Chaque année, le 31 mai, le monde célèbre la Journée mondiale Sans Tabac. Cette année, le thème choisi par l’Organisation mondiale de Santé est « Protéger les jeunes contre la manipulation de l’industrie et les empêcher de consommer du tabac et de la nicotine » Elle est une occasion pour la communauté des acteurs de la lutte contre le tabagisme dans le sens d’accélérer la mise en œuvre de la Convention Cadre de l’OMS pour la Lutte Antitabac d’exposer et de dénoncer les tactiques et les formes de manipulation de l’industrie du tabac pour faire entrer les jeunes dans le monde du tabagisme.
Au Sénégal, avec l’appui des partenaires techniques, trois enquêtes Global Youth Tobacco Survey (GYTS) ont été réalisées respectivement en 2002, 2007 et 2013. Le taux de prévalence du tabagisme chez les filles de 13 à 15 ans était de 10,2% en 2007, il est passé à 11,5% en 2013. Chez les jeunes garçons de la même tranche d’âge, le taux de prévalence du tabagisme était à 20,1% en 2007, il est passé à 18,5% en 2013.
L’adoption de la loi 2014-14 du 28 mars 2014 relative à la fabrication, au conditionnement, à l’étiquetage, à la vente et à l’usage du tabac marque un tournant décisif dans la protection légale des jeunes sénégalais contre les tactiques et manipulations de l’industrie du tabac.
Cibles enfants Ados et jeunes
Le Sénégal est caractérisé par une population relativement jeune dont 50,3% est âgée de 18 ans et moins. Et l’industrie du tabac cible particulièrement les jeunes (filles et garçons). Pendant des années, elle a affirmé qu’elle était opposée à la consommation du tabac chez les jeunes, et qu’elle s’engageait sans réserve à réduire la consommation dans ce groupe en particulier. Ce qui ne correspond pas à la réalité et à ses agissements. Selon Mme Khady Seck juriste ancienne membre de la Cellule juridique et membre de l’Association des femmes juristes du Sénégal « l’industrie du tabac cible les jeunes, c’est pour augmenter le nombre de fumeurs. » D’après un article publié par Paediatrics Child Health titré : La prévention du tabagisme chez les enfants et les adolescents : des recommandations en matière de pratiques et de politiques, « la nicotine est une substance qui crée une forte dépendance, et les jeunes y sont particulièrement vulnérables par rapport aux adultes. La dépendance rapide à la nicotine est un facteur important pour déterminer les personnes
qui deviendront des fumeurs réguliers après une période d’expérimentation.»
Et selon Dr Diassé Diop membre du bureau suivi-évaluation du Programme national de Lutte contre le Tabac (PNLT) « la cible jeune permet à l’industrie de renouveler son stock de fumeurs tués par le tabac » puis il ajoute « d’habitude on commence à fumer avant 18 ans » En conséquence, il devient difficile voire impossible pour certains fumeurs d’arrêter de fumer. Si un grand nombre de jeunes cessent leurs tentatives de consommation de tabac avant de devenir dépendants, l’industrie du tabac finira par n’avoir plus assez de clients pour assurer la pérennité de ses affaires.
Les jeunes constituent une « mine d’or » pour l’industrie du tabac qu’elle ne cesse d’exploiter à son profit depuis sa naissance. Pour M. Djibril Wélé Secrétaire exécutif de la Ligue Sénégalaise de Lutte contre le Tabac (LISTAB) « c’est la raison pour laquelle les jeunes constituent la cible prioritaire de l’industrie du tabac. »
Selon l’OMS, 90 % des consommateurs réguliers commencent à fumer vers 18 ans ou avant cet âge.
