« Le Soleil », dernier-né d’Egypte ?
Cet article a été publié dans l’édition du quotidien national sénégalais « le Soleil » du 7 avril 2000. Lors de sa rencontre avec le nouveau gouvernement, mercredi matin, au palais de la République, le président Abdoulaye Wade a longuement commenté toutes les orientations et missions que chaque ministre a la charge de conduire. Concernant en particulier la Communication, il a rendu hommage aux médiats privés pour le rôle qu’ils ont joué dans l’avènement de l’alternance, dit n’avoir nul besoin d’une presse gouvernementale dithyrambique, mais d’une presse libre et critique dans le respect des libertés et droits des citoyens et fait envisager la suspension de la parution du « Soleil », en attendant de statuer sur son avenir.
Les nouvelles autorités ont-elles un droit de vie ou de mort sur un organe de presse qui n’est pratiquement en rien redevable à l’Etat pour son existence ? Dans le respect de la légalité, des statuts et droits des entreprises, un Etat souverain peut se donner certaines prérogatives, s’il en va de l’intérêt supérieur d’une Nation, au-delà de toute autre considération.
Il faut souligner que si le quotidien national qui avait fini par perdre tout son capital dans les années quatre-vingt, a pu, par la suite, survivre, se fortifier, maintenir et élargir son audience face à une concurrence toujours âpre, ce n’est point parce qu’il s’est directement appuyé sur la béquille financière de la puissance publique, comme beaucoup semblent encore le croire. L’Etat est certes – nominalement – majoritaire dans son capital avec certains de ses démembrements. Mais il a cessé, depuis vingt longues années, de lui apporter directement des subsides, hormis sa part à l’aide annuelle que tous les médiats se partagent, alors que, paradoxalement, il a continué à lui confier des missions de service public fort onéreuses. Et que, du fait de l’ascendant du parti qui était au pouvoir, la ligne éditoriale qui lui était imposée le desservait fortement auprès de l’opinion publique.
Malgré tout cela et d’indicibles pesanteurs et contingences, « le Soleil » n’a pas sombré. C’est parce que, des jeunes et des moins jeunes, restés en son sein, oeuvrent et continuent d’œuvrer, dans les limites de leurs compétences et responsabilités et en mettant sous le boisseau nombre de droits sociaux, pour que leur journal soit correctement géré et reflète les réalités nationales, de l’Afrique et du monde, à travers une information sans aspérité certes, mais à tout le moins vérifiée, juste et sereine. Ils n’ont de cesse de se mettre dans la perspective de conquérir d’autres espaces de liberté, l’autorité et la possibilité de réajuster la ligne éditoriale du journal et d’en équilibrer le contenu, surtout politique.
Les aspirations des travailleurs du quotidien national demeurent, aujourd’hui comme hier, pour un « Soleil » dépouillé de sa camisole de force, libre de traiter objectivement de toutes les informations relatives au quotidien des Sénégalais, à leurs problèmes, réalisations et espérances, à la situation et aux perspectives politiques, économiques, sociales, culturelles et sportives du pays, à la politique et à l’action gouvernementales, avec « Le Monde » comme référence. Sous quelque forme juridique que sera demain « le Soleil », ses ressources humaines, avec ou sans appoint extérieur, ont la capacité de relever ces défis, comme ils cherchent à le prouver dans cette phase transitoire, avec les tout nouveaux moyens techniques dont ils disposent.
Faut-il dès lors suspendra la parution du « Soleil », en attendant de pouvoir décider de son avenir ? Au tournant stratégique où en est le quotidien national, prendre et appliquer pareille décision, même pour une semaine où deux, c’est lui faire courir les graves risques d’une catastrophe financière et sociale.
En effet, cette société publique de droit privé qui ne reçoit aucune subvention de l’Etat du Sénégal s’est, par son canal, lourdement endettée auprès de partenaires suédois et des banques, pour la réalisation de son imprimerie et pour l’outillage informatique de sa rédaction et de son administration. Elle doit, présentement, commencer à rembourser ce crédit, dès après le démarrage, effectif depuis des semaines, de l’imprimerie. Sous le rapport éthique du respect des engagements pris et aussi économique des équilibres financiers internes à sauvegarder, une décision qui suspendrait les activités du « Soleil » saperait sa crédibilité et briserait son élan, n’est absolument pas recevable, surtout au moment où il est question de mobiliser et de mettre en synergie toutes les forces porteuses de croissance économique et de progrès social. Ce dont « le Soleil » a véritablement besoin pour en être, après vingt années d’autonomie financière, c’est d’un test probatoire de liberté, d’au moins autant d’années.
Mais encore, ce titre fait vivre près de 200 travailleurs. Ce ne sont pas des fonctionnaires ou agents de l’Etat. Ils n’émargent pas au Trésor public. Ils sont employés par une société commerciale fortement concurrencée. Si le journal qu’il édite n’est pas vendu et ne produit pas de recettes publicitaires ou connexes, leur labeur ne sera pas rémunéré. Toute décision négative que les pouvoirs publics viendraient à prendre, même de suspension provisoire du titre, serait pour eux et leurs familles le début de la précarisation. Ils en perdront leur relative capacité de faire face à leurs obligations humaines et sociales, alors que le changement a fait germer des espérances contraires, notamment de consolidation et de génération d’emplois et d’amélioration de revenus, dans l’esprit de tous les Sénégalais, sans exclusive.
Comme tout un chacun, les employés du « Soleil » aspirent ardemment à des conditions de travail plus valorisantes et exaltantes et de vie plus décente. Le paradoxe latent depuis plus de dix ans, est que la plupart vivent, avec leurs familles, les affres d’une cité sous les eaux cinq mois sur douze et n’en continuent pas moins de remplir, sans faillir leurs obligations envers leur employeur, de jour comme de nuit. S’ils étaient des privilégiés, ils s’en seraient sortis depuis bien longtemps.
Une décision à l’encontre de la continuité et de la compétitivité du « Soleil » leur paraîtrait d’autant plus incompréhensible et pénalisante qu’ils sont et demeurent des citoyens comme tous les autres. Et qu’une partie de leurs suffrages a contribué à la réalisation de l’alternance, pour le mieux-être et le renforcement de l’Etat de droit. Dès lors, ils ne sauraient accepter qu’on les prenne pour les derniers-nés d’Egypte », des victimes expiatoires payant pour des fautes imputables à d’autres, ou tout simplement au système tel qu’il ne devrait plus fonctionner.
Amadou Fall
lesoleil.sn