Le représentant du gouvernement allemand à Saint-Pétersbourg ne cache pas sa satisfaction. Grâce à son intervention, Marie Haase, une jeune Berlinoise employée dans une maison de passe en Russie a pu échapper aux hommes qui l’y avaient envoyée et rentrer en Allemagne.
L’histoire n’est pas toute récente. Elle date même de 1862. Le haut fonctionnaire fera une belle carrière puisqu’il s’agit d’Otto von Bismarck (1815-1898) en personne. Les démarches du futur chancelier du Reich pour libérer sa jeune compatriote sont présentées dans une exposition qui vient d’ouvrir ses portes au Centre judaïque de la nouvelle synagogue de Berlin.
Intitulée « Le Billet jaune » (Der Gelbe Schein), cette exposition présente un aspect souvent passé sous silence de la mondialisation de la fin du XIXe siècle : le trafic de jeunes filles. Qu’elles s’appellent Sophia, Olga, Maria, qu’elles soient russes, polonaises ou prussiennes, leur histoire est toujours la même. Nées dans des familles modestes, elles se voient proposer un emploi de domestique, de vendeuse ou de danseuse loin de chez elles, souvent à l’étranger, par un généreux inconnu qui leur avance même les frais du voyage.
Une fois sur place, le piège se referme. Les hauts lieux de ce trafic sont les ports. Ces jeunes filles n’ont jamais vu Paris, mais ont été envoyées à Hambourg, Odessa, Saint-Pétersbourg, Constantinople, Trieste, Alexandrie, Bombay ouBuenos Aires. Nombre d’entre elles étaient juives. Notamment parce que, dans la Russie tsariste, être prostituée – et donc détenir le billet jaune délivré par les autorités sanitaires, qui leur permettait d’exercer – était souvent pour elles la seule façon de quitter les campagnes, où les familles juives étaient assignées à résidence.
400 000 PROSTITUÉES EN ALLEMAGNE
L’exposition, qui repose essentiellement sur quinze biographies, est à la fois intéressante et émouvante. Le petit catalogue qui l’accompagne indique qu’au début du XXe siècle, le nombre de prostituées en Allemagne se situait, selon les estimations, entre 330 000 et 1,5 million, soit de 3 % à 15 % des femmes âgées de 15 à 40 ans. Malheureusement, l’exposition ne couvre que les années 1860-1930 alors que tout indique que le phénomène perdure, particulièrement en Allemagne, où la prostitution est légalisée depuis 2001. Selon le ministère de la famille, le pays compterait aujourd’hui environ 400 000 prostituées (en France, le nombre avancé est de 20 000 à 30 000), dont plus de la moitié seraient des étrangères, essentiellement venues d’Europe de l’Est, sans titre de séjour et donc sans autorisation de travailler.
Berlin abrite officiellement environ cinq cents « bordels », dont le célèbre Artemis, qui se vante d’être « le plus grand bordel d’Allemagne » et n’hésite pas à s’afficher – en très grand – sur les bus berlinois. Selon son site Internet, en neuf langues, il héberge une petite centaine de prostituées. Tarif d’entrée : 80 euros la journée, sauf pour les retraités et les chauffeurs de taxi, qui paient demi-tarif le dimanche et le lundi ! Alors que l’objectif de la loi était de régulariser cette activité pour mieux la contrôler, les résultats semblent pour le moins mitigés. La guerre des gangs que se livrent de nouveau, à Berlin, deux bandes rivales, les Hells Angels et les Bandidos, rappelle que ceux qui se font passer pour de flamboyants rockers sont en fait des voyous spécialisés dans le commerce de la drogue, la sécurité des boîtes de nuit mais aussi les réseaux de prostitution.
Si, en France, Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, envisage d’interdire la prostitution, c’est au contraire un gouvernement de gauche qui, en Allemagne, a légalisé celle-ci.
A l’époque, les Verts allemands envisageaient même d’organiser des formations avec diplôme à la clé. Autre signe de la tolérance des Allemands en la matière : depuis quelques jours, Detlef Uhlmann, qui, pendant trente ans, a dirigé le Bel Ami, considéré naguère comme « le plus chic établissement de Berlin », parade dans lesmédias pour présenter son autobiographie. Champagne, argent… A l’entendre, tout n’était que bonheur pour la vingtaine de jeunes femmes qui travaillaient pour lui. Ironie du sort : condamné en 2009 à trois ans et neuf mois de prison pour dissimulation fiscale, l’ex-roitelet de la nuit berlinoise doit rentrer dormir chaque soir en cellule à 21 h 30. Grandeur et décadence.
L’attitude des Allemands est d’ailleurs peut-être en train de changer. Le boulet que traîne l’assureur ERGO le prouve. En 2007, pour récompenser ses meilleurs vendeurs de police d’assurances, cette filiale de l’assureur Munich Re n’avait rien trouvé de mieux que de les inviter à une partie fine dans les célèbres bains Gellert de Budapest réservés pour la circonstance. A leur disposition pendant quatre heures, quarante hôtesses et vingt prostituées reconnaissables à la couleur de leur bracelet. Selon plusieurs témoignages, un homme tenait les comptes et affichait le nombre de prestations fournies sur les bras des prostituées.
Etonnamment, l’affaire ne fut révélée par la presse qu’en 2011. Depuis, c’est l’hallali. Ces derniers jours, de nouveaux détails croustillants ont été rendus publics et les services de communication de l’assureur, qui ne savent plus comment gérer « l’après-Budapest », reconnaissent que « rétrospectivement, c’était une erreur ». Ce qui était une pratique admise dans les années 1980 et 1990 est devenu « politiquement incorrect ».
Frédéric Lemaître