Après plusieurs années de souffrance, l’État prit finalement la décision de se rendre à l’hôpital pour se faire ausculter et éventuellement soigner. Bien qu’ayant l’air en bonne santé, au tréfonds de son être il se savait malade. Aussi alla-t-il d’abord consulter plusieurs « marabouts » réputés détenir de redoutables pouvoirs surnaturels. Car dans sa société c’est un réflexe bien ancré d’aller en premier lieu voir les « faiseurs de miracles » avant de se tourner en dernier ressort vers les médecins si on ne voit pas d’amélioration dans sa situation sanitaire.
Jugeant imprudent de se soigner dans un hôpital du pays, l’État choisit de partir en France discrètement, prétextant une visite de courtoisie, parce qu’il ne voulait pas s’épancher sur le malaise qui l’accablait. Or, contrairement aux différents « marabouts » qui s’étaient juste limités à interroger des êtres invisibles pour connaître ce dont il souffrait, il savait très bien qu’une fois devant un médecin il serait obligé de répondre à ses différentes questions afin de l’aider à cerner sa maladie . D’où, selon lui, la nécessité de s’éloigner des hôpitaux de son pays.
Pour éviter d’éveiller tout soupçon, même dans son entourage proche, il laissa de côté l’avion à sa disposition et prit un vol privé. Le voyage se passa très discrètement et dans de très bonnes conditions en première classe.
À son arrivée en France, il alla se reposer dans un hôtel six étoiles pendant deux jours avant de se rendre à une clinique réputée bonne et très huppée dans la capitale française. Le médecin qui devait le soigner lui fit passer une batterie de tests après qu’il eut rempli certaines formalités administratives. Puis il lui demanda de passer le surlendemain pour en connaitre les résultats. Le jour du rendez-vous, l’État se leva vers 10 h et se rendit à la clinique. Tout au long du trajet, sa conscience n’était pas tranquille parce qu’il craignait qu’on ne lui annonçât une maladie grave dont il ne se remettrait jamais. Quand il rejoignit le bureau du médecin, il le trouva assis sur une chaise avec une pile de papiers sur la table. Ce dernier l’invita à s’installer sur le siège se trouvant de l’autre côté de la table en face de lui. Ils échangèrent quelques mots dans la bonne humeur après s’être serré la main. Après un silence de quelques secondes, le médecin se racla la gorge, éplucha la pile de papiers sur sa table les uns après les autres, puis entra dans le vif du sujet.
-Vous pouvez avoir l’esprit tranquille : les différentes analyses n’ont rien révélé d’anormal. Donc à part l’hypertension artérielle, vous vous portez à merveille.
-C’est rassurant et soulageant, dit l’État avec un sourire, avant d’ajouter: « Mais j’ai toujours mal au corps et intérieurement je suis ne me sens pas bien du tout depuis un bon moment.
-Je vois…Mais pour l’hypertension, je vous ai prescrit des médicaments très efficaces. Quant à votre mal intérieur, je ne puis vous dire ce dont il s’agit parce que je ne suis pas psychologue. Toutefois, j’ai si souvent échangé avec mes différents patients que j’ai appris beaucoup de choses sur les gens en général. Par conséquent, si vous voulez en discuter avec moi, je suis prêt à vous aider. Si j’en suis incapable, il me sera possible de vous référer à un spécialiste.
-C’est parfait! Qu’est-ce que vous aimeriez savoir sur moi?
-Tout ce qui pourrait m’être utile pour vous aider: votre vie en général, votre famille, vos activités…
-Je suis prêt à tout vous dire car je ressens un besoin harcelant de me confier. Cependant, il me faut des garanties de confidentialité.
Sur ces mots, il y eut un court moment de silence au bout duquel l’État reprit la parole : « En fait…Ne le prenez surtout pas mal, mais je veux bien que ce qu’on va se dire reste entre nous. »
Après l’avoir écouté attentivement, le médecin se leva, fit quelques pas, joua avec le stylo qu’il avait entre les mains tout en esquissant un sourire. Loin d’être vexé, il prit quelques secondes avant de se rasseoir pour répondre à son patient qui ne le quittait pas du regard:
-À quoi me servent alors le serment d’Hippocrate que j’ai prêté avant de devenir médecin et l’obligation au secret professionnel à laquelle je suis astreint, sans mentionner mon code de déontologie? De plus, j’aime ce métier. Par conséquent je l’exerce très scrupuleusement.
