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[Clash d’idées: les universitaires et le journaliste] Lettre à Latif: Non Grand, ce n’est pas un «vrai faux débat»! Pr Ndiaga Loum, Université du Québec en Outaouais (UQO)

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Le débat politique au Sénégal est piégé. C’est très peu dire. Les intellectuels évitent le débat de plus en plus pour ne pas tomber justement dans le choix manichéen du pour ou contre le régime de l’alternance, pour ou contre Wade, pour ou contre le fils de son père. Le manichéisme est rarement intelligent, je comprends que ceux qui sont payés tous les 15 jours ou tous les mois pour réfléchir, répugnent à se laisser piéger dans le débat manichéen. En réponse au Pr Diouf dans la Gazette (article titré «Pr Diouf, vous posez un vrai faux débat», consulté le 12 août 2010 dans le site dudit journal), mon grand frère et ami Latif tombe lui-même dans ce piège manichéen. Grand, je te sais assez intelligent pour ne pas tomber dans l’illogique perverse de l’intellectuel de la rue qui crie son slogan : pour ou contre. Je dis souvent à mes étudiants que le slogan est à la pensée ce que le défilé militaire à la danse. Ma surprise est d’autant plus grande que te connaissant, elle a vite viré à la déception. Non Grand, le débat sur le projet de dévolution monarchique du pouvoir ne se pose pas uniquement en ces termes d’une équation mathématique primaire assimilable à la minable logique «de 2 choses l’une» : pour ou contre. Non! Dix mille fois non!

On peut aussi l’analyser, l’expliquer, essayer de le comprendre pour disséquer tous les éléments constitutifs de son processus de maturation. Ce faisant, l’on découvrirait et admettrait que la presse de notre pays a, certes par inadvertance, participé à ce processus en portant le fils de son père à un niveau de médiatisation sans commune mesure avec ses mérites personnels. Le problème que pose le Pr Diouf est beaucoup plus profond que cela. Et les spécialistes de l’analyse du discours politique comme médiatique y trouveront tous les paramètres requis pour conclure à la fabrication d’un personnage public qui aurait mérité comme seule réplique médiatique, le mépris qu’il applique à l’endroit de ses co-citoyens si tant est que ce dernier mot est juste pour son cas. Ce n’est d’ailleurs pas qu’au Sénégal que les médias participent sans s’en rendre compte vraiment, à la fabrication d’un personnage politique ou public. La presse française a assumé cette assertion en ce qui concerne la légitimation médiatique de la candidature de Ségolène Royale, en retournant par la suite l’accusation sur les instituts de sondage. Au Québec, les travaux de la communication politique d’Anne-Marie Gingras et Elisabeth Gigendil démontrent à suffisance comment l’actuel Premier Ministre du Québec est passé par le biais des médias et des sondages comme un personnage supposément actif de la scène politique québécoise alors qu’au même moment, il exerçait des fonctions ministérielles au niveau fédéral. Sa reconversion dans le champ politique provincial a été facilitée par une médiatisation indue mais provoquée par les stratèges commis au service de son projet.

Le fils de son père n’a peut-être pas les mêmes génies communicationnels pour prétendre avoir manipulé à distance et à contretemps les médias, mais dans le cas d’espèce, on peut dire que ce sont les médias nationaux qui se sont eux-mêmes pris au piège. Une analyse rigoureuse des titrailles en comparaison au contenu des articles consacrés au fils de son père démontrent à suffisance qu’on pouvait se passer d’un tel traitement médiatique. C’est tout ce que voulait dire le Pr Diouf.