Au Sénégal, les statistiques de prévalence du tabagisme des jeunes, en 2013, âgés entre 13 et 15 ans (18,5% chez les garçons contre11,5% chez les filles) montrent la progression du tabagisme au sein de la population jeune.Tactiques et Manipulation des jeunes
Pour faire face à des législations nationales antitabac de plus en plus fortes et conformes à la Convention Cadre de l’OMS pour la Lutte Antitabac, (CCLAT) l’industrie du tabac a inventé des techniques et des stratégies de marketing très sophistiquées pour attirer et faire entrer les jeunes dans l’univers du tabagisme. Mme Khady Seck, juriste, ancienne membre de la Cellule juridique et membre
de l’Association des femmes juristes du Sénégal (AJS) raconte : « En effet, depuis l’adoption de la loi 2014-14 du 28 mars 2014 relative à la fabrication, au conditionnement à l’étiquetage, à la vente et à
l’usage, l’industrie du tabac a perdu plusieurs terrains d’influence et de manipulation des jeunes à savoir: la publicité, le packaging, la vente aux mineurs et par les mineurs du tabac. » Dr Diassé Diop membre de la Celle Suivi évaluation du PNLT déclare : « Pour autant, l’industrie du tabac ne baisse pas les bras. Elle utilise la publicité mensongère et déguisée et des célébrités pour inciter les jeunes à
fumer »
La loi susvisée a totalement interdit la publicité en faveur du tabac .M. Djibril Wélé Secrétaire exécutif
de la LISTAB explique : « le paquet de cigarette qui était un support de marketing très important pour l’industrie du tabac est maintenant occupé à 70% sur ses deux faces principales par une image informant le fumeur sur les conséquences de la consommation du tabac sur sa santé. C’est ce qui a valu au Sénégal, le prix Bloomberg MPOWER Warning en 2018 »
L’industrie du tabac est certainement troublée par les avancés réalisées par les acteurs de la lutte antitabac au Sénégal et déploie des stratégies préoccupantes pour tirer des bénéfices de ces succès antitabac. Dr Diassé Diop membre de la Cellule Suivi-évaluation du PNLT déclare : « en aout 2017, durant la mise sur le marché des nouveaux paquets de cigarettes, l’industrie a fabriqué un spot radio en utilisant la voix de la même personne que le Programme national de Lutte contre le Tabac (PNLT) avait utilisé dans son spot de sensibilisation sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics avec le message suivant ‘conformément aux dispositions de la loi antitabac, nous changeons d’emballage mais le goût de la cigarette ne change pas’ ». Il a fallu un courrier du Ministère de la Santé et de l’Action sociale (MSAS) au Conseil National de Régulation de l’Audiovisuel (CNRA) leur demandant de sortir un communiqué pour rappeler aux médias, le respect des dispositions de l’article 9 de la loi antitabac 2014 interdisant la publicité et la promotion directe ou indirecte en faveur du tabac, de ses produits et dérivés. Le communiqué a aussi
évoqué les articles 19 et 21 du cahier de charges applicables aux radios privées commerciales sénégalaises. Protection légale des jeunes Contre le tabagisme
Depuis l’adoption de la loi antitabac 2014, les jeunes sénégalais sont légalement protégés de l’effet de la publicité de l’industrie du tabac en faveur du tabac. Les articles 9 et 10 de la loi susvisée interdisent formellement la publicité sous toutes ses formes.
Mme Khady Seck, ancienne membre de la Cellule juridique et membre de l’AJS déclare « en plus, l’article 16 de la loi antitabac 2014 interdit de vendre ou d’offrir du tabac ou des produits du tabac dans les établissements préscolaires, scolaires, centres de formation professionnelle, établissement d’enseignement supérieur ainsi que dans les 6 établissements de santé, les infrastructures sportives, culturelles, les administrations. » Puis elle ajoute « elle interdit aussi de vendre du tabac et des produits du tabac dans les abords immédiats de ces établissements, infrastructures et administrations, jusque dans un rayon de deux cents (200) mètres ».
Cette protection légale des jeunes sénégalais notamment des mineurs est renforcée par les dispositions de l’article 17 de loi antitabac 2014 qui interdisent le fait de vendre ou d’offrir aux mineurs ou le fait de faire vendre ou le fait de faire offrir par les mineurs du tabac ou tout produit du tabac. Prisé par les jeunes du fait de la variété des goûts, le tabac aromatisé est interdit de vente, de distribution et d’usage dans les lieux publics visés à l’article 18 de la loi antitabac 2014 selon Mme Khady Seck, juriste, ancienne membre de la Cellule juridique et membre de l’AJS. Elle précise, l’article 4 du décret d’application N°1008 du 26 juillet 2016 dispose « … nul ne peut importer, distribuer ou vendre au Sénégal un produit du tabac contenant : un arôme dans un composant ou une caractéristique technique qui permet de modifier l’odeur ou le goût du produit du tabac ou l’intensité de sa fumée ; un ingrédient utilisé pour créer l’impression que le produit a des effets bénéfiques pour la santé auquel les mineurs sont particulièrement sensibles… ».
En effet, malgré cette protection légale forte, on a constaté à plusieurs reprises des violations des dispositions des articles 9 et 10 de la loi antitabac 2014, à travers la diffusion de la série Tv « Wiri Wiri »
qui, dans une séquence de sept secondes, met en scène des acteurs célèbres en train de fumer la Chicha et de clips de leaders vocaux de la scène musicale sénégalaise.