Cette remarque froissa l’État un tantinet. Mais, réputé monstre froid, il ne laissa rien transparaître sur son visage.
-Excusez-moi, si je vous ai vexé car ce n’était guère mon intention. Mais c’est juste parce que j’évolue dans un milieu où j’ai connu et vu un si grand nombre de coups bas, de trahisons et de chantages que je n’ai plus confiance en personne. De plus, moi aussi j’ai prêté serment avant de commencer à exercer ma fonction. Mais, comme on dit dans notre milieu, nos serments n’engagent que ceux qui y croient, finalisa-t-il avec un rire sardonique.
– Vous devez exercer une sacrée fonction alors. C’est quoi si ce n’est pas indiscret?
-Je suis un État. Je gère les affaires de ma cité.
– Mais ce n’est pas ce que j’ai vu sur vos papiers qui m’ont été présentés.
-Puisque tout va rester entre nous, et je l’espère bien, je vais vous faire quelques révélations et confidences: dans l’exercice de notre fonction, il faut apprendre à ne pas laisser de traces, à savoir prêcher le faux pour savoir le vrai, à donner peu pour avoir beaucoup, à gagner la confiance des autres même si on ne paie pas de mine…C’est pourquoi en plus de m’être déguisé, je me suis fait faire des papiers pour passer incognito…
-Waouh, quelle fonction! Mais sachez qu’elle est loin de ressembler à la nôtre. Nous, nous soignons des corps et réparons des âmes. Et pour ce faire, la confiance mutuelle et la sincérité sont nos meilleurs alliés.
L’État rit jaune mais dissimula le soupçon de désarroi que cette remarque suscita en lui.
-Vous êtes à la tête combien de personnes environ? continua le médecin
-Plusieurs millions.
-Comment sont vos relations?
-Tendues, difficiles, voire très compliquées. Mais la plupart des fautes proviennent souvent de moi. Je leur recommande de respecter des règles que je me permets de transgresser parfois; je trahis fréquemment les promesses que je leur fais et favorise mes partisans sur le plan économique et judiciaire…au détriment de la masse. Du coup nos relations ne peuvent pas être faciles.
-Eh bien! Vous devez être « courageux » pour exercer une telle fonction.
-Courageux, oui. Insensible souvent. Car trop de sensibilité peut mener à ma perte. Pour autant, vu que je dois gagner des sympathies, il faut que je montre agréable, ce qui me pousse souvent à faire semblant de m’intéresser à des choses qui, en réalité, me dégoûtent ou à dire des choses sans trop y croire. Le comble de paradoxe est que je dois quelquefois prendre des décisions chèvrechoutistes pour ne pas perdre la face devant mes partisans tout en évitant de m’attirer les foudres de mes opposants et de la population en général. Je fais aussi souvent dans la dissimulation.
– Vous menez une double vie alors.
-On peut l’appeler ainsi.
-Mais est-ce que les gens que vous dirigez sont conscients que vous existez grâce à eux?
-Nombre d’entre eux n’en sont pas encore conscients, et je fais tout pour qu’ils demeurent dans cette inconscience et dans l’insouciance. C’est pourquoi j’ai dépensé des milliards dans le divertissement pour les occuper et pour détourner leur attention des choses essentielles. De plus, j’ai beaucoup fait pour « acheter » une partie de la population qui est prête à tout pour me défendre contre l’autre partie qui m’est hostile. Quant à mes opposants, vu que je ne peux pas les museler, encore moins les éliminer, parce que nous sommes en « démocratie », j’adopte différentes stratégies pour les affaiblir. J’essaie de les réduire au silence en les faisant chanter grâce dossiers compromettants dont je dispose sur certains d’entre eux ou de les faire tomber dans les pièges que je ne cesse leur tendre afin de les discréditer auprès de l’opinion publique nationale. Je sème aussi la zizanie entre eux. N’oubliez pas que je suis très puissant et j’ai accès à tout, absolument tout car la séparation des pouvoirs chez moi est une illusion. J’ai aussi la bénédiction de quelques « guides religieux » prêts à prêcher pour ma paroisse en plus du soutien indéfectible de certains détenteurs de médias et intellectuels qui répondent souvent à ceux qui me vitupèrent dans les médias. Du coup, je me trouve quelque peu dans une forteresse imprenable.