Grand Latif, ton combat dans la dénonciation du projet monarchique est salutaire, ma conviction est qu’elle est partagée par la majorité des intellectuels (au sens étymologique du terme qui renvoie à l’intelligence), je veux dire ceux qui ont pour seule source de revenus l’exploitation de leurs connaissances et comme seul modèle de référence et de légitimation dans le champ de production scientifique, le jugement éclairé de leurs pairs. Mamadou Diouf en fait partie. Il faut donc se hisser à son niveau d’analyse pour décrypter le sens de son message lorsqu’il prend les journalistes comme responsables en partie, mais seulement en partie (nous nuançons ici la conclusion de notre collège Diouf tout en partageant le fond) de l’ascension politique du fils de son père dans l’imaginaire populaire. Je dois enfin à la vérité de te dire Grand, que bien avant que le père le dise, Mamadou Diouf avait déjà affirmé au cours d’une conférence aux États-Unis (si mes souvenirs sont exacts) que le fils de son père était «une création des médias ». À l’époque d’ailleurs, cela avait fait sortir de ses gonds ton collègue Souleymane Jules Diop pour réfuter une telle «accusation». Ses arguments n’étaient pas loin des tiens et je pense qu’ils procèdent de la même incompréhension du vrai sens des propos du Professeur Diouf. En évoquant ici Jules, j’ai le souci de rapprocher son combat du tien, et pour cela, le peuple vous doit reconnaissance et hommage. Si jamais le projet de dévolution monarchique échoue, vous auriez été au premier rang de ceux qui l’ont empêché, pour l’avoir combattu mieux que les mécanismes traditionnels de contestation politique que sont les partis politiques. Est-ce d’ailleurs un hasard si vous êtes aujourd’hui les cibles désignées du pouvoir?
Si, d’ailleurs, on vous traite d’opposants, vous ne devriez guère vous en offusquer, la nature a horreur du vide. L’opposition tatillonne, brouillonne et poltronne a déserté le terrain, vous (Toi, Jules et d’autres) l’aviez conquis dans l’étalage quotidien et courageux de vos mérites professionnels, en vous substituant à ces canaux traditionnels de contestation, pour prendre en charge et relayer les angoisses et les mécontentements d’un peuple à la recherche de son meneur. Votre combat survient ainsi à un moment crucial de l’histoire politique de notre pays comparable à ce que je nommais (dans mon livre, Les médias et l’État au Sénégal : l’impossible autonomie, L’Harmattan, 2003) le «contexte de démocratie consensuelle» vécu entre 1994 et 1998, où ce même peuple, orphelin de son «opposant» historique dompté par le silence de l’entrisme, n’avait que la presse indépendante pour partager et dénoncer son sort. Je sais Grand que toi et les autres susnommés, n’êtes pas seuls dans le combat au niveau de la presse, mais vous en êtes le symbole le plus éclatant : je m’amuse souvent à comparer la ligne éditoriale du journal Le Quotidien à ce que fut celle de Sud Quotidien dans les années 90 face aux dérives du régime socialiste d’alors.

Grand, ce qui fait vraiment mal, c’est que le Sénégal, en dépit de son histoire politique que d’aucuns ont nommé le « remarkable succes story» (Cruise O’Brien), en soit ramené aujourd’hui, par la honte d’un projet de dévolution monarchique du pouvoir, à être comparé au Togo d’Éyadéma et au Gabon de Bongo. Te souviens-tu Grand, lors de notre dernière rencontre au mois de décembre 2009, à l’aéroport Charles de Gaule, nous étions tous les deux en transit, toi pour Toulouse, et moi pour Lausanne en Suisse; et je te disais que j’y allais comme membre d’un jury de thèse de doctorat en science politique soutenue par un étudiant Togolais à l’Université de Lausanne. Au cours de cette soutenance, l’étudiant Togolais regardant dans les yeux les membres du jury et surtout moi, disait que «comparativement au Togo, le Sénégal était un paradis». J’étais bien sûr fier sur le coup, mais mon sang n’a fait qu’un tour avant que je me pose en mon for intérieur cette question : mais de quel Sénégal il parle? Celui où le président élu en 2000 conseillait quelques années plus tard au fils d’Éyadema de se présenter aux élections avec l’assurance de les gagner grâce à l’armée et l’argent? On est tombé bien bas, j’en suis triste, comme toi, comme Mamadou Diouf et bien d’autres qui en souffrent sans avoir toujours comme nous le privilège de l’accès à la médiatisation publique pour l’exprimer. D’autres sont gagnés par le dégoût, l’indignation, la résignation et ne veulent plus intervenir.