Par ailleurs, les supervisions conjointes relatives au respect de l’interdiction de fumer dans les lieux publics visés aux articles 18 et 19 de la loi antitabac 2014, conjointement menées, de façon inopinée,nuitamment, dans les boites de nuit et restaurants par les autorités administratives, les forces de défense et de sécurité, la Société civile et le Programme national de Lutte contre le Tabac (PNLT) ont montré le non-respect des dispositions de l’article 4 du décret 1008 du 26 Juillet 2016 qui interdit, la vente, la distribution et l’usage de la chicha dans les lieux publics. Concernant le respect des dispositions de l’articles 16 de la loi 2014, interdisant la vente de cigarettes àmoins de 200 mètres des Etablissements scolaires, malgré la volonté du Programme national de Lutte
contre le Tabac de sanctuariser les lieux visés à l’article précité, celles-ci ne sont pas pleinement respectées.
Tactiques pour influencer l’opinion publique
Et les décideurs politiques
Afin de continuer à sauvegarder ses intérêts commerciaux, l’industrie du tabac tente toujours d’influencer les décideurs politiques ou d’en faire des alliés à leur cause indéfendable. Pour atteindre cet objectif, elle modifie constamment ses tactiques et dans le fond et dans la forme en réaction à la Convention Cadre de l’OMS pour la Lutte Antitabac et aux législations nationales.
M. Djibril Wélé, Secrétaire exécutif de la LISTAB fustige le comportement de l’industrie du tabac à travers la RSE : « En effet, l’industrie du tabac utilise la Responsabilité sociale d’Entreprise (RSE) pour influencer l’opinion publique et les décideurs politiques. A l’instar de tous les pays, le Sénégal n’est pas épargné ». Le 05 Décembre 2007, la Manufacture de Tabac de l’Afrique de l’Ouest (MTOA) dans le cadre de ses activités de RSE fait un don de 800 Foyers Améliorés aux cultivateurs de la région de Ziguinchor. Selon la déclaration à la presse de la Direction générale de la MTOA, cette initiative visait à contribuer à la lutte contre la déforestation dans les zones de plantation de Tabac du Sénégal.
Dix ans plus tard, en octobre 2017, elle apporte à la Douane un appui financier de six millions FCFA.Cette aide selon leur communiqué de presse « visait à augmenter les performances des soldats de l’économie et à renforcer la lutte contre la fraude au niveau de l’Inspection régionale des Douanes du Nord regroupant les régions de Saint-Louis, Louga et Matam.
En 2008, lors des inondations qui ont frappé brutalement le Sénégal, Philip Morris Manufacturing Sénégal a saisi cette opportunité pour donner des motopompes au Groupement national des Sapeurs-Pompiers. Lors de la cérémonie d’inauguration des installations de Philip Morris Manufacturing Sénégal
en 2009, Jean-Claude Kunz, Président Régional pour l’Europe de l’Est, Moyen-Orient et Afrique a rappelé avec fierté dans son discours, l’objectif de ce don qui visait renforcer les moyens de secours aux sinistrés des inondations. Toutes ces activités de l’industrie du tabac visent d’une part à se donner bonne conscience et d’autre part, à redorer son image auprès de l’opinion publique.Alliés de L’industrie du tabac
En juillet 2016, à Grand Bassam en République de Côte d’Ivoire, avec l’appui du groupe Allafrica Global Média, un Réseau des journalistes observateurs de l’industrie de la nicotine et du tabac (REJOINT) est mis sur pied. Allié de Philip Morris dans son intense lobbying de promotion de ses nouveaux produits, il est composé de 65 professionnels de l’information issus de 15 pays francophones d’Afrique y compris le Sénégal, selon les comptes rendus de la presse, le REJOINT, coordonné par Aliou Gologo a pour objectif de « militer pour l’instauration d’un dialogue permanent et inclusif de tous les acteurs de l’industrie du tabac, en vue notamment d’une « protection totale et entière » des enfants et des jeunes adolescents face aux dangers du tabagisme ».
Ce Réseau des journalistes observateurs de l’industrie de la nicotine et du tabac se réunit chaque année dans une ville d’un pays de l’Afrique de l’Ouest. En effet, le REJOINT veut sans vouloir le dire avec des mots clairs réconcilier les intérêts de l’industrie du tabac avec ceux de la Santé publique. Ce qui est impossible. Cette réunion annuelle est financée par Philip Morris. Après Grand Bassam en 2016, le REJOINT s’est réuni, en 2017 à Bamako et en 2018 à Johannesburg.Nouveaux produits du tabac
E cigarettes et IQOS
L’industrie du tabac cible avant tout, les jeunes. Elle utilise la puissance des réseaux sociaux pour les attirer dans le tabagisme. Depuis 2008, Philip Morris International s’emploie à arrêter la production de cigarettes classiques dans le monde pour les remplacer par la cigarette électronique (e cigarette) et le IQOS. Ce tube aux allures de stylo-plume chauffe le tabac sans le brûler, grâce à un stick que l’on insère, vendu exclusivement par Philip Morris qui dit orbi et urbi qu’il réduit 75% de nocivité du tabac.