-Décidément, vous êtes loin d’être un enfant de chœur. Au contrairement, vous êtes une main de fer dans des gants de velours. Avec votre visage si doux, je vous aurais donné le bon Dieu sans confession.
-Malheureusement, c’est ça la politique chez nous. Si je ne donne pas de coups, je risquerais d’en recevoir. Et vu que c’est moi qui tiens présentement les rênes du pouvoir, il faut que je tape le premier pour me préserver.
-Mais votre vie ne doit pas être facile.
-Elle est très compliquée. Car, en plus d’avoir du mal à faire face aux de difficultés de mes citoyens, je patauge souvent dans mes contradictions et reniements, et j’ai du mal à faire face aux critiques.
-Vous venez de souligner des points intéressants. C’est peut-être à cause de cela que vous souffrez intérieurement. Car vous devez souvent être stressé sans parler des remords, à supposer que vous en éprouviez.
-J’en éprouve évidemment. Je ne suis pas un monstre quand même. J’ai de la famille moi aussi.
-Êtes-vous conscient que le stress peut entre autres causer l’A.V.C sans parler de l’hypertension dont vous souffrez déjà.
-J’en suis parfaitement conscient. C’est pourquoi je me confie. Qui plus est, je ne discute pas trop de mes sentiments pour me libérer de certaines pressions. C’est certainement à cause de cela que je bouillonne de l’intérieur depuis des années. Mais, vu que vous m’avez donné l’opportunité de vous parler de moi, je vais en profiter pour me lâcher aujourd’hui; et ce d’autant que je sens que notre conversation commence à avoir un effet cathartique sur moi. Je parle très difficilement de mes sentiments et de mes problèmes à mes proches conseillers. Puisque c’est moi qui les emploie, je doute parfois de la sincérité de leurs conseils. Nous entretenons toutefois de très bonnes relations. Mais je me dis quelquefois que c’est une association à bénéfices réciproques : ils profitent des avantages du pouvoir et moi je profite de leur « intelligence » pour me sortir de beaucoup de situations compliquées et me maintenir en place. Je ne suis pas dupe…Donc, la sincérité peut déserter nos relations pour faire place à l’opportunisme
-Vous êtes tout mon opposé. Du moins professionnellement, car la sincérité est la base de mon métier. Sans elle, je ne peux rien faire avec mes patients.
-C’est vrai.
-Dites-moi est-ce que vous aimez votre fonction?
-La fonction en tant que telle, je l’aime plus ou moins. Mais, puisque j’en tire énormément profit, je suis obligé de l’aimer.
-Tu en tires quoi comme profit?
-Outre le pouvoir qu’elle me confère, j’en tire bien d’autres avantages et une certaine notoriété. Ma famille et mes partisans en profitent aussi.
-Et vous, est-ce que vous aimez votre métier?
-Ah oui! Absolument! D’ailleurs, le moment où je suis le plus satisfait de moi est le soir quand je suis dans mon lit. Quand je repense à une intervention réussie que j’ai faite dans la journée, à une vie que je suis parvenu à sauver, je suis comblé de joie. Quand je revois l’image d’une personne arrivée à l’hôpital l’air maussade et en sortir le sourire aux lèvres, j’éprouve un immense bonheur.
-Mais moi aussi, je rends beaucoup de services à mes citoyens. Mais mon seul problème est que les gens ont tendance à ranger presque toutes mes bonnes actions du côté de l’opportunisme et des calculs minutieux. Ce qui n’est pas totalement faux. Mais je rends des services aussi de gaieté de cœur et avec amour. Je ne suis un monstre quand même. Je suis sensible aux maux de mon peuple
-C’est normal! Vous êtes élu pour le servir et non le contraire.
-Comme vous aussi, vous as été embouché pour soigner les malades.
-C’est vrai. Mais j’ai aussi ma propre clinique où je soigne certaines personnes démunies sans trop leur demander.