C’est vraiment ne pas prendre en estime les Sénégalais, de n’avoir aucune considération pour la qualité singulière de leur legs historique et politique que de penser un seul instant se faire remplacer par son fils à la tête de l’État. L’auteur de ce projet mérite une opposition farouche à la hauteur de son affront au peuple démocratique, tu le fais avec honneur et rigueur, aujourd’hui comme hier face à d’autres ennemis de l’intérêt public. Quant au principal bénéficiaire de ce projet, le mépris même médiatique serait la meilleure attitude à lui servir à mon humble avis, à la place d’une sur-médiatisation de ses moindres actes et même de ses silences. De toutes les façons, le fils de son père est son propre adversaire, son équation est à tous les points de vue insoluble : comment se faire aimer des Sénégalais quand on ne leur ressemble pas culturellement a fortiori, ne parle aucune de leurs langues et qu’on est obligé de s’adresser à eux par le médium naturel de l’ancien colonisateur avec la même attitude hautaine et méprisante qui renvoie à celle du chef des indigènes? J’entends encore ce lamentable numéro de communication : «le pouvoir ne s’hérite pas, il se mérite». Mais le charisme d’antan du père ne s’hérite pas, sa proximité culturelle avec les votants, non plus; or, donc, dans la conquête des suffrages populaires, il est de ces mérites précieux que ne décerne aucune école de formation et que ne remplace aucune signature même passée sous les calques d’un texte constitutionnel.

Je me trompe peut-être. Mais, Grand Latif, je ne voudrais point que la presse dont tu es un de ses plus illustres représentants, occulte sa part de responsabilité dans cette affaire. Je comprends ton réflexe auto protectionniste de ta profession, mais le propos du Pr Diouf mérite un décryptage plus subtil, et je te sais capable de t’élever à la dignité de cette réflexion pour «désubjectiviser» ce débat qui n’est pas «faux», loin s’en faut. La presse est peut-être le seul secteur d’activités au monde qui se donne le devoir de parler de tous sans donner aux autres la possibilité de le faire en ce qui la concerne. Le débat de la responsabilité de la presse dans la «fabrication de l’image politique du fils» posée par Mamadou Diouf n’est pas un «vrai faux débat» comme tu l’affirmes, Grand. Il est un vrai débat sur la responsabilité de la presse, en autant que tu admettes comme Francis Balle (Médias et Sociétés, 1988) que cette invitation à la «responsabilité» n’est pas en soi une entrave à la liberté, bien au contraire, elle peut être l’authentique expression d’une liberté positive.

Oui, Grand, dans la médiatisation du fils de son père, la presse a sa part de responsabilité, parce qu’en traitant de tous ses actes et même de ses silences, elle a fini par en faire un personnage public dont il s’est saisi par la suite, sans génie d’ailleurs, pour se tailler indument un manteau de présidentiable. En discutant avec certains de mes anciens étudiants du CESTI et de l’ISSIC, j’ai souvent entendu cette réplique à mes complaintes : «la presse est libre d’organiser la discussion, d’en déterminer les thématiques et de choisir ses acteurs». Certes! Cette réponse qui exhale les odeurs d’un réflexe d’auto-défense professionnelle comme tu le fais à l’endroit de l’assertion du Pr Diouf, n’est qu’un aveu de ce que démontrent toutes les études empiriques : la presse fixe dans une certaine mesure l’agenda du jour. Et bien, voilà une liberté assumée qui ne fait, en fait, que renforcer la part de responsabilité de la presse dans la fabrication de l’image publique et politique du fils de son père. Il est trop fréquent aujourd’hui que la prétendue liberté de la presse soit seulement une forme de l’irresponsabilité sociale. Et me viennent en souvenir les mots de Balle : «La presse doit savoir que ses erreurs et ses passions ont cessé d’appartenir au domaine privé pour devenir des dangers publics. Si elle se trompe, c’est l’opinion qu’elle trompe. Il n’est plus possible de lui accorder, comme à chacun, le droit à l’erreur ou celui de n’avoir qu’à demi-raison» (Balle, cité supra).
Voilà Grand, le vrai et non faux débat qu’a voulu poser le Pr Diouf en stigmatisant la responsabilité de la presse dans le traitement médiatique du problème du fils de son père. Si tu es prêt à continuer ce débat, il ne faut pas hésiter. En attendant, j’opine du bonnet comme le faisaient les docteurs de la Sorbonne pour marquer leur approbation à une idée émise par un de leurs collègues, pour tout ce que tu fais en patriote distingué aux fins d’empêcher la réalisation du projet «funeste» de dévolution monarchique du pouvoir.
Amitiés!
Ndiaga

Pr Ndiaga Loum, Université du Québec en Outaouais (UQO)
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