Le propre de la société humaine, c’est le mode singulier de la communication qui y noue les liens, y exprime les codes et y institutionnalise les pratiques : la parole. Nous ne sommes rien sans la parole : savoir et savoir-faire, représentations morales et religieuses, représentations esthétiques et pouvoir technologique, etc., rien de tout cela ne serait aujourd’hui possible sans la parole (faculté d’exprimer ses pensées et ses sentiments par le langage articulé). Sans le langage articulé qui permet l’usage de la parole, il serait difficile voire impossible de constituer une quelconque culture. Parler, c’est marquer sa présence en tant qu’être pensant et porteur de valeurs ; parler, c’est transmettre, échanger des idées, des sentiments, des savoirs et des aptitudes ; parler, c’est révéler sa culture et son Moi. Il n’est donc pas insensé de penser que si les animaux
parlaient, ils cesseraient d’êtres des animaux, l’instinct serait apprivoisé, et l’imitation devenant plus facile, la culture animale serait peut-être une parallèle ou une rivale de celle humaine.
Car, à y regarder de plus près, nous ne sommes que des animaux domptés, non par une autre race, mais par notre propre groupe. Jacques Monod (Le Hasard et la Nécessité) a dit que c’est au moment où l’homme a acquis le langage (notamment la parole) que le processus de son évolution a été définitivement accéléré et infléchi. Que devient alors l’homme lorsque sa parole est la denrée la plus rare dans sa société, sa famille, son lieu de travail ? Notre humanité peut-elle rester indemne face à la dissolution progressive de la parole dans le cyclone médiatique que sont les TIC ? Ou bien la parole s’est-elle tout simplement convertie en un système de communication mécanique et par procuration ?
C’est évident que nous ne nous parlons plus, pas en tout cas suffisamment ; du moins la parole est suppléée par d’autres modes de communication. Les familles sont devenues anormalement taciturnes, glaciales : trop de distances entre membres d’une même famille. Nos appareils (télé, Android, ordinateurs) captent l’essentiel de notre énergie mentale, de notre attention et de notre temps. Nous regardons nos enfants, mais sommes-nous sûrs de les voir réellement ? Nos enfants et conjoints nous parlent, mais les entendons-nous vraiment ?
Nous nous rappelons tous que quand notre maman nous voyait rentrant de l’école, la première chose qu’elle s’employait à faire c’est de décrypter le langage de notre corps, en commençant par le visage. En sommes-nous encore capables ? Le langage corporel était le premier brise-glace qui permettant d’amorcer un dialogue dont l’une des finalités était de sonder l’état d’esprit de son enfant. Le plus souvent d’ailleurs le langage corporel
n’était qu’un prétexte pour exprimer son affection et se montrer disponible à recueillir des émotions, à cajoler, à réprimander ou à flatter ; et tout ça, dans le but d’éduquer. Avons-nous encore suffisamment d’attention pour voir ou « inventer » le langage des membres de nos familles ? Combien d’hommes, de femmes et d’enfants souffrent en silence sans que personne ne s’en rende compte ? La misère affective est-elle réduite ou amplifiée par les TIC ?
En renonçant à la parole, nous sommes en train de confier l’éducation de nos enfants à des substituts de celle-ci mais dont le contenu nous échappe. Nous pouvons faire travailler les machines, confier certaines de nos tâches à nos créations, mais nous ne pourrons jamais nous décharger de notre devoir d’humanité. Nous ne parlons désormais que très rarement parce qu’étant broyés par la force et les excroissances du
numérique. En organisant inconsciemment cette pénurie de la parole, nous sommes en train de robotiser la réalité humaine : nous interagissons avec les machines, communiquons avec -et par- elles. Est-ce vraiment cela ce qu’on entend par penser ?
Un agrégat de corps sans âme, voilà ce qu’est devenue la famille où la parole est non seulement rare, mais standardisée, mutilée et presque dépouillée de toute humanité. Nos maisons sont devenues des cimetières où nous nous inhumons volontairement chacun dans son coin numérique pendant que les tout-petits sont devenus orphelins de leurs parents encore en vie.
Ce qui est inquiétant, c’est que ce processus est apparemment irréversible : on parlera de moins en moins. Pire, les contenus des outils modernes de communication n’est pas forcément compatible avec notre projet d’humanité : les jeux vidéo, la bande dessinée, les films et produits artistiques que regardent nos enfants sur ces écrans miniaturisés reflètent la culture d’autrui. Un moindre mal aurait été, pour commencer, de donner un contenu local à ces produits que nos enfants consomment avec une si grande intempérance. Parler dans la langue d’autrui fut depuis toujours un calvaire culturel et psychologique. Or avec les TIC, ce phénomène s’est amplifié car la langue et les réalités diffusées dans ces produits sont d’origine étrangère. Nos contes, nos légendes, nos croyances religieuses, ainsi que notre patrimoine culturel et historique (le xôy, le Ndëp, le kasak, le ndüt, le bois sacré, etc.) regorgent de données qui, si elles sont exploitées et intégrées aux exigences des TIC peuvent nous servir doublement. D’abord c’est une niche d’emplois et de développement technologique sans limite.. Ensuite cette innovation nous sauverait d’une autre forme d’aliénation culturelle plus sournoise et plus puissante. Il nous faut donc exprimer notre moi culturel dans et par ces moyens que la science et la technique nous ont donnés. Imaginons des dessins animés et des jeux vidéo sur Ndatte Yalla Mbodj, sur sa mère la Linguère Awo Fatim Yamar Khuri Yaye Mbodj, sur Aline Sitöe Diatta, sur la légende de Ndiadiane Ndiaye, sur l’héroïsme les femmes de Nder, sur la Sud-africaine Charlotte Maxeke (mère de la liberté noire), sur l’angolaise, la reine Nzinga (qui a résisté farouchement contre la traite négrière) etc. Le ministère de l’éducation et celui de la culture devraient être les principaux maîtres d’œuvre de ce renouveau culturel. Il y a suffisamment de cinéastes et de professionnels des arts du spectacle capables de créer une industrie florissante dans ce domaine. L’État sénégalais n’a pas le droit de laisser nos enfants être arrachés à leur univers culturel de façon si systématique. Il faut donner à nos enfants des raisons d’être fiers au lieu de les encourager à vouloir ressembler aux autres par cette consommation intempérante de produits étrangers. On ne dope pas un peuple en lui apprenant à s’apitoyer et à se lamenter sur son sort, sur l’exploitation dont il a été victime ; on doit lui chanter ses héros, les lui sublimer.
Cette option est la meilleure façon de redonner vie à la parole africaine.
Il nous faut réapprendre à parler, car la parole soigne, même si certains en usent pour blesser ; elle humanise, même si elle
peut pervertir ; elle apaise, même si on s’en sert pour troubler et humilier ; elle réduit les distances et résout les différends, même si on s’en sert pour diviser. Si nous n’avons plus le temps de parler directement à nos enfants, occupons-nous au moins à les libérer de l’emprise des contenus culturels d’autres univers. L’État du Sénégal, plus précisément les ministères de l’éducation et de la culture doivent impérativement investir ce
créneau pour infléchir la dynamique d’extraversion qui accentuera notre dépendance mentale vis-à-vis des autres. Il y a énormément de choses à offrir dans ce gigantesque rendez-vous « du donner et du recevoir » qu’est le numérique.
Alassane K. KITANE