côte d’Ivoire possède nos caractéristiques de pays exportateurs de joueurs. La Zambie et l’Egypte ont misé sur le local.
En cas d’échec, dans notre pays, on ne pousse jamais loin l’analyse et on arrive toujours à désigner, de manière tout à fait arbitraire, subjective et injuste, les coupables de nos mauvais résultats. Ils sont désignés à la vindicte populaire. En premier lieu, on vise les entraineurs et certains joueurs (fait caractéristique des arguments, ceux qui sont sur le banc ou qui ne sont pas appelés par le coach se révèlent toujours meilleurs que ceux qui se sont échinés sur le terrain), puis les dirigeants fédéraux, les ministres, et cela peut même aller jusqu’au président de la République.
Pourtant, je suis convaincu que ceux que l’on désigne comme les responsables des échecs souhaitent la victoire tout autant sinon plus que leurs accusateurs. C’est une fuite en avant qui nous empêche de nous regarder dans une glace pour voir nos insuffisances. Regardez comment nos différentes campagnes se ponctuent par des sélectionneurs qui sont remerciés. C’est comme un éternel recommencement. Or tout le monde sait, aujourd’hui, que le combat de tous les sélectionneurs d’équipe nationale, c’est de bâtir, dans la durée, un groupe, une équipe, disons un club. L’exemple Joaquim Löwe pour l’Allemagne est édifiant et je crois que Didier Deschamps est sur la voie… Malheureusement, en Afrique, il n’y a pas de stabilité. Je me demande si les recours aux fameux « sorciers blancs » ne favorisent pas cette instabilité d’entraineurs qui ne viennent que pour des conditions financières intéressantes.
Pour moi, les causes de nos échecs ne sont pas chez ces pauvres techniciens dont certains risquent gros et ne sont que des boucs émissaires. Notre tort, nous avons tous regardé mourir notre football local de sa belle mort. Nos clubs de football, à défaut de se transformer en entreprises productrices d’un beau football, sont devenus des entreprises d’intérim (de passage ou de transit) pour les clubs étrangers et pas seulement européens, car nous exportons aussi (comble de malheur pour notre spectacle) vers les autres championnats africains et maghrébins.
Sur le plan technique, qu’est-ce qu’on exporte ? En tout cas et c’est sûr, exceptionnellement des joueurs « créatifs » comme certains le réclament à cor et à cri dans l’équipe nationale actuelle. On exporte beaucoup plus des joueurs de « devoir » très talentueux dans leur registre. Ce qui incite, règle élémentaire en économie de marché, à répondre à la demande du marché étranger plutôt qu’à celle du marché interne.
Au final, même les artistes sénégalais finissent par se transformer en joueurs de devoir au contact du football et des techniciens européens. Qui se rappelle de J. F. Bocandé comme passeur décisif pour Bassirou Ndiaye (meilleur buteur cette année) au Casa Sport en 79 ? Il sera transformé en attaquant de pointe en Europe. Oumar Guèye Sène finira comme défenseur central au Psg, nos milieux de terrain offensifs se retrouvent souvent collés à la défense dans leurs clubs (Ousmane Ndoye, futur remplaçant de Fadiga, deviendra milieu défensif au contact de Eric Mombaerts à Toulouse, Stéphane Badji se retrouve de plus en plus dans des tâches défensives alors qu’il est parti comme milieu offensif). Kouyaté est redevenu défenseur central depuis quelques matchs… Pour les grands championnats européens, les « créatifs » sont à chercher en Amérique latine (Brésil, Argentine, Colombie…) et rarement en Afrique.
Cela n’explique-t-il pas notre jeu ? Comment jouer comme Louis Camara ou Léopold Diop quand on n’a plus de talent comme eux. Eux jouaient en artistes, mais les trophées en Afrique… Pour faire l’artiste, il faut d’abord être un artiste. Mieux, à mon avis, avant de faire l’artiste, gagne d’abord ton match. C’est, depuis sa création, le but de ce jeu que l’on appelle football !
Finalement, l’exportation des footballeurs ne rend service ni à l’économie nationale ni au football national. Mais, il s’agit d’un mal nécessaire qui est la conséquence directe de la mondialisation des échanges et des services touchant tous les secteurs d’activité dont le sport. Les footballeurs qui s’exportent et leurs familles verront leur vie changer radicalement. Et ça, c’est un avantage non négligeable, même si c’est un bénéfice individuel pour juste une famille… Voila pourquoi je dis que c’est un mal nécessaire !
II – Comment transformer ce mal en opportunité pour notre économie et notre football ?
Un mal nécessaire ! Oui, mais comment en faire une opportunité pour notre football ?
Dans le financement du football local, l’exportation peut jouer un rôle non négligeable à la condition que les autorités publiques prennent les mesures idoines. La spécificité sportive et l’autonomie organisationnelle des instances du football (Fsf – Caf – Fifa) ne peuvent empêcher les Etats de réglementer un certain nombre d’opérations intéressant le football. Rappelez-vous comment le football des pays de l’Est retenait ses « stars » en interdisant tout transfert de footballeur avant ses 27 ans révolus. Il ne s’agit pas pour nous de faire un « remake » de ces dispositions du temps de l’Urss, mais de voir en quoi « la plus-value » financière du football peut servir au développement de notre football local en participant à son financement.