-C’est bien. Moi aussi je pense à créer une fondation pour venir en aide aux pauvres dans le pays quand je n’aurai plus la charge qui pèse présentement sur mes épaules.
– C’est une bonne chose. Dites-moi : qu’est-ce qui vous fait le plus plaisir dans le cadre de l’exercice de votre fonction?
-Euh…Beaucoup de choses, même j’ai du mal à vous les citer. Mais, grosso modo quand le peuple est content, je suis content. Le seul problème est qu’il est difficile à satisfaire
-C’est sûr! Cela ne doit pas être facile
-Mais les moments les plus difficiles sont quand les populations descendent dans les rues. Pendant ces jours-là, je ne dors que d’un œil, si tant est que je parvienne à m’endormir.
-Moi, j’ai le sommeil facile encore qu’il m’arrive d’avoir une insomnie de temps à autre. Dites-moi : est-ce qu’il vous arrive de penser à démissionner à cause de la complexité et de la difficulté de votre travail?
-Moi démissionner, non jamais, dit l’État, le sourire au coin de la bouche: « La fonction est certes difficile, mais elle est bonne et très plaisante. En plus, j’ai beaucoup de projets à terminer. » D’ailleurs même si je voulais démissionner mes proches s’y opposeraient fermement. Je les comprends…Je m’en tiens là. « À qui sait comprendre, peu de mots suffisent, » dit-il en se désopilant la rate avant d’ajouter : « C’est de Stendhal. »
-Merci de me l’avoir appris. En définitive, je sens, à la lumière de ce bref échange, que tout ce dont vous avez besoin est une tranquillité d’esprit et un examen de conscience approndi. Je vais te donner le numéro d’un grand expert qui pourra vous aider dans ce sens.
Sur ces mots, le médecin se leva et prit un pamphlet sur lequel était marqué le numéro de l’expert en question et le lui donna. Après cet instant, ils parlèrent de tout et de rien pendant une dizaine de minutes avant que l’État ne se levât, prêt à partir. Le médecin lui demanda de patienter un moment. Il entra dans un autre bureau et en sortit au bout de deux minutes avec une feuille qu’il lui remit en lui disant qu’il n’était pas tenu de lire ce qui y était noté sur place. L’État la prit alors et la mit dans sa poche, puis quitta le bureau. À peine était-il sorti de la clinique qu’il s’empressa de la sortir de sa poche et de l’ouvrir. À sa grande surprise, il y vit inscrit : “Mieux vaut une conscience tranquille qu’une destinée prospère. J’aime mieux un bon sommeil qu’un bon lit.” Victor Hugo.
Cette pensée le fit réfléchir si profondément qu’il resta coi devant le volant de son véhicule durant des minutes. Pendant ce temps, le médecin aussi réfléchissait sur la conversation qu’il venait juste d’avoir avec lui. Il dodelina de la tête en se disant: «Mais il n’existe pas de très, très grandes différences dans la manière de fonctionner des États d’un pays à un autre. Mais, sans vouloir porter un jugement de valeur sur eux, je me dis toujours que si chacun faisait son métier avec amour, sincérité et honnêteté, le monde irait beaucoup mieux. »
Après avoir longuement médité les mots de Victor Hugo, l’État, pour se donner bonne conscience se dit : « Ce médecin se considère ange et me voit démon. Il en a le droit. Mais il doit savoir que nous exerçons des fonctions qui n’obéissent pas à la même logique. De plus, il n’est jamais trop tard pour bien faire. L’essentiel est d’avoir l’humilité de reconnaitre ses erreurs et d’avoir le courage de recommencer. Je dois faire un certain travail sur moi avant de contacter le spécialiste. Cette pensée de Victor Hugo doit éclairer le chemin qui me reste à parcourir. Demain sera un autre jour. »
Bosse Ndoye
Montréal
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Auteur de : L’énigmatique clé sur l’immigration; Une amitié, deux trajectoires; La rançon de la facilité
Pas mal mais le rire d’un médecin ne peut jamais être sardonique.
Devant un tel patient, le praticien de l’art de guérir peut exprimer un rictus goguenard voire sarcastique.
Le rire sardonique, c’est l’Etat qui la fait et non le medecin
amna solo
wax dji Diar na yonn et amno solo