Ce qui est absolument faux. Dr Diassé Diop membre de la Cellule Suivi-évaluation du PNLT s’inscrit en faux et déclare : « c’est un pur mensonge. La cigarette électronique est autant nocive que la cigarette classique voire même plus nocive pour la Santé ». En effet, Phillip Morris est appuyé en Afrique de l’Ouest, principalement dans cette initiative par le REJOINT et le groupe Allafrica Média. En plus, PMI continue de produire des cigarettes classiques déversées en grande quantité sur le marché national et sous régional Ouest africain.
Concernant la publicité de ces produits, l’article 9 de la loi antitabac 2014 alinéa 1 interdit la publicité en faveur du tabac « au cours d’émissions de radiodiffusion ou de télévision, d’enregistrements effectués par la presse écrite et sur des supports utilisant les technologies de l’information et de la communication »
En effet, malgré cette interdiction, les appareils et les accessoires d’utilisation des e-cigarettes sont sporadiquement vendus à Dakar notamment au plateau et au quartier des almadines où se situe la boutique d’Africa smoking qui fait non seulement de la publicité sur son lieu de vente mais également à travers sa page Facebook pour happer les clients.
Relativement à la chicha, interdite également de vente, de distribution et d’usage par l’article 4 du décret 1008 du 26 Juillet 2016 dans les lieux publics visés à l’article 18 de la loi antitabac 2014 au même titre que la cigarette est vendue partout, en particulier en ligne sur des sites de vente telles que : JUMIA, Expât, Ewap et le Vapoteur etc.
Contraintes et Limites de la prévention légale
La loi antitabac 2014 protège les jeunes des tactiques et de la manipulation de l’industrie du tabac dans plusieurs domaines parmi lesquels on peut noter : la publicité, la promotion et le parrainage en faveur du tabac, la vente du tabac aux mineurs et par les mineurs, l’exposition à la fumée de tabac, le packaging et la vente du tabac aromatisé.
Cette loi susvisée jugée forte par la communauté des acteurs de la lutte contre le tabagisme comporte
selon M. Djibril Wélé Secrétaire exécutif de la LISTAB quelques limites à relever : « l’autorisation de la
vente au détail des cigarettes, l’autorisation de la Responsabilité sociale d’Entreprise et la vente des cigarettes dans les boutiques ». Solutions et Perspectives
Le Sénégal a fait beaucoup de progrès en matière de lutte antitabac notamment de prévention légale du
tabagisme et de manipulation des jeunes par l’industrie du tabac. Cependant, quelques insuffisances subsistent qui participent à diminuer les effets et l’impact attendus des dispositions de la loi antitabac 2014 sur les taux de prévalence du tabagisme, de morbidité et de mortalité liés à la consommation du tabac et à l’exposition à la fumée de tabac.
L’autorisation de vente au détail facilite l’accès financier à la cigarette aux jeunes qui, par voie de conséquence, érode fortement le pouvoir de dissuasion de la taxation et du prix sur leur consommation du tabac. En perspective, selon M. Djibril Wélé Secrétaire exécutif de la LISTA « le Sénégal doit interdire la vente au détail et dans les boutiques des cigarettes pour les éloigner financièrement et géographiquement des jeunes ». Le décret règlementant la vente du tabac sous licence, qui sera accordée par l’autorité administrative compétente tarde à sortir au grand regret de la communauté des acteurs de la lutte antitabac.
Dans sa déclaration à la presse en février 2020, Amadou Moustapha Gueye, Président de la LISTAB souligne l’importance de la signature de ce décret par le chef de l’Etat pour la lutte contre le tabagisme :« l’adoption de ce décret capital verra le Sénégal positionné comme pionnier en Afrique de l’Ouest, et va bouleverser tous les codes historiques de distribution du tabac au Sénégal menant ainsi vers une nouvelle culture de commerce formalisé du tabac ».
Etant une industrie légalement constituée et vendant des produits licites malgré leur caractère mortifère, l’élaboration d’un code de conduite pour les agents des entités étatiques qui travaillent avec elle, permettrait d’atténuer les effets négatifs de la Responsabilité sociale d’Entreprise, les audiences ou réunions à huis clos et les invitations à participer à des cérémonies de dons ou d’inauguration de marque de cigarette ou d’infrastructures sociales.
Par Baba Gallé Diallo
Email : [email protected]