Pour aider à contribuer au financement du football, la Fifa a introduit des règles permettant aux clubs formateurs de bénéficier d’une sorte de retour sur investissement par le biais de ce qui s’appelle « indemnité de formation » au profit du club d’origine du joueur transféré. En outre, ayant très tôt vu que les clubs des pays pauvres ne profitaient pas de cette manne, la Fifa a imposé le paiement de ce qui s’appelle « indemnité de solidarité » au profit du club dans le pays d’origine.
Pour moi, ce n’est pas suffisant. L’Etat du Sénégal peut introduire la mesure consistant à exiger que, pour le transfert de tout sportif d’origine sénégalaise, il y ait la présence d’un conseil (avocat ou agent de joueur) basé au Sénégal et d’une institution financière ayant son siège au Sénégal. Ce sera d’ailleurs l’occasion de mettre de l’ordre dans cette activité où on trouve beaucoup de choses…
L’Etat peut aussi introduire une autre mesure consistant à se faire rémunérer sur tous les spectacles sportifs dans lesquels les Africains sont parties prenantes. Ce n’est pas hérétique du tout. L’idée est donc de trouver, ici, un système de rémunération vers l’Afrique dans tout spectacle sportif mettant en scène des Africains, des équipes africaines ou, en général, des intérêts africains. Il ne serait pas illégitime qu’une part de ces retombées financières revienne aux pays africains. Combien de fois Drogba, Etoo, Diouf, Yaya Touré, Sadio Mané… ont participé à des spectacles grandioses.
L’histoire du championnat de France de football de Ligue 1 est très riche et certains joueurs africains y ont laissé l’empreinte de leurs talents (Hassan Akesbi, Rachid Mekloufi, Salif Keïta, Joseph-Antoine Bell, Jules François Bocandé, Abedi Pelé, George Weah, sans être exhaustif).
En ce qui concerne le Sénégal, selon une étude Legisport, « Sport et nationalités », réalisée en 2014, les joueurs sénégalais, au nombre de 23 (3,98 %), sont les plus nombreux en Ligue 1, derrière les Français et devant les Ivoiriens (14 joueurs, soit 2,42 %) et les Maliens (13 joueurs, soit 2,25 %), à la date du 9 septembre 2014.
Qu’est-ce que leurs pays d’origine gagnent dans ce spectacle ? Comment rendre opérationnelle cette exigence que je propose aux pays africains ?
Une idée pourrait être celle qui consisterait à inclure un sixième indice, celui du nombre de footballeurs africains expatriés, dans le calcul de la répartition des droits télé qui repose sur les cinq critères suivants : part fixe, licence club, classement sportif sur la saison en cours, classement sportif sur les cinq saisons révolues et classement notoriété sur les 5 saisons révolues. Je suis persuadé qu’en préparant un dossier en ce sens, la Ligue sénégalaise de football aura le soutien des autorités publiques pour réclamer à leurs homologues des pays de grands spectacles de foot et de droits de télé faramineux une part sur le spectacle auquel participe les Sénégalais.
Toutes ces réflexions et questions me conduisent à sortir de mon confort de « chercheur » et de revêtir, le temps d’une phrase, l’habit de supporteur de l’équipe nationale du Sénégal. J’aimerais donc que le coach Aliou Cissé et son groupe ne se laissent pas divertir et conduire sur un terrain qui n’est pas le leur. Messieurs, il vous faudra continuer à jouer sur vos qualités propres et non sur celles que vous prêtent les nombreux experts de notre environnement de football… Ce n’est pas parce qu’on joue à Liverpool que, lors d’un match, on ne peut pas être mis sous l’éteignoir par un modeste pensionnaire du championnat local burundais. N’est-ce pas monsieur Sadio Mané ? Ce n’est pas parce qu’on est composé de professionnels du championnat anglais que l’équipe de Madagascar ne peut pas nous mettre deux buts… Savoir raison garder, être humble, respecter l’adversaire quel qu’il soit, et cela, sans prétentions démesurées. Avec ces qualités, il y a des chances que le Sénégal décroche un excellent parcours au Gabon et retourne en Coupe du monde. Pour notre bonheur à nous tous, pour notre économie et pour notre football.
1 – Le Professeur Sakho, actuel Directeur du Master de droit fiscal de l’UCAD, est l’auteur de plusieurs publications et recherches sur le droit du sport, notamment : en 2006, Gestion du football sénégalais, Onze éléments pour comprendre, en collaboration avec Cheikh DIASSE à l’époque Magistrat à la Cour des Comptes. (Editions Crédila/Réussir et préface Abdoulaye Dabo) ; en 2010, Les grands défis du football africain, 2010, Préface de Pape Diouf, Editions clairafrique, Ouvrage collectif en codirection avec Maître Moustapha Kamara du Barreau de Marseille ;en 2013, trois livres sur le droit du sport en collaboration avec Mamadou Selly Ly et Maitre Moustapha Kamara: Droit des associations sportives, Sport et contrat de travail, Sport et droit des sociétés, en hommage à Lamine Diack avec la Préface de Marie Malaurie Vignal prof à Paris II et de Claude Alberic Maetz prof à Aix Marseille, Editions Cres/L’Harmattan, 2013 ; dans les Cahiers de Recherche du CRES : Le sport au service de l’accélération de la construction de l’identité africaine.
Par le Professeur
Abdoulaye SAKHO